Éloge de la mystification : «Un certain M. Piekielny» de François-Henri Désérable

 « On se croit très fort en sachant que la littérature ment, mais on est plus fort encore quand on a la faiblesse d’y croire. Qui sait jouir de la belle falsification trouve parfois un peu de vérité » (Pierre Michon, « Le roi vient quand il veut », Ed. Albin Michel, 2007, p. 74)

Familier des sports de compétition, ancien joueur de hockey sur glace au Lyon Hockey Club, François-Henri Désérable connaît la fébrilité des qualifications et l’euphorie des classements. Il est de même pour les récompenses qui ont jalonné les débuts de sa carrière littéraire. Son troisième roman, « Un certain M. Piekielny » se hisse avec désinvolture dans les rangs des sélections de presque toutes les listes des prix littéraires de cet automne. Considéré par la critique comme une « enquête incertaine » [qui] se transforme pour le lecteur en une vivifiante promenade » (Bernard Pivot, JDD), comme une « enquête historique et littéraire » (Anne Brigaudeau, Culturebox), ou comme une « enquête en pointillé sur un homme aux traces légères » (Florent Georgesco, Le Monde), ce roman agit avec une même fascination et un même émerveillement que ceux d’un exercice de métamorphose d’Arturo Brachetti. Cela, à un détail près, « l’homme aux mille visages » n’est pas le maestro italien, mais Roman Kacev/Romain Gary, alias Émile Ajar, Shatan Bogat, Fosco Sinibaldi.

Saisi par un imaginaire qui refuse de se laisser dérober à son regard enchanté et maniant des personnages « d’encre et de papier », François-Henri Désérable jubile, quant à lui, du « triomphe indubitable, éclatant, de la littérature via la fiction » tout en choisissant comme point d’ancrage ce qui semble avoir existé pour de vrai dans « Promesse de l’aube », « autobiographie entièrement authentique et nullement romancée » de son auteur préféré. L’expérience que vit le jeune écrivain amiénois est digne d’un récit de voyage qui commence au hasard d’une mésaventure l’obligeant à s’arrêter à Vilnius, et, plus incroyable encore, dans la rue Jono Basanaviciaus, anciennement Grande-Pohulanka, devant les immeubles situés entre les numéro 16 et 18 où la statue de Gary enfant rappelle aux passants qu’il y avait vécu entre 1917 et 1923. Nous voici au seuil de l’intrigue qui trouve ainsi son incarnation dans ce réel urbain lituanien et prépare l’entrée dans l’imaginaire de la « Promesse de l’aube » consignée pour le narrateur-voyageur dans une phrase qui ressurgit de sa mémoire de bachelier : « Au n° 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny ».

Une évidence s’impose dès lors à ce touriste malgré lui qui a les yeux fixés sur les carreaux des fenêtres de l’immeuble : il faut retrouver les traces de ce M. Piekielny dont Romain Gary avait fait le porte-parole de son devenir brillant, le complice de son histoire, le seul à avoir cru les prédictions et les rêves maternels le concernant. Faire resurgir du passé le personnage de Piekielny prend ainsi une valeur d’épreuve suprême et c’est autour de ce thème que va se construire toute la structure narrative du roman de François-Henri Désérable. Pour se faire, l’auteur opte pour la formule globale sur le rapport de la littérature à la réalité qui est résumée dans cette interrogation : « Comment distinguer ce qui relève de la littérature de ce qui n’en est pas ? »

On devine facilement où se trouve le centre des préoccupations de l’auteur-narrateur. Se frayer un couloir accessible, réversible et suffisamment consolidé qui puisse lui permettre de voyager à loisir entre réel et fictionnel, voilà le défi majeur d’une œuvre qui fera de la mystification à la fois sa méthode et son exutoire. Que les archives lituaniennes sollicitées sur le sujet ne disent rien de ce M. Piekielny, qu’aucune trace tangible de sa modeste existence n’a résisté à l’usure du temps, tout cela n’a aucune importance, car pour le retrouver, nous dit en même temps le récit, il suffit d’ouvrir « Promesse de l’aube » au chapitre VII.  C’est là que s’accomplit le vrai travail de réification de la mémoire et c’est aussi là que surgit le portrait de ce mystérieux M. Piekielny, qui « ressemblait à une souris triste, méticuleusement propre de sa personne et préoccupée [à] l’air aussi discret, effacé, et pour tout dire absent, que peut l’être un homme obligé malgré tout, par la force des choses, à se détacher, ne fût-ce qu’à peine, au-dessus de la terre ». Rappelons encore une fois, c’est dans des propos suffisamment explicités qu’est décrit le pacte mémoriel entre le vieux voisin et l’enfant Roman Kacev, une promesse scellant la trace indélébile de cet homme, sa présence exprimée comme une injonction : « au n° 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait M. Piekielny ». 

Cette nouvelle lecture qui nous renvoie à une intertextualité nécessaire avec l’œuvre garyenne nous oblige en même temps à avouer que toute cette course à l’identité nécessaire entreprise par l’auteur-narrateur ne peut finir que dans une impasse car, si Piekielny n’a jamais existé, s’il n’est qu’invention littéraire, tout cela renvoie nécessairement au syndrome de Balzac dont Romain Gary serait à son tour victime. On se souvient du docteur Bianchon que Balzac convoquait auprès de lui sur son lit de mort pour le sauver (« Ah ! oui !… Je sais… Il me faudrait Bianchon… Il me faudrait Bianchon… Bianchon me sauverait, lui ! »), alors que ce bon médecin n’avait d’existence qu’en tant que personnage de roman que lui-même avait créé. Qu’à cela ne tienne, cette ambiguïté ne semble pas déranger François-Henri Désérable qui surenchérit en nous parlant d’un autre auteur tout aussi maître dans l’art de la mystification, Pierre Michon et de son roman « Les Onze ». Romain Gary ferait-il de même en convoquant dans de nombreuses occasions la mémoire de l’homme-souris Pikielny selon un pacte qui n’existe que dans son roman, enrobé dans un imaginaire devenu pour le coup d’un criant réalisme ? Ce n’est pas un hasard que nous avons choisi comme motto les deux phrases de Pierre Michon qui semblent prouver la parfaite accommodation de la littérature avec les approximations de la réalité.

Chose encore plus fascinante, François-Henri Désérable semble lui-même tomber dans le piège de cet irrésistible mimétisme. Sous la désinvolture de l’écrivain tout-puissant pour qui «rien n’est à l’œuvre sinon sa seule volonté, pure, inaltérable, dénuée de contraintes» se cache en réalité « une mélancolie diffuse qui parfois [l]’étreint et [le] fait envisager à travers un filtre sépia ». Naviguant ainsi entre « impossible » et « improbable », il sait qu’en littérature le jeu entre réalité et fiction n’est jamais gagné avec des certitudes, qu’il faut plutôt sonder les apparences pour finir par trouver une vérité fragile. Pourquoi ne pas penser plutôt, nous dit-il, que derrière M. Piekielny se cache peut-être l’image du propre père de Romain Gary, dont il veut rendre hommage, ou encore qu’il incarne le symbole indélébile de son enfance, le destin de toute une communauté déportée et détruite par les adversités successives des régimes nazies et soviétiques qui ont secoué Vilnius, qu’enfin, la paternité de cet homme – ou plutôt de ce personnage – n’appartient peut-être pas à qui on pourrait croire.

Les vrais questionnements que pose le roman de François-Henri Désérable semblent évidents. En voici quelques uns: 

Faut-il courir après les fantômes que sont les personnages romanesques et croire aux attestations lénifiantes des auteurs qui ne sont en réalité que des maîtres-chanteurs ?

Que signifie en littérature s’essayer à la vérité, et jusqu’où peut-on résister à la toute puissante capacité de la narration à construire des vies, y compris la nôtre ?

Que faire devant la mystification, opter pour le climax ou se laisser envahir par le bathos ?

Par la voix de son narrateur, François-Henri Désérable, nous donne les réponses. Nous laissons aux lecteurs le plaisir entier de les découvrir, comme nous leur laissons aussi la joie d’apprendre où a-t-on trouvé une trace suffisamment palpable de la paternité littéraire de la célèbre formule que Gary utilise pour parler de son M. Piekielny.

Un seul indice : pas sûr que nous puissions si facilement rompre avec la mystification, il vaut mieux en faire une alliée quitte à perdre un peu le nord. Il vaut mieux suivre à la lettre la formule d’André Gide : « L’écrivain ne doit pas raconter sa vie telle qu’il l’a vécue mais la vivre telle qu’il la racontera ».

Le mystère reste entier.

Dan Burcea

Crédits photo: Joël Saget, AFP

François-Henri Désérable, « Un certain M. Piekielny », Editions Gallimard, août 2017, 272 p. 19,50 euros.

 

 

 

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