Interview. Lauren Malka: «Quand je dis que la philosophie a changé ma vie, ce n’est pas une formule»

 

De tous les synonymes qui expriment au mieux l’élégance et la sapidité renfermée dans la locution «avoir le goût pour» je préfère celui faisant référence au palais. «Avoir du palais» n’est pas uniquement une référence sensorielle, mais un lieu de majesté et de rencontre, comme celui que nous propose Lauren Malka dans son livre «Le goût de la philosophie» publié récemment au Mercure de France.  Bien entendu, nous parlons ici en images, alors que la construction de son opus emprunte de la manière la plus concrète l’architecture de ce que furent pendant très longtemps les anthologies ou les florilèges, ce mot que Saint Benoît introduisit dans l’usage euchologique.

Lauren Malka imagine, quant à elle, «un banquet, un repas frugal» où sont conviés «les plus grands philosophes de l’histoire et quelques invités surprise». Autour de la table, Socrate, Aristote, Épicure, Saint Augustin, Bergson, Jankélévitch, en tout plus d’une trentaine de philosophes, sans compter les écrivains invités à déclamer leur amour pour la sagesse. D’où vient cette passion pour la pensée philosophique chez cette jeune journaliste qui nous avait déjà impressionné par son livre de début «Les journalistes se slashent pour mourir» (2016) ? Comment est né ce livre et qu’y a-t-il de personnel dans ce choix assumé, personnel et passionnel pour cette matière?

 

En effet, d’où vient votre goût pour la philosophie ? Je reprends ici vos remerciements de la fin de votre ouvrage parlant de ceux qui vous ont transmis ce goût. Qui sont-ils ?

Merci pour cette belle mise en bouche ! Comme vous l’avez senti, il y a dans mon rapport à la philosophie quelque chose de très personnel. Je ne fais que le suggérer dans les remerciements et peut-être dans certains commentaires plus personnels, mais je peux vous en dire un peu plus ici. Quand je dis que la philosophie a changé ma vie, ce n’est pas une formule. Au moment du lycée, cette discipline m’a dit qui j’étais. Elle m’a tout expliqué depuis le début. Jusque là, j’étais passée à côté.

De façon plus concrète, elle a tout de suite résolu deux grands problèmes qui se posaient au quotidien. Mon incapacité à m’intéresser à l’école (cela aussi, depuis le début !). Et mon autre incapacité (beaucoup plus intime) à pouvoir discuter avec mon père pendant des heures de ce qui le préoccupait le plus. Il semblait parfois tourmenté par des sujets qui paraissaient très graves et que je ne parvenais pas à attraper au vol : l’actualité, le monde, la vie, la mort. Je le sentais au fond de moi mais j’avais un mal fou à trouver l’adresse des bonnes questions. Après le premier cours de philo, j’ai compris que mes révisions avec lui seraient le meilleur prétexte du monde pour avoir des échanges qui pourraient durer des heures !! Au début, je croyais qu’en dehors de mes échanges avec lui, la philosophie perdait sa densité (il racontait tellement bien toutes les questions que cela soulevait). Mais j’ai même réussi à couper le cordon, heureusement. J’ai continué à lire et à étudier la philosophie dans mes études supérieures. Jamais de façon exclusive car je ne me voyais pas n’étudier que cela. Je pense d’ailleurs que l’amour de la philosophie implique d’avoir un « cœur d’artichaut » comme je le dis dans l’introduction du livre.

J’ai gardé un émerveillement face à cette discipline. Il y a quelque chose de fabuleux dans le fait d’apprendre un jour que les sages existent, qu’ils vivent et dialoguent parmi nous, au temps présent, même ceux qui ont vécu en Grèce au Ve siècle avant JC. Ils s’allongent, boivent un peu de vin, posent l’oubli et l’ignorance comme règle de départ et parlent de désir, de passion, de bonne vie à mener, de bonheur, de justice, de langage, d’art, de corps, d’esprit… C’est fou d’apprendre cela. Je veux vivre dans ce monde si on peut parler de tout cela ! J’ajoute que d’un coup, avec l’apparition de cette discipline qui embrassait toutes les autres, je me suis mise à avoir de supers notes à l’école.

D’où mon goût pour la philosophie. Ce moment où j’ai trouvé le siège sur lequel m’installer pour regarder le monde, discuter avec mon père et tous les autres. 

De quelle liberté dispose-t-on dans la construction d’un tel ouvrage obligé à répondre à la consigne qui, même si elle peut être qualifiée de majestueuse, se heurte à la difficulté d’éveiller l’intérêt du public pour un domaine comme celui encore plus exigeant de la pensée philosophique ?

J’ai disposé de toutes les libertés pour construire cet ouvrage ce qui paraît d’ailleurs surprenant puisqu’il s’inscrit dans une collection, celle des « Goûts de » au Mercure de France dont la charte éditoriale est bien précise. La charte est sûrement bien faite, de telle sorte que l’auteur n’a pas l’impression d’y être contraint. Pour ce qui est de rendre mon travail accessible au public, ce n’était pas une contrainte mais justement tout le plaisir et le challenge. Je n’ai moi-même pas choisi la philosophie pour profession principale, je ne la fréquente que par plaisir. Bien sûr, il arrive que certains textes soient plus arides que d’autres en philosophie et demandent un effort mais j’ai vraiment voulu que les textes choisis ici se picorent, se butinent et que le lecteur ait envie de s’y promener de façon agréable. Peut-être souhaitera-t-il ensuite pousser les portes que j’indique pour poursuivre la balade !

Vous organisez votre livre sur trois thèmes. Quels sont-ils et quel rôle accordez-vous à chacune de ces parties qui offre à votre démarche beaucoup de finesse et de sens pédagogique ?

La première partie s’appelle « Les philosophes parlent de philosophie ». La deuxième partie « Les philosophes parlent de leurs maîtres ». Et la troisième : « Les romanciers, artistes, cinéastes aiment la philo ». Je voulais que ce livre soit une déclaration d’amour à la philosophie par les philosophes mais aussi par les non-philosophes : les romanciers, cinéastes et artistes. La première et la troisième partie étaient donc évidentes. La deuxième partie sur les maîtres et disciples et venue très vite aussi car cette transmission est le cœur battant de la philosophie.

Il y a sans doute dans votre démarche un critère diachronique, appartenant à la chronologique. Mais il y a en même temps une propension pour des philosophes dont il est facile de deviner que sont vos auteurs préférés. Qu’en est-il de cet aspect ?

C’est tout à fait bien vu. Pour vous donner les détails de fabrique, ma première démarche en me lançant dans ce travail a été d’établir une liste des philosophes de référence, des romanciers, artistes et cinéastes qui s’intéressaient de façon évidente à la philosophie. Puis de filer la liste avec tous les noms que je souhaitais fréquenter par pur plaisir. Comme quand on ajoute des ingrédients ni vu ni connu à une recette simplement parce qu’on les adore et qu’on les veut à toutes les sauces. Sur ma liste de philosophes de référence, il y avait bien-sûr Socrate, Aristote, Descartes, Spinoza… Mais je tenais à en profiter pour passer du temps avec Bergson, Jankelevitch, Simone Weil, Hans Jonas que j’adore. J’ai bien sûr des regrets que je peux confier ici : j’ai dû retirer les textes d’auteurs que j’aime beaucoup (parce qu’il faut bien couper !) comme Diogène, Freud, Hegel, Ricœur… Mais bon j’ai quand même réussi à inviter des artistes comme Bob Dylan, Proust, Charlie Chaplin et Brassens ce qui n’était pas une mince affaire !

Les textes présentés sont accompagnés d’une introduction qui aide le lecteur à se faire une idée sur l’auteur en question et d’une postface présentant vos impressions ou vos arguments concernant le fragment présenté. C’est, selon moi, une distance très réussie laissant aux lecteurs la liberté nécessaire pour continuer éventuellement ses recherches. Êtes-vous d’accord avec cette notion de liberté comme porte d’entrée en matière ?

Un lecteur m’a dit quelque chose qui s’approchait de ce que vous dites : que ces textes de « commentaires » étaient des façons d’ouvrir des portes pour montrer comment poursuivre le chemin. Cela me fait plaisir, bien sûr ! La charte éditoriale des « Goûts de » implique d’introduire chaque texte mais le commentaire est optionnel. Je comptais au départ ne commenter que les textes avec lesquels j’entretenais un lien particulièrement fort. Mais je me suis prise au jeu des recherches en bibliothèque, j’adore cela. Et j’ai pris un plaisir fou à créer des liens entre chaque texte, à tout commenter. C’est toute la joie de cette discipline : créer des liens entre des auteurs, les frotter alors qu’ils n’ont rien demandé, les faire dialoguer alors qu’ils n’auraient jamais pu se croiser !

Tout aussi intéressante est la perspective de la deuxième partie « Les philosophes parlent de leurs maîtres ». Elle est surtout particulièrement utile de point de vue pédagogique. En quoi consiste cette valeur de continuité dans l’étude de la pensée telle que vous l’imaginez dans cette partie ?

Je pense que l’une des forces de la philosophie se trouve dans ce dialogue, cette continuité, cette transmission à travers les siècles. Je suis née dans une famille juive où l’idée de transmission et de réflexion père-enfant (l’enfant qui s’oppose au père dans l’interprétation du Talmud) est importante. Tous les philosophes que je cite ont un jour croisé la route d’un maître, d’un frère, d’un père idéal et ont ensuite passé une partie de leur vie à écrire comment ils ont connu et aimé l’autorité philosophique qu’ils y ont perçue, mais aussi comment ils ont cherché à s’en affranchir. Montaigne face à La Boétie, Camus face à Simone Weil, Nietzsche face à Schopenhauer, Derrida face à Levinas, Hannah Arendt face à son amour Heidegger … Le monde est petit en philosophie, on se frotte, on s’affronte les uns aux autres… les pensées circulent, enjambent les siècles, les dialogues, les disputes, les déclarations d’amour et d’admiration se poursuivent après la mort, passent d’une langue à l’autre pour tisser des filiations secrètes parfois inattendues.

La section la plus surprenante est sans doute la dernière. Elle donne la parole aux écrivains, cinéastes et autres artistes pour déclarer leur amour pour la philosophie. Votre regard est cette fois plutôt concentrer sur une de leurs œuvres en particulier pour mieux déceler le contexte en question. Pardon d’insister, comment avez-vous choisi ces morceaux littéraires ou artistiques ?

Vous avez raison d’insister, c’était précisément toute la difficulté ! Je crois que j’aurais pu y passer encore une vie entière si Jean-Michel Decimo (le directeur de la collection) ne m’avait arrêtée (et encore, il a fallu qu’il insiste !). Pour tous les auteurs qui ont écrit dans cette collection, je pense que l’expérience est semblable, quand on commence il est difficile de mettre le point final, les recherches pourraient durer à l’infini. Il s’agit de poser au départ les intuitions que l’on a déjà, de commencer par dérouler la pelote de laine au hasard de ces intuitions-là. Puis de se laisser totalement surprendre par les trouvailles que l’on fait au fil des lectures, relectures. Par exemple, je me souvenais que « Jean Santeuil », le roman de jeunesse de Proust, évoquait un professeur de « philôsôphie » comme il écrit. Je n’imaginais pas que ce professeur avait été inspiré par M. Darlu, vrai professeur de Marcel Proust à qui il a exprimé plusieurs fois une reconnaissance et une admiration inégalées. Je me souvenais que Georges Brassens (que j’adore) détestait la philosophie. Je n’imaginais pas qu’il avait entretenu une correspondance hyper-fournie (alors qu’il détestait aussi écrire des lettres) avec son meilleur ami philosophe qu’il encourageait sans arrêt à abandonner cette discipline « de malheur ». J’ai appris un nombre de choses incroyables dans cette bibliothèque, j’aurais vraiment pu y rester !

S’il fallait choisir un seul penseur, écrivain ou artiste à présenter brièvement ici, lequel choisiriez-vous ?

Ma passion, c’est Saint Augustin,  j’aime tout ce qu’il dit ! Pour le présenter brièvement, il est né en 354 à Thagaste qui correspond aujourd’hui à Souk Ahras, aux confins de l’Algérie et de la Tunisie. Il était évêque d’Hippone. Il a écrit des « Confessions » dans lesquels il aborde absolument tout. Lui-même dit que son sujet est composé des “gémissements” du cœur humain. On ne peut pas dire mieux. Et ces gémissements sont les mêmes pour les lecteurs qui ont dix-sept siècles de moins que lui et ne se reconnaissent pas nécessairement dans son itinéraire chrétien. Dans ce livre, il cherche Dieu. Mais il aborde aussi ses sentiments amoureux, ses emportements sensuels, il raconte ses crises d’adolescence, de délinquance, ses vols à l’étalage quand il était petit. Il parle de sa mère, une “mamma” envahissante, exagérément gonflée de fierté et d’inquiétude à l’égard de son fiston. C’est incroyablement actuel, éclairant et réconfortant.

Vous faites souvent cette belle affirmation « si je rencontrais » ou « si je pouvais interroger » tel ou tel auteur ou artiste, « je l’interrogerais » … C’est la preuve d’une passion durable et constante. Dans quelle mesure détermine-t-elle en général votre écriture ?

Cette formule m’amusait car je tenais à rester journaliste dans ma démarche, en interviewant les philosophes à travers leurs textes. La question de la légitimité est compliquée quand on travaille ce type d’ouvrage donc c’était aussi une façon pour moi de désacraliser un peu mes « interlocuteurs ». Mais c’est vrai que la philosophie influence beaucoup ma façon de penser et d’écrire. Par exemple, je cherche toujours, en tant que journaliste et en tant qu’autrice, une forme de pluralité, d’équivocité.   

Quel conseil donneriez-vous à ceux qui, grâce à votre livre, se lanceraient dans l’étude de la philosophie ? Beaucoup vous reprocheraient la difficulté voire l’aridité de ces textes. Comment prendre goût à la philosophie ?

Je n’ai pas du tout de conseil à donner. Contrairement à certains, je ne dis pas qu’une vie sans philosophie est une vie perdue, qu’il faut impérativement étudier la philosophie, dépasser son aridité, n’étudier qu’elle ou au contraire la frotter aux mathématiques ou à l’étude des matériaux… Chacun fait ce qu’il veut, ce qu’il peut, et surtout on ne vibre pas tous au même endroit.

Personnellement, j’ai été frappée par cette discipline, j’y ai trouvé d’un coup tout ce que je cherchais. Je ne suis jamais revenue sur ce grand amour, je le garde tout près de moi, il me porte sans arrêt, il m’aide, il m’accompagne, il me dérange souvent mais il me porte. Je sens que je pense mieux avec la philosophie, que la voix dans ma tête s’exprime plus distinctement et dans un langage plus clair, plus intelligible. Parfois, les textes sont arides mais je veux les comprendre car je sais qu’ils continueront à m’aider. Je n’ai pas choisi de lier de contrat académique avec la philosophie car j’ai toujours considéré que la philosophie « à temps plein » m’isolerait, me couperait du monde en m’amenant à vivre dans ma tête (ce qui est toujours tentant et dangereux !). Mais ce n’est sûrement pas le cas pour d’autres qui auraient toutes les raisons de se lancer à corps perdu dans la philosophie et de « se consacrer tout à elle » comme le conseille Sénèque.

Et pour le début de votre question, si mon livre donne envie à certains lecteurs d’étudier la philosophie, qu’ils n’hésitent pas à me le dire car j’en serais très touchée.

Interview réalisée par Dan Burcea

Crédits photo: Nadia Boukouti

«Le goût de la philosophie », Textes choisis et présentés par Lauren Malka, Editions Mercure de France, 2019, 128 p.

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