Interview. Amélie Nothomb : «Aimer fait construire une cathédrale mythologique autour de ce qu’on aime»

 

Amélie Nothomb publie cette année son vingt-quatrième roman, Le crime du comte Neville. La parution de ce nouvel opus, comme de tous ceux qu’elle signe tous les ans pour le grand plaisir de ses nombreux et fidèles lecteurs, ponctue comme une sorte de rituel l’ouverture en France de chaque rentrée littéraire. Avec le temps, elle s’est construit une réputation à toute épreuve, confortée par ses rencontres avec le public ou par ses apparitions dans les media, où elle se montre accessible, spontanée, prolixe, d’une sincérité et d’une profondeur manifestes, séduisant ses interlocuteurs et livrant à la critique sa vision, souvent surprenante, sur le monde et sur sa façon de le mettre en littérature. Et pourtant, derrière cette disponibilité absolue se cache une personnalité secrète, insaisissable et complexe qui empêche à toute idée déjà faite et à tout cliché de parler en son nom.

Pour percer les secrets de son écriture et des nombreuses obsessions qui la hantent il faudra se laisser entraîner dans ce territoire mi réel, mi légendaire où elle a choisi domicile. Bienvenue au pays des merveilles nothombiennes !

Agréez-vous cette invitation au voyage dans ce pays merveilleux où vous vivez avec une intensité insoupçonnable entre réel et fictionnel votre vie d’écrivaine, ce qui vous fait dire que votre vie est «une longue grossesse de livres» ?

Une longue grossesse de livres, oui, c’est cela. Merci pour ce joli portrait !

Écrire est pour vous une forme de rituel de l’enfantement ?

En effet. Je ne sais toujours pas ce qui me rend enceinte, mais le miracle de l’enfantement perpétuel continue de m’émerveiller.

Comment vit-on à la fois la présence obsessionnelle de cet univers fictionnel qui ne demande qu’à prendre forme littéraire et la stricte rythmicité que vous vous imposez tous les ans ?

Même l’enchantement le plus profond a besoin d’une discipline. De même qu’une grossesse impose un rythme de vie.

Dès votre premier roman, L’hygiène de l’assassin, vous postulez, par le biais de Prétextat Tach, personnage principal et écrivain de génie, le fait qu’«un romancier est une personne qui pose des questions, et non qui y répond». Feriez-vous de cette formule votre credo littéraire ?

C’est un de mes credo. Il faut le dire souvent, car tant de gens croient que mes livres donnent des réponses.

S’il est vrai que l’écrivain se nourrit de la tension qui a continuellement besoin d’interroger ce monde, il est tout aussi vrai qu’il entretient le même type de relations avec soi-même, sur l’identité et sur la relation aux autres (Le fait du prince, Barbe bleue). Vous définissez à un moment donné l’écriture comme «une lutte de chacun de nous avec soi-même».  

Qui dit création dit tension. Qui dit tension dit bipolarisation. Ces deux pôles intérieurs, l’un lumineux, l’autre destructeur, sont en lutte perpétuelle.

Vous avez affirmé récemment que la solitude a été le facteur qui vous a poussé à écrire. L’écriture serait donc pour vous un moyen d’échapper à l’isolement, une autre «forme de vie», comme dirait le héros d’un de vos romans, Melvin Mappel ?

C’est un double mouvement perpétuel : recherche de l’autre puis, fuite de l’autre. C’est le paradoxe de la lecture.

La séparation du Japon à l’âge de 5 ans a été le «traumatisme fondateur» de votre existence. Dans La nostalgie heureuse, vous parlez même du «manque du Japon» qui vous a construite, avant même d’évoquer «la présence» de ce pays dans votre vie.  Nous savons que toute existence se construit sur une rupture fondatrice qui aspire ensuite à une «nostalgie heureuse». Peut-on parler, dans votre cas, d’un état de grâce ?

Oui, mais cet état de grâce est à double tranchant : je pourrais tout aussi bien le vivre comme une malédiction.

Vous n’excluez pas de considérer Le crime du comte Neville comme un roman autobiographique, en offrant à cette thèse plusieurs raisons personnelles, comme, par exemple, votre descendance noble (vous avez été titrée récemment baronne par le Rois des Belges), la relation avec vos parents, votre crise d’adolescence.

Partagez-vous le mal-être de Sérieuse, la fille du comte Neville ? À 17 ans, j’étais exactement comme Sérieuse.

Le moteur principal qui fait mouvoir le monde étrange de la noblesse belge d’où proviennent le comte Neville et sa descendance est le paraître.

Difficile, pour ceux qui ne connaissent pas ce monde, à croire à l’existence de cette forme d’esthétisme démodé ? 

Et pourtant ce monde existe ! La Belgique cache d’étranges secrets.

Votre roman est inspiré du livre d’Oscar Wilde, Le crime du lord Arthur Savile. Le procédé de récriture que vous utilisez en partant du récit wildien vous offre la liberté à la fois de vous en approcher et d’en prendre volontiers vos distances.

Comment négocier liberté et fidélité aux sources dans le travail de création ?

Il suffit d’aimer profondément le texte dont on s’inspire. Cet amour donne la bonne distance.

Vous qualifiez Le crime du comte Neville de roman policier à l’envers où l’on connaît l’assassin mais pas la victime. Alors que sous la plume d’Oscar Wilde, Lord Arthur Savile devient une marionnette entre les mains d’un «guignol monstrueux», chez vous, le comte de Neville fait plus attention à «l’honneur qui consiste à respecter ses invités» qu’à son horrible geste.

Peut-on parler de deux mobiles, deux manières de faire ?

Oui, ce sont deux méthodes, deux protocoles différents !

Pour revenir à votre écriture, vous avez affirmé que «tout ce que l’on aime devient fiction». Comment comprendre cette formule ?

Aimer fait construire une cathédrale mythologique autour de ce qu’on aime.

Et comment comprendre cette deuxième formule : «ces fictions deviennent beaucoup plus fortes que la réalité» ?

La cathédrale est plus visible, à la fin, que l’être aimé.

Propos recueillis par Dan Burcea (04/12/2015)

Photo © Olivier Dion53

Amélie Nothomb, Le crime du comte Neville, Éditions Albin Michel, 2015, 144 p., 15 €.

 

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