Interview. Geneviève Damas: « À travers mon récit, j’ai voulu donner à entendre la voix des gens qui sont souvent absents de la littérature »

 

Editura Scoala Ardeleana de Cluj, en Roumanie, publie le roman de Geneviève Damas « Si tu passes la rivière » dans une traduction très réussie de Rodica Baconsky et Alina Pelea. Le titre résonne plutôt comme une injonction prohibitive qu’une invitation au voyage. La vraie aventure de François – personnage principal et narrateur introverti du roman – consiste à scruter le quotidien de son père et de sa fratrie dont il est le cadet à la recherche des secrets bien enfouis et trop lourds à porter pour son âge. Geneviève Damas impressionne par une écriture très originale et apte à rendre compte à la fois de l’urgence à obtenir des réponses sur un passé proscrit et de la fragilité de l’enfant en quête de vérité et d’amour. Roman d’introspection et de quête de soi, « Si tu passes la rivière » illustre encore une fois l’universalité de la formule saint-exupéryenne selon laquelle « on est de son enfance comme on est d’un pays ».  

Nous vous proposons de faire connaissance avec l’écrivaine bruxelloise, très heureuse de vous présenter son roman fraîchement paru en roumain.

Permettez-moi d’abord de vous demander quel a été votre parcours d’écrivaine ?

Je suis arrivée à la littérature par le théâtre, surtout par mon travail en tant que comédienne et metteur en scène sur les textes et surtout sur la littérature orale ce qui me fait dire que mon roman « Si tu passes la rivière » est le produit de ce travail. Ce que je cherche dans la littérature est d’abord la manière dont les gens s’expriment. J’ai l’impression que beaucoup de thématiques ont déjà été utilisées. Ce qui est important pour moi c’est de savoir comment on utilise de nos jours le langage pour exprimer toutes ces choses, ce qui est sans doute différent aujourd’hui comparé à il y a vingt ans. Ce qui m’a intéressé dans le théâtre et dans la littérature c’était de donner la parole à des voix qui n’ont pas l’occasion de s’exprimer. Il s’agit plutôt de la voix des faibles, des gens qui a priori n’ont pas un discours construit à partager mais qui en même temps ont des désirs, des envies, ont des manques, essayent de trouver une place dans cette société. C’est justement en cela que consiste mon travail.

Cet engagement de donner la parole aux plus faibles, aux plus démunis, s’accompagne aussi d’un engagement dans la vie. Avec ma compagnie théâtrale, la Compagnie Albertine, je fais beaucoup d’ateliers auprès des personnes précarisées psychologiquement, socialement ou culturellement. Vous avez là une idée de l’essentiel de mon travail.

Quel lien y a-t-il entre cette problématique de la parole et François, le fils cadet de la famille Sorente, le personnage principal de votre roman ?

Justement, François est quelqu’un qui n’a pas accès à la culture et qui a un rapport bien particulier aux mots, qui n’est pas un rapport culturel. La scolarité n’étant pas passée par là, elle ne l’a pas policé, son langage est tout à fait particulier, celui de quelqu’un qui est à la marge, qui est différent. On remarque cela dès le début du roman, cette incapacité du langage s’avère rapidement être un handicap dans la communication avec les autres. Petit à petit, François va réussir à rentrer dans une forme de socialisation par la culture et il va pouvoir communiquer tout en gardant évidemment sa singularité qu’il porte en lui depuis toutes ces années. Le processus n’est pas facile, car cette émancipation va se construire petit à petit, cela ne pouvant pas se faire du jour au lendemain compte tenu qu’il avait vécu dix-sept ans dans cet état.   

« Si tu passes la rivière » publié en 2011 est votre premier roman. Où avez-vous puisé l’inspiration et comment est-il né ?

J’ai organisé des ateliers d’écriture dans la région de Borinage, près de Mons, connue surtout à travers les lettres de Vincent van Gogh à son frère Théo. C’est une région anciennement sidérurgique mais qui, évidemment, eut égard aux vicissitudes économiques, n’a pas réussi à se reconvertir. Cela a conduit à énormément de pauvreté autant matérielle qu’intellectuelle. J’ai été ainsi confrontée à l’analphabétisme des personnes belges d’origine belge qui m’ont mis devant l’évidence qu’il y avait des jeunes qui ne savaient pas lire ni écrire, comme d’ailleurs leurs parents et même leur grands-parents. C’était quelque chose très surprenant pour moi qui viens de la Capitale d’un milieu pas forcément favorisé financièrement mais assez suffisamment avancé culturellement. J’ai donc été confrontée de plein fouet à cette réalité, à cette honte sociale, à la manière dont les gens cachent cette infirmité qui est l’analphabétisme. Au début, on ne comprend pas, parce que les gens vous disent qu’ils ont oublié leurs lunettes, qu’ils ont mal à la tête, etc. Les gens évitent par tous les moyens toute occasion à se confronter à l’écrit. Lorsque j’ai découvert cette situation, je me suis dit que nous étions en l’an deux mille, nous sommes soi-disant dans un pays développé et on est confronté au drame des gens qui font des métiers très humbles parce qu’ils n’ont pas accès à la culture, comme, par exemple, ramasser le fer dans les décharges. Lorsqu’on s’aperçoit de l’usage de cette stratégie d’évitement, on a tendance à croire qu’il s’agit de la paresse, du manque de fiabilité. À travers mon récit, j’ai voulu vous donner à entendre la voix de ces gens qui sont souvent absents de la littérature.

J’ai rencontré par la suite des gens, des adultes qui sont revenus vers l’alphabétisation. Là encore, il faut se rendre compte qu’à cause de nombreuses causes psychologiques, du manque de confiance en soi, beaucoup de ces gens ont du mal à passer du concret à l’abstrait, du réel à l’écriture et donc aux signes. C’est de ce cheminement que je voulais parler dans mon roman, de ce qui est en jeu une fois que l’on ne possède pas l’écriture, que l’on n’a pas accès à la lecture et que l’on est abandonné au bord de la route qui mène à la vie sociale et culturelle.

Vous utilisez la métaphore de la rivière comme un rempart qui isole et qui protège le village où se déroule l’action du roman. Comment avez-vous réussi à tracer tout ce territoire à la fois hostile et protecteur ?

Il est vrai que la rivière enferme et que, pour arriver à la connaissance de soi, il faut passer à la connaissance du passé, à la connaissance du monde, des livres et des mots et, finalement, à la culture. Ce n’est que comme ça que l’on peut vivre une vie d’homme. C’est l’expérience de François qui, avant de traverser la rivière, doit se battre dès le début contre sa condition humiliante, presqu’une condition de bête, qui ferme tous les horizons devant lui. Il est condamné à faire toujours les mêmes gestes, sans un mot, sans échanges, une vraie vie de labeur. Petit à petit, par la connaissance, par l’accès à l’écriture et aux mots, il va réussir à mener à une vie digne.

À cette vie de labeur, il faut ajouter l’autorité du père qui interdit à ses enfants de connaître autre chose que le monde où il les oblige à vivre.

Oui, la pensée du père prend toute sa place, dans la vie de François. Il sent bien sûr que cette situation n’a pas de sens, mais ce n’est que grâce à la culture, à la capacité de lire et écrire, qu’il pourra substituer la pensée du père avec sa propre pensée et se soustraire ainsi à l’autorité paternelle et assumer cette différence. Pour y arriver, il lui faudra toute l’énergie du livre.

Qui sont Les Sorente que François, le cadet de cette lignée, qualifie de « famille bien plus étrange » et où « on ne pleure pas, ça mouille à l’intérieur, mais au-dehors c’est sec » ?

Les Sorente sont une famille où l’expression des émotions personnelles est interdite : il faut juste marcher droit, on est dans les faits, dans l’action. Cela renforce le sentiment d’isolement, d’emprisonnement de François, sentiment d’autant plus fort que, comme nous l’évoquions, cette rivière enferme, isole et décourage toute tentative d’initiative personnelle considérée comme une faiblesse.

Le père exerce une autorité sans faille sur sa famille. Comment est-il devenu l’homme taiseux, « hirsute, refrogné et rêveur » dont l’autoritaire inonde les pages de votre roman ?

Ce qu’il faut se dire c’est que cet homme n’a pas toujours été comme ça. Son secret c’est qu’il a aimé dans sa vie Victorine Sorente et qu’elle l’a quitté à un moment donné. Ainsi, il est devenu un homme déserté par l’amour. Comme il ne l’a pas supporté, il a fini par commettre un acte irréparable. C’est un homme abîmé qui ne peut plus revenir en arrière pour reconstruire sa vie autrement. C’est comme ça, en tous les cas, que je l’avais imaginé, comme quelqu’un qui est encerclé par le remords, tourmenté par une guerre intérieure qui le rend incapable de passer à autre chose, à évoluer. C’est comme si sa pendule intérieure s’était arrêtée.

Quant à François et cela malgré son caractère soumis et ingénu, il se définit lui-même comme un être étrange, « un fils de la poussière et du vent » et qui a « du vent dans la tête ».

Je crois que ces définitions ne sont que le début d’une prise de conscience de sa part pour dire qu’il est singulier, qu’il ne ressemble à personne d’autre, qu’il est différent comme si lui n’était qu’un vilain petit canard. La poussière, le vent renvoient à l’idée que son esprit a en lui autre chose que le labeur quotidien à la ferme. Cela ne l’empêche pas de reconnaître qu’il est un homme de peu quelque part, sans éducation, tout en étant singulier et différent, comparé à son père et à ses frères.

Faut-il prendre ces traits de caractère comme une singularité plutôt qu’une étrangeté, si on comprend bien ?

Oui, tout à fait. Si au début il se considère comme étant étrange, presque comme un fada, comme il dit, qui est défaillant, qui n’est pas à la hauteur de ce que l’on attendrait d’un homme, il finira par se rendre compte au fur et à mesure de l’action du roman qu’il est singulier et qu’il doit par conséquent assumer cette singularité. Il admettra qu’il n’est ni bon ni mauvais, mais qu’il est comme ça et c’est assez pour qu’il puisse décider de faire quelque chose de sa vie, alors qu’au début son regard était essentiellement tourné vers soi-même. Par ce regard pessimiste il ne faisait que valider le mauvais traitement qu’il subissait. À la fin, il aspire à autre chose, comme un droit naturel.

N’est-ce pas d’ailleurs le choix du père Roger qui l’aide à s’émanciper à travers l’apprentissage de l’écriture et de la lecture ?   

Au début, le choix du prêtre n’est pas anodin. François se dit que ce prêtre ne va pas lui refuser son aide et que, de par sa doctrine catholique, il va tendre la main à un faible comme lui. En même temps, le prêtre est le seul à avoir un regard bienveillant sur lui. Depuis le départ de sa sœur Maryse, plus personne n’a de regard bienveillant à son égard.

Sans trahir l’issue de l’histoire, parlez-nous du drame que le départ de Maryse déclenche dans le cœur de François.

Maryse est la sœur ainée aimante et en même temps le seul lien qui raccroche François au monde. Après son départ, il ne reste plus dans l’environnement familial de l’enfant que la violence et des choses à faire dans un concret où les sentiments, l’amour, la douceur seront bannis. Fini aussi le soin avec lequel elle entourait son frère cadet. En fait, Maryse décide de partir car elle était arrivée à un point de non-retour, elle doit tout simplement sauver sa peau. La vie avec son père et ses frères était devenue trop dure et on a l’impression qu’elle a tenu longtemps pour protéger François, mais qu’à un moment donné elle doit s’en aller. Le prix à payer pour rester attachée à sa famille aurait été au péril de sa vie.

Pour François, la vie avait malgré sa dureté du sens parce qu’il sentait qu’il existait dans le regard de sa sœur ainée qui l’acceptait tel qu’il était. La disparition de ce regard va déclencher chez lui une quête des raisons du départ de Maryse et aussi de son identité à lui, de ses origines et de ses racines, du sens même de son existence.

Pour ce premier roman vous avez reçu le Prix des cinq continents de la Francophonie. Entre temps vous avez publié deux autres livres également très appréciés. Quels sont vos projets littéraires actuellement ?

Je sors un nouveau roman chez Gallimard au mois de mai qui s’appellera « Bluebird », un livre qui interroge la question de la maternité chez une jeune adolescente, une maternité imprévue. Je pense qu’avec ce livre j’aurais fini avec le cyclé dédié à la maternité. Sinon, j’ai une pièce de théâtre sur le retour d’Ulysse à laquelle je travaille à partir des mythes. Je joue en ce moment une pièce sous forme de monologue, « La solitude du mammouth » qui rencontre un réel succès.

Un message pour vos futurs lecteurs roumains ?

Je suis allée à Cluj en 2013. Je garde un souvenir magnifique non seulement de cette ville mais aussi de l’échange autour de la langue française. J’ai été très touchée par rapport aux Lettres mais aussi par rapport à l’Histoire dans ses aspects de violence et dans le courage d’une nation qui continue à se battre pour des valeurs qui lui sont propres malgré des difficultés économiques et politiques. Ce sont des choses qui ont vraiment forcé mon admiration et je me dis que leur situation est un peu comme l’histoire de François qui se bat envers et contre tout.

Je suis contente que mon livre puisse être lu en roumain et j’aimerais bien échanger avec mes lecteurs. Lorsque j’ai été à Cluj, j’avais eu l’occasion d’échanger avec des étudiants en littérature française qui avaient déjà lu ce livre. J ‘avais aussi participé à un colloque de traduction et, à cette occasion, j’avais pu entendre des fragments lus en roumain. J’ai été impressionnée par la musicalité de la langue roumaine qui se superposait parfaitement à celle de l’original. Découvrir mon livre traduit en roumain est une vraie émotion.

J’espère qu’il atteindra le cœur des lecteurs roumains et j’espère aussi pouvoir participer à un échange avec eux.

Il ne nous reste qu’à vous lancer une nouvelle invitation de retourner Roumanie…

Bien-sûr, je répondrai avec grand plaisir.

Interview réalisée par Dan Burcea

Crédits photo : Francesca Mantovani pour Gallimard

Geneviève Damas, Si tu passes la rivière, Éditions Luce Wilquin, 2011, 128 p.

 

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