Un agent double pas comme les autres : «Garbo», un roman de Guillaume de Fonclare

Avec «Garbo», son quatrième livre et son premier roman, Guillaume de Fonclare continue le cycle de ce que nous avions déjà appelé à une autre occasion une variation en tonalité majeure sur le thème essentiel qui habite son univers narratif et nourrit ses protagonistes : celui du no man’s land mortifère où errent ses héros en vrais alchimistes voulant transformer l’instantanéité douloureuse en frêles pépites d’espoir arrachées à la souffrance omniprésente. Cet exercice s’impose à nouveau à nous comme une évidence, nous aidant à entrevoir sous sa plume frissonnante la mesure avec laquelle ce tragique tente à nouveau à distiller le destin des hommes. Sauf que, cette fois, il s’agit d’un héros pas comme les autres. Franchissant la frontière de l’Histoire pour s’avancer à grands pas vers la légende, se débarrassant de son identité civile, celle de Juan Pujol García, pour revêtir celle de Garbo, le plus grand agent double de la Seconde guerre, le personnage de Guillaume de Fonclare ambitionne de vivre «trois vies d’homme», refuse de se contenter à griffonner sa vie et veut construire à force d’imagination et de volonté une vie entière, «un roman total » comprenant « de ligne en ligne tout ce qui fait un homme à tous les instants de sa vie». Précisons que l’Histoire – dont nous pouvons affirmer que l’auteur a toujours su s’en inspirer –, joue ici en faveur : nul doute sur l’existence réelle de son personnage, sur son parcours exceptionnel, ses photos imprégnées de son expression légèrement mystérieuse en sont la preuve.

Mais ces détails suffisent-ils pour autant à reconstituer le récit d’une vie et encore plus celui d’une légende ? Pour Guillaume de Fonclare, il s’agit cette fois d’un exercice plus élaboré que celui de ses précédents livres, et qui consiste à convoquer pour l’occasion le genre romanesque et opter pour un texte écrit à la première personne, en style direct et à caractère testamentaire, supposé avoir été adressé par écrit vers la fin de la vie de son héros à l’intention de son petit-fils Jorge. Le ton est ainsi donné. Il est à la mesure de l’aventure contenue dans ces pages distillant une mémoire bien gardée dans des pages reliées et enfermées «dans la souplesse d’un cuir de chevreau» au milieu des grands noms de la bibliothèque paternelle. Refusant toute « mystique de la hiérarchie » dans la qualité élective de ses héros – pour reprendre ici une formule de Gaston Bachelard –, et choisissant de nous parler d’un héroïsme sans fioriture, lumineux, mais ferme et nourri de la conviction en la juste cause du combat contre la barbarie nazie, l’auteur postule dès le début le crédo de son héros. «Mes convictions d’alors – écrit-il au nom de Juan Pujol – étaient de celles qui fondent une conscience morale». Il prend le soin de compléter quelques lignes plus loin le fond de sa pensée, en précisant qu’il s’agit de «l’absolue interdiction d’attenter à la vie d’autrui». C’est autour de ce postulat que va se construire la vie de Juan Pujol dans l’Espagne des années ’30, celle du coup d’Etat du général Primo de Rivera, de Franco et de le guerre civile, en l’obligeant de passer d’un camp à l’autre avec le candide espoir d’échapper à l’obligation de commettre l’irréparable.

Au moment où la Guerre mondiale embrase le monde, il est devant un choix encore plus capital : se contenter de sa vie de famille, de son exploitation, de «la douce perspective d’un vermouth vespéral dégusté sur la petite terrasse de (sa) maison catalane» ou participer à sa façon au combat des Alliés contre l’Allemagne nazie. C’est ainsi qu’il imagine et monte de toute pièce le projet de devenir agent double, un projet tellement fou que personne ne prend au sérieux au début. Qui arrivera-t-il à convaincre en premier, les Anglais du MI6 ou les Allemands de l’Abwehr ? Ce sont les Allemands qui seront prêts à miser sur son supposé réseau de Londres pour leur fournir des informations de haute importance. Ce n’est qu’en apprenant cette perspective que le MI6 accepte de le rencontrer et que son aventure commence au sein d’une cellule de contre-espionnage londonienne qui va monter de toute pièce la plus incroyable action de désinformation de la Seconde Guerre. Cyrill Mills, le chef de cette cellule, grand cinéphile, lui choisit le nom de code «Garbo», évoquant la Divine Greta Garbo. Pujol devient donc «Garbo», «le plus grand acteur de tous les temps, le plus extraordinaire espion que la terre ait porté, jouant (son) auguste rôle dans le film terrible de la Seconde Guerre mondiale» qui va décider même du sort du débarquement et, donc, de la victoire des Alliés contre le troisième Reich.

Comment une telle manipulation eut-elle la chance de réussir dans une période de totale méfiance et surtout marquée par la prudence de la guerre ? Le génie de Garbo reposa sur son incroyable capacité d’inventer des vies, des existences tellement réelles et noyées dans l’abondance des anecdotes qu’elles ont fini par prendre la place de la vérité, du réel, et devenir ainsi la copie d’une indéniable illusion. Sa cellule finit par recruter de manière fictive un nombre de 24 agents, tous des chimères issues de son imagination, formant un réseau qu’il façonna avec le temps, décidant de leurs agissements et même de leur existence, en les mettant au-devant de la scène ou en les faisant même disparaître au bénéfice de la crédibilité du fonctionnement de son entreprise. Dans ce jeu implacable, même sa propre identité et son existence sont mises en cause et finissent par passer de l’autre côté du miroir.

En ce sens, Garbo est un artisan avant l’heure du concept des mondes possibles, de la propension d’une forme de réel sur une autre, de la perpétuation par le biais du récit narratif d’une illusion qui s’insinue à la place du fait authentique jusqu’à tronquer complétement ses repères. Faire croire aux Allemands à coup de renseignements provenant des agents imaginaires que le débarquement aura lieu à Calais et non pas en Normandie, y compris lorsque celui-ci a déjà commencé relève du plus incroyable exploit de désinformation de l’Histoire contemporaine. Sans doute, ce jeu touche de près l’obsession voire la schizophrénie, Garbo le ressent à ses dépens, sacrifiant sa santé et sa vie de famille, à tel point que, pour s’en débarrasser, il s’essaie plus tard à l’écriture, à « mettre en prose (son) imagination extraordinaire » pour chasser les fantômes qui ont si longtemps peuplé son esprit. L’échec est total et immédiat, il est incapable de se défaire de ses chimères qui sont plus vivantes que jamais: « mes personnages à moi – écrit-il – ne sont pas de papier, ils ont pesé sur le sort des hommes comme aucun héros de roman ne l’a jamais fait ».

En nous confiant l’histoire de Garbo et en nous abandonnant à une narrativité qui se détache du romanesque par son excès, l’auteur postule ainsi l’existence d’une forme encore plus insidieuse que la fiction littéraire, celle de la réel-fiction pour qui «l’illusion de la vie» repose sur l’adhésion des lecteurs d’hier et d’aujourd’hui aux faits racontés. Cette double invitation s’adresse aussi à nous. Elle promet de nous ravir car ce héros continue à l’abri du temps de nous surprendre par son extraordinaire image que sa mémoire couvre de son ombre. Dans ce jeu, il se réserve les meilleurs parts, celles du silence, de l’oubli et de l’imagination. Il nous revient à nous à faire le tri par le biais de la lecture de ce livre passionnant et magnifiquement bien écrit qui nous fait découvrir une fois de plus le grand talent d’écrivain de Guillaume de Fonclare.

Dan Burcea

Guillaume de Fonclare, Garbo, Éditions Stock, avril 2017, 232 p., 18 euros.

 

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