Interview. Vincent Engel : « La fiction est aussi ce qui nous permet d’échapper à l’unicité du réel »

L’écrivain belge de langue française Vincent Engel fêtait le 20 septembre 2013 ses 50 ans.

Peu avant, il a eu la gentillesse de nous accorder cet entretien.

Professeur de littérature contemporaine à l’Université catholique de Louvain et d’histoire contemporaine à l’Institut des hautes études des communications sociales de Bruxelles, il conjugue son travail pédagogique avec celui d’écrivain, en naviguant avec aisance du domaine de la théorie littéraire et de l’essai à celui de la fiction comprenant à la fois des pièces de théâtre, des nouvelles et des romans.

Ses cours universitaires sont à l’image de cette diversité thématique en allant de l’histoire des idées aux formes littéraires et de l’analyse des formes fictionnelles à l’histoire de la littérature contemporaine. On y retrouve des idées chères au professeur Vincent Engel : le besoin de scruter l’Histoire pour y déchiffrer le sens même de la condition humaine, avec, comme point central, le paradigme camusien de l’homme révolté ; le rapport entre réel et fictionnel dans la transmission de l’expérience individuelle et collective, surtout dans des situations extrêmes comme celles des camps de concentration ; l’analyse approfondie des œuvres littéraires, avec une préférence pour le roman, afin d’en identifier les configurations historiques, sociales, culturelles qui l’ont vu naître.

Quant à son œuvre de fiction, récompensée par plusieurs prix littéraires, celle-ci reflète la même soif d’approfondir les secrets de l’être humain, en interrogeant son territoire le plus intime: son humanité. C’est dans cette perspective que l’auteur convoque ses personnages en les invitant à répondre à des questions liées à la fois à leur identité et à leur capacité d’accomplir leur devoir d’hommes déchirés entre amour et haine, entre violence et paix, entre dignité, lâcheté et faiblesse.

Impossible, dans ces conditions, de survoler d’un seul trait une œuvre d’une telle ampleur, et d’en dénicher les secrets[1].

Vous êtes aujourd’hui une des voix majeures de la littérature belge francophone, un écrivain en pleine maturité créatrice. En ce mois anniversaire, que pourrions-nous souhaiter au professeur et à l’écrivain Vincent Engel?

Je vais avoir cinquante ans dans quelques jours. J’ai toujours détesté les anniversaires. Mais depuis quelques jours, plutôt que de nourrir des pensées sombres sur cette date charnière et sur le temps qui file, j’ai décidé de prendre un parti radical : cela ne me concerne pas. Je reprends à mon compte ce que mon personnage Asmodée Edern (un personnage immortel qui traverse plusieurs de mes romans) dit du temps : c’est une notion surfaite. Je n’ai pas cinquante ans, ou alors c’est encore un âge d’enfance. Plutôt d’adolescence. J’ai commencé à vivre vraiment et pleinement à 18 ans. Je pense que le compteur s’est arrêté à cette date. Donc, si vous voulez me souhaiter quelque chose : de mourir à 18 ans, dans de très, très nombreuses années.

Vos multiples activités vous obligent à mener de front plusieurs métiers dont ceux de professeur de littérature et d’écrivain. Comment arrivez-vous à les conjuguer, tout en gardant la césure nécessaire à la liberté exigée par chacun d’entre eux?

Si j’avais ouvert une pizzeria, ou si je me transformais en plombier durant le week-end, on pourrait dire que j’ai plusieurs métiers. Mais fondamentalement, que je donne cours, que j’écrive, que je collabore à l’écriture de spectacles avec Franco Dragone, je ne fais qu’une seule et même chose : faire réfléchir en racontant des histoires. Cela dit, c’est vrai que l’agenda est parfois un peu difficile à gérer. Il faut être très organisé, très structuré. Être capable aussi de passer d’une tâche à l’autre, parfois dans la seconde. Comme un processeur multi-tâche.

En parlant de liberté créatrice, arrêtons-nous un instant à votre affirmation : “C’est la fiction seule qui m’intéresse. Elle est porteuse de toutes les libertés. Elle peut dire plus de choses que les essais, si pointus soient-ils”.

Doit-on envisager l’écriture comme un acquis de la liberté?

J’ai consacré un essai à la fiction[2]. Je pense qu’on a une idée très fausse d’elle. On pense qu’elle est un mensonge, une invention. La fiction, c’est le seul rapport que nous pouvons avoir avec une réalité passée et, par définition, définitivement hors de portée. Le réel est immédiat, c’est-à-dire qu’il se vit dans l’instant et qu’il est sans médiation. Dès que nous parlons du réel, nous ne sommes plus dans le réel dont nous parlons. Il est passé, il n’existe plus qu’à travers du discours que nous construisons sur lui. Dix personnes ayant vécu le même événement pourront construire dix discours à ce point différents que leurs auditeurs auront l’impression qu’il s’agit de dix événements différents. C’est donc une liberté mais une liberté qui – comme toutes les vraies libertés – engage une fameuse responsabilité.

Par ailleurs, la fiction est aussi ce qui nous permet d’échapper à l’unicité du réel. Il n’y a qu’une réalité, nous ne sommes que ce que nous sommes. Je ne serai jamais une femme (et je ne parle pas de chirurgie), ou Steve Jobs, ou Blanche-Neige. Par contre, grâce à la fiction, je peux imaginer, vivre (autant que faire se peut) les vies que je n’aurai pas eu l’occasion de vivre. L’écriture, et la fiction, sont un accroissement des possibles. La phrase qui définit le mieux cela vient d’un opéra de Purcell, dont le livret a été écrit par Nahum Tate : Dido & Aeneas. Cette phrase dit : « Remember me but forget my fate. » C’est l’air magnifique de Didon quand elle meurt. Qu’est-ce que cela veut dire ? Comment peut-on se souvenir de quelqu’un en oubliant son destin ? C’est que, justement, le destin est une sclérose. Didon n’aura été que ça : une reine quittée par son amant. Mais elle aurait pu être mille autres Didon. Par la mémoire, nous pouvons offrir aux autres, morts ou vivants, les vies qu’ils n’auront pas vécues. Et à nous aussi.

Beaucoup de critiques ont pourtant remarqué que cette liberté, dont vous faites l’éloge, rime toujours chez vous avec une rigueur absolue quant à la construction narrative et à la création de vos personnages. Permettez-moi de vous poser donc tout simplement la question : comment écrivez-vous ?

Comme je viens de l’écrire, la liberté est une responsabilité. Je ne crois pas aux écrivains qui disent qu’ils se mettent à écrire sans savoir où ils vont. Peut-être ne veulent-ils pas le mettre par écrit, le « conscientiser », mais le roman qu’ils s’apprêtent à écrire est là, structuré dans leur esprit. Le réel est chaotique ; la fiction est une mise en ordre, une mise en perspective. Il faut donner du sens au désordre, à l’absurde. Même si ce sens est une illusion. Et le sens, c’est aussi (et d’abord) une forme, une structure.

Avant de commencer à écrire un roman, je dois donc le préparer. Cela me prend parfois un an, parfois vingt-cinq. J’ai écrit cet été (en tout cas commencé à écrire, car il sera plus long que je ne le pensais) un roman dont je nourris le projet depuis 1987. J’ai déjà écrit des nouvelles, une première version du roman, et là, j’ai recommencé tout. J’ai effectué mes recherches, dressé mon plan durant l’année académique, parce que je ne peux écrire que durant l’été, pendant les vacances. Alors, quand je me retrouve devant mon carnet, stylo à la main, je ne peux pas me permettre de me dire : « Bon, maintenant, qu’est-ce que je vais écrire ? » Il faut que cela soit prêt. Alors, je peux me concentrer sur une partie essentielle : l’écriture, le style.

Vous avez déclaré: « Ma langue maternelle était le silence ». Peut-on dire aujourd’hui que votre œuvre littéraire est une revanche contre ce silence, un silence finalement rompu ?

Certainement. La traduction allemande de mon roman Oubliez Adam Weinberger est justement Weinberger’s schweigen, Le silence de Weinberger. Je reste hanté par la dernière nuit de ma mère, pendant laquelle elle m’a parlé, longuement… mais elle était tellement affaiblie par la maladie que je n’ai pas compris la moindre syllabe… Et j’ai revécu la même chose à l’agonie de mon père. Donc, oui, ce que j’écris est une revanche contre ce silence, mais pas une victoire ; je ne saurai jamais ce que ma mère, ce que mon père a voulu me dire en partant. Je les connais assez pour deviner ; mais il y aura toujours ce manque, ce doute. C’était peut-être la pire des banalités, ou la clé de l’éternité. Ou tout simplement, et plus fondamentalement, une clé d’amour et de sérénité.

Vos propos sur votre enfance et sur la relation avec votre père, nous conduisent à un des thèmes essentiels de votre littérature, celui de l’identité, en occurrence de l’identité juive, tel que vous le traitez dans votre roman Oubliez Adam Weinberger.

Mon père était un Juif totalement athée. L’arrière-grand-mère de ma mère est une juive convertie, mais mon père a refusé que ma mère se (re)convertisse au judaïsme, parce que la religion n’avait aucune importance pour lui.

Pour moi non plus. J’ai été élevé dans des écoles catholiques, mais je me sens profondément juif, philosophiquement et moralement. Nos enfants n’ont eu aucune éducation religieuse ; étrangement, et l’un et l’autre s’identifient, en grande partie, comme juifs.

Ce qui me touche dans cette identité, c’est tout le contraire de ce qui fonde la politique d’Israël aujourd’hui : le refus radical de tout nationalisme, un attachement à la spiritualité plus qu’à la matérialité, la certitude qu’on peut tout perdre du jour au lendemain, devoir tout quitter, sans perdre pour autant son âme et son identité. Mais je n’aime pas le repli identitaire, le fanatisme religieux. Pour moi, le judaïsme n’est pas une religion.

Un autre thème essentiel de votre univers romanesque est votre amour pour l’Italie dont la saga romanesque Retour à Montechiarro, dévoile les secrets. En poursuivant le destin de cinq générations de femmes qui se battent pour vaincre la malédiction de la violence des hommes et les ravages de l’Histoire, vous construisez un roman qui élève la condition de ces personnages à la hauteur de la destinée universelle de toute l’humanité happée par la “voracité stupide des hommes”: c’est un roman fait de nos faiblesses et de nos blessures, où se joue tout notre destin.

J’ai écrit ce roman en même temps que je mettais au point le cours que je donne à l’Ihecs, sur l’histoire de la révolte et des révolutions. Mais c’est aussi un roman qui trouve ses racines dans un morceau à la guitare solo de Sting, « St Agnes and the burning train ». C’est vraiment ce morceau qui m’a donné la structure globale du roman, et le noyau narratif. Ceci pour dire que, si j’ai toujours des idées au cœur de ce que j’écris, il y a une part essentielle d’instinctif, de sensitif.

C’est vrai aussi que ce roman est centré sur les femmes. L’orgueil démesuré des mâles m’a toujours fait horreur. Leur aveuglement, leurs certitudes sanglantes. Leur soif du pouvoir. Nous sommes restés très proches des primates, par certains côtés.

Dans ce même roman, un de vos personnages, Sébastien Morgan, photographe belge, aide la jeune Laetitia à rompre la malédiction de sa famille. C’est un homme plein d’humanisme, clairvoyant. Or, il se trouve que vous avez publié déjà un de vos livres, La vie oubliée, sous ce pseudonyme. Devrions-nous deviner la présence de vous-même derrière ce personnage?

Sébastien Morgan est l’oncle de Baptiste Morgan, le nom que j’ai effectivement utilisé pour publier 3 romans (La vie oubliée, mais aussi Mon voisin, c’est quelqu’un et seulement au Québec L’art de la fuite). Baptiste est le personnage central de mon premier véritable roman. Il me ressemblait beaucoup, et pas tellement pour les éventuelles qualités (qui restent à trouver…) : jeune universitaire, rêvant de devenir écrivain, un peu coincé sentimentalement… Ce roman n’a pas été et ne sera jamais publié, mais j’ai gardé un attachement pour le personnage (d’autant qu’il est né en même temps qu’Asmodée Edern), et je l’ai donc gardé comme tel, en lui donnant toute une généalogie qui remonte à Népomucène Ruspin, le protagoniste de mon roman Les Angéliques, à la fin du XVIIIe siècle. Sébastien Morgan est son oncle.

Comme il est écrivain, je lui ai permis de publier certains de ses livres… Plus sérieusement, j’ai toujours détesté être enfermé dans une image. Quand j’ai commencé à publier, c’était des nouvelles, et on a dit : « Engel, nouvelle ». Mais moi, c’est la fiction qui m’intéresse, je ne suis pas le défenseur d’un genre particulier. Cependant, les gens, et particulièrement la critique, aiment vous mettre dans une case. Alors, avec Baptiste, je voulais me redonner une liberté. Comme Gary l’a fait avec Ajar. Sauf qu’aujourd’hui, c’est presque impossible.

Désormais, Baptiste n’est plus qu’un personnage. Je n’envisage plus de publier sous cet hétéronyme. Cela finirait par devenir une coquetterie, à partir du moment où tout le monde sait que c’est moi.

Permettez-moi une dernière question: quels sont en ce moment vos projets littéraires?

J’adore Aragon. Il a écrit ces vers magnifiques : « Rien n’est jamais acquis à l’homme ni sa force / Ni sa faiblesse ni son coeur et quand il croit / Ouvrir ses bras son ombre est celle d’une croix. » Avec l’évolution de l’édition française actuelle, de plus en plus centrée sur les « blockbusters » et sur un type de littérature qui n’est pas spécialement celui que je privilégie, j’ai appris à ne plus parler de mes projets tant que je ne suis pas sûr qu’ils verront le jour. Je peux juste vous dire que je suis en train de réécrire un roman que j’ai déjà écrit une première fois il y a trois ans, et qui est l’aboutissement d’un projet vieux de plus de 25 ans…

Propos recueillis par Dan Burcea

> Les œuvres citées dans cet article :

La vie oubliée, sous le pseudonyme de Baptiste Morgan, roman, éditions Quorum, Gerpinnes, Belgique, 1998

Oublier Adam, Éditions Fayard, 2000.

Retour à Montechiarro, Éditions Fayard, 2001.

Mon voisin Mon voisin, c’est quelqu’un, sous le pseudonyme de Baptiste Morgan, roman, éditions Fayard, 2002

Les Angéliques, roman, éditions Fayard, 2004

Fiction : l’impossible nécessité. Sur les récifs des sirènes naissent les récits des silènes, essai, Asmodée Edern Éditions, Ohain, 2006.

[1] Pour plus de détails sur le professeur et l’écrivain Vincent Engel, consulter son site personnel: http://www.edern.be/infos/

[2] Fiction : l’impossible nécessité. Sur les récifs des sirènes naissent les récits des silènes, essai, Asmodée Edern Éditions, Ohain, 2006.

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