Être à Strindberg : « Trois ex », un roman de Régine Detambel

 

Régine Detambel aime les êtres toqués qui ne connaissent pas les murmures du long fleuve tranquille de la vie, chacun ayant sa part d’outrance dans une existence foudroyée par l’aliénation ou par le génie, ou par les deux, tant ces pathologies de l’esprit se ressemblent. Maîtrisant l’art de la filature et la technique du flicage romanesque, elle choisit ses proies dans le riche patrimoine du monde savant ou artiste et les élève avec élégance au titre de personnages de fiction. C’était déjà le cas de «La Splendeur» et du «Chaste monde», et c’est encore le cas ici de son dernier roman, «Trois ex» (Actes Sud, 2017), que le critique Philippe Leuckx définit dans son excellente chronique comme appartenant à «un romanesque documenté»[i].

À mi-chemin entre la biographie romancée et le récit de vie – deux axes sur lesquels navigue l’écriture de cette conteuse-bibliothérapeute – «Trois ex» se veut «un porte-voix à ces épouses aux ailes brulés, qui relatent à tour de rôle les bonheurs et les échecs de leur mariage avec le monstre sacré». Ce monstre n’est autre que le dramaturge suédois August Strindberg (1849-1912) dont le caractère invivable laisse deviner un être tourmenté par de nombreux démons et traversé par d’insondable contradictions, et cela à tel point que «les gens se sauvaient en courant aussitôt qu’ils comprenaient à quel genre de cinglé avait affaire», comme l’affirme la narratrice par la voix de Siri von Essen, la première épouse d’August.

Selon le titre de ce récit, il s’agit de trois mariages échoués que le livre présente en trois chapitres distincts, comme trois naufrages annoncés : «Noces de cuir – 1877-1892», «Noces de plomb – 1893-1895» et «Noces de feu – 1902-1904». Chacun de ces chapitres, comme dans un jugement, est suivi d’un verdict résumé on ne peut pas plus clairement : «Divorcés». Les victimes féminines de ce triple drame conjugal sont les épouses respectives du grand écrivain suédois, Siri von Essen, Frida Uhl et Harriet Boss.

C’est donc à ces épouses que Régine Detambel donne la parole, s’insinuant dans la vie de chacune d’entre elles, y compris dans leur vie intime pour en filtrer à la fois le nectar de leurs illusions, de leur désir de liberté et d’émancipation et le poison de leurs déceptions infusé abondement et sadiquement dans leur quotidien matrimonial par celui qui avait promis de tant les aimer.

Comment nommer cette coupable candeur, alors que les marques évidentes de folie de Strindberg sont si visibles et si destructrices ? S’agit-il, encore et encore, de cette magie qu’opère l’amour sur la raison et dont on sait qu’il possède des secrets bien gardés ? En tout cas, le mécanisme amour-haine, sublimité-monstruosité suit le même schéma dans ces trois malheureuses aventures.

À en croire Siri, sa première victime, l’élan de ce plongeon suicidaire dans l’inconnu n’aurait pas été possible sans l’acceptation d’un aveuglement devant la réalité et sans le refus de se projeter dans le temps. «Je savais qu’August était puéril, égocentrique – nous dit-elle – il passait en une seconde du rire aux larmes, du baiser au poings brandis, mais je l’adorais. J’ai refusé d’envisager le futur au-delà d’un instant (c’est moi qui souligne)». Pour bien comprendre la vie de cette femme d’origine noble, décidé à tout quitter, mari et titre de baronne, pour un homme instable, il faut prendre en compte sa passion pour le théâtre et sa position dans une société qui lui interdisait, justement à cause de son titre, de monter sur les planches. A-t-elle tout sacrifié pour sa passion qui était sans doute synonyme dans ce cas d’un fort désir d’émancipation ? C’est en tout cas ce qui laissent entendre ces phrases qui concluent l’argument de sa démarche : «Être à Strindberg, voilà tout. C’était la vie dont j’avais rêvé. Et le théâtre, enfin». On comprend et on se range de son côté lorsque l’on sait qu’elle a été une excellente actrice et qu’elle a eu une brillante carrière internationale.

La machine aux illusions suicidaires s’emballe davantage pour Frida qui, même si elle sait que «ça promettait d’être une histoire bien compliquée», rêve, de la hauteur de ses vingt-six ans, «d’amours abyssales, exténuantes, où l’on descend en apnée, non pas pour ce faire du bien ou se consoler de vivre ou encore avoir de l’argent en couchant dignement, mais pour crever de peur et jouir toutes les nuits de cette terreur inconnue».

Harriet, quant à elle, qui n’a que vingt-deux ans au moment où elle rencontre Strindberg, poursuit le même chemin de l’amour fou et suicidaire : «C’était de l’amour et c’était de la terreur. La virilité de cet homme, sa folie, j’étais ensorcelée».

Laissons aux lecteurs la curiosité, le courage et le plaisir de descendre les pentes douloureuses et abruptes de ces trois échecs matrimoniaux et penchons-nous sur le sens profond que Régine Detambel donne au contenu de son récit.

Aucun de ces échecs ne peut prétendre à une quelconque mission expiatoire si ce n’est dans le contexte de la folie qui traverse l’être tourmenté de ce personnage hors du commun qui est l’écrivain suédois. «Trois ex» s’élève au-dessus de la problématique de la faillite du couple pour sonder la vampirisation de la beauté féminine par une forme de captation venant de la part d’un homme capable d’affirmer que l’amour d’une femme pour un homme est une forme de haine. Nul besoin de chercher une autre forme d’argumentation ailleurs qu’à l’intérieur sombre d’un écrivain qui construit son esthétique sur la stratégie assassine du déballage, du naturalisme, du trash (comme on dit aujourd’hui) et de l’immondice, faisant fi du tri des flèches mortifères de son écriture et se délectant des blessures infligées.

La question ne se pose même pas au niveau de la justice, de la morale ou des convenances ou interdits du siècle, mais à celui de l’étiologie du génie comme être damné et condamné à une existence incomprise, et, en cela, au-dessus de toute norme, par sa condition tragique et par la symbolique qu’elle porte. L’image de l’albatros baudelairien n’est pas loin.

En cela, il faut dire que Régine Detambel a trouvé non seulement son domaine de prédilection, comme nous le disions en introduction, mais aussi une nouvelle piste pour nous conduire dans les territoires secrets d’un métier qu’elle-même exerce, celui de la thérapie par les livres, et qui, pour être crédible et toucher les autres, doit lever le voile sur les fragilités et les insolvables énigmes de ces patients hors normes.

Rajoutons ici la parfaite maîtrise de sa part d’un style épuré, brillant par ses métaphores, par ses phrases à la pureté diamantine qui subliment la force du langage, le libèrent des rajouts inutiles, des orpaillages et nous poussent à affirmer sans conteste que cette brillante écrivaine est arrivée par ce récit au somment de son écriture.

Les lecteurs en profiteront pour leur grande délectation !

Dan Burcea (5 février 2017)

Régine Detambel, Trois ex¸ Éditions Actes Sud, 2017, 144 pages, 15,80 euros.  

[i] http://www.lacauselitteraire.fr/trois-ex-regine-detambel

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