Cantate à deux voix pour la vie : «Joë», de Guillaume de Fonclare

Depuis la publication de son dernier livre, Dans tes pas, en janvier 2013, on imaginait Guillaume de Fonclare déambulant dans les couloirs de ses énigmes insolubles, menant un âpre combat contre sa maladie et s’accrochant désespérément à son fauteuil électrique, alors qu’à notre grande joie il fréquentait ceux qui malgré «le corps meurtri» savaient garder «la tête haute». Car c’est ainsi que nous le découvrons dans son nouveau livre, Joë : un homme, au contraire, accroché à la vie, postulant haut et fort que «l’esprit peut tout quand il est à l’œuvre», à l’image de son héros, Joseph/Joë Bousquet, poète, romancier, essayiste, auteur de plusieurs livres de correspondances, qui, à l’âge de 21 ans, avait été grièvement blessé dans la bataille de Vailly, pendant la Grande Guerre, ayant été condamné à rester cloué à son lit, pendant plus de 30 ans. Guillaume de Fonclare entame avec cet ami lointain un dialogue complice, dans le pur genre épistolaire, sous forme de lettre mi authentique, mi fictive, un dialogue d’hommes debout. Loin du style larmoyant et de la lamentation, ce texte écrit à la deuxième personne du pluriel, ce qui lui donne de la hauteur et de la révérence, prend des allures de témoignage devant un alter ego presque parfait pour dire que l’unique évidence qui réunit et transfigure leurs destins ne cesse de clamer, à un siècle de distance, que la souffrance ne peut pas avoir le dernier mot, tant qu’il y a des hommes comme eux pour qui l’infirmité n’est «qu’une création de l’esprit».

Qui oserait attaquer ce syllogisme ? Et qui pourrait le contester devant ceux qui connaissent sa justesse et les ravages qu’il dénonce?

Guillaume de Fonclare en a fait l’expérience, lui qui souffre depuis longtemps, on le sait, d’une maladie auto-immune qui le conduit au prix de terribles souffrances à une totale immobilité. Pour sortir de cette solitude il lui fallait donc un compagnon de route dont il a appris le nom au hasard d’une discussion entre amis, loin des livres d’école et des cours de littérature. Et si l’œuvre de Joë Bousquet s’avère «impénétrable pour qui n’a pas le courage d’entrer tout entier dans cette jungle sauvage et touffue», son impact est en revanche à la mesure de la dureté de son style jugé trop exigeant pour son lecteur qui se voit obligé d’accepter «d’être griffé et mordu, de se faire malmener par une langue qui n’a rien de commun ailleurs qu’entre vos pages».

Ces quelques considérations esthétiques ne cherchent pas à imposer un quelconque baromètre, ne mesurent pas un hypothétique succès auprès des lecteurs d’hier et d’aujourd’hui. Elles sont l’expression d’une leçon de vie délivrée au monde à partir d’une expérience de vie hors du commun – celle des 32 ans vécus par Joë à Carcassone, au numéro 53 de la rue de Verdun, dans la chambre du grand-père qui venait de décéder, chambre aux volets constamment fermés, loin du monde, en compagnie des mots et des douleurs sans sommeil que seules les volutes bleutée de l’opium réussissaient à calmer. Cette quotidienneté de la maladie et de la présence de l’esprit comme moteur lénitif d’une possible renaissance qui n’étaient jusque-là pour Guillaume de Fonclare que «spéculation intellectuelle», «conviction facile» ou «pensée fourre-tout sans déclinaisons réelles, sans mise en œuvre», déclenche chez lui, comme il le dit lui-même en s’adressant à Joë, «le sentiment de communier avec vous dans la bousculade de mes pensées ; les mots prendraient un sens, et, pour une heure ou deux, je serais poète avec vous». Quoi de mieux, en effet, que de fréquenter ses écrits pour trouver les preuves de l’indéniable héroïsme qui nourrit cette vie exceptionnelle? Sa correspondance contenant autant d’histoires d’amour improbables, douloureuses, rompues par la vie ou par lui-même pour ne pas blesser à cause de sa condition d’homme à moitié. Mais aussi des livres dépourvus de pédanterie, de phrases inutiles, au plus près de ce qu’il est en réalité, tout est « réfléchi, pesé, jaugé» recherchant «la forme juste, le ton juste, le mot juste ».

D’ici à se demander quel est le sens que tout homme met dans son métier d’écrivain, il n’y a qu’un pas. À cette question, il faudra répondre non pas en termes de décision soudaine mais par une réflexion mûrie et en termes de choix de modèle existentiel, car l’ennemi qui se cache derrière notre finitude se nourrit, on le sait, de nos doutes pour se précipiter à bras ouverts dans le désespoir du néant. Ce thème traverse d’ailleurs la prose de Guillaume de Fonclare, comme celle de Joë Bousquet. Leurs réponses se retrouvent dans l’acceptation de leur condition – «ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner», cite-t-il Joë Bousquet – et dans la transfiguration de ce désespoir en désir et espérance de vie.

Mettre le renoncement au-dessus de tout combat et arriver ainsi à la liberté semble être la clé de voûte de la lecture que Guillaume de Fonclare fait de la vie et de l’œuvre de Joë Bousquet. D’ailleurs, son quotidien à lui ne fait que lui enseigner la même leçon d’humilité : « Car il faut renoncer encore et encore, renoncer à être libre de ses mouvements, renoncer à toute spontanéité, à partir sans prévoir, sur un coup de tête ; sortir, c’est systématiquement faire des plans, scruter des cartes, imaginer des courbes de niveau et des reliefs, anticiper et perdre toute insouciance ». Alors, pour parfaire cette expérience et apprendre le maximum de celle de son héros, il décide d’entamer le grand voyage sur les lieux de vie de Joë Bousquet : un pèlerinage sur les lieux des combats où il a été blessé et sur les lieux où il a vécu, dans la maison devenue aujourd’hui musée. Il fait ainsi le plein de la réalité qui avait entouré son héros, à tel point qu’il craint de s’attacher trop à sa personne, et finit par s’écrier «vous envahissez trop ma vie !». Loin de lui la volonté de devenir le biographe de Joë Bousquet, ce qu’il veut, en réalité, se résume à cette phrase qui en dit long sur le sens de sa démarche : «je voulais simplement découvrir comment vous aviez réussi ce tour de force de continuer à vivre en dépit de toutes les entraves que vous a imposées le destin».

Arrivé à ce point, voici donc le nouveau visage de Guillaume de Fonclare, séduit par l’écrivain et l’homme attachant qui l’a accompagné tout au long de cette expérience épistolaire, comblé par une amitié secrète et durable, sans en faire une icône de dévotion, et, enfin, libéré de ses peurs et nous encourageant de faire de même avec les nôtres.

Et, en cela, sa leçon d’humanité attire toute notre d’admiration. Guillaume de Fonclare a su distiller dans ce livre dense et unique un courage qui nous touche et qui nous fait admirer son combat.

La vie, ça vaut la peine d’être vécue, merci de nous le redire dans cette admirable cantate à deux voix !

Dan Burcea (23.10.2014)

Guillaume de Fonclare, Joë, Editions Stock, 1 oct. 2014, 144 p. 14 euros

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