Interview. Régine Detambel : «Il n’y aurait donc pas pour moi de manière générale d’écrire car chaque roman a sa demande propre, son impulsion propre»

 

Régine Detambel aime bien nous surprendre. Exemple, ce pari parfaitement réussi si l’on en tient compte du succès de son dernier roman en date, «La Splendeur». Ce n’est plus un secret, notre romancière et bibliothérapeute affectionne peu la prose circonstancielle et fréquente «les livres qui vous mordent et vous piquent […] (qui) «nous réveille d’un coup de poing sur le crâne», selon la formule de Franz Kafka, qu’elle cite dans son dernier entretien avec Lauren Malka.

Votre livre nous introduit dans le Siècle des Grandes Découvertes? D’où vient votre intérêt pour cette période à la fois si riche et si contrastée de l’Histoire?

J’ai toujours aimé cette période parce qu’on y a tous les droits intellectuels. Le monde est en train de devenir monde. Et on le découvre d’une manière incroyablement littéraire, c’est-à-dire qu’on le nomme. Ce nouveau monde n’existe que d’être nommé. Puis des récits commencent à s’attacher à chacun de ces noms… C’est par l’anatomie que j’ai réalisé que notre monde est à ce point littéraire : les noms latins des os, des muscles sont proprement romanesques, et chacune des parties de notre corps a un auteur. Les médecins italiens de la Renaissance se battaient pour qu’on attribue leur nom à tel ou tel organe. Devant le corps humain, la médecine s’est comportée exactement comme les conquistadores devant la terre. Avec la même avidité.

Mais aussi pour un des exemples les plus notoires qui traversa pratiquement ce siècle d’un bout à l’autre, le savant italien Girolamo Cardano?

Cardano, j’en ignorais tout, jusqu’à ce qu’une histoire de la philosophie de la Renaissance ne me le fasse rencontrer. C’est son histoire personnelle qui m’a sidérée, entre inventions et tribunaux, et aussi son goût très marqué pour la subversion et l’exhibition.

Dans votre travail de documentation, qu’avez-vous trouvé comme matière romanesque dans De vita propria liber, autobiographie que Girolamo Cardano avait écrit à l’âge de 74 ans, l’année de sa mort ?

Tout était déjà romanesque dans la vie de Cardano telle qu’il l’avait lui-même écrite : son fils aîné meurtrier, son fils cadet voleur, son séjour dans les geôles de l’Inquisition pour avoir calculé l’horoscope du Christ, révélé qu’il était Capricorne, donc signe de Terre, et en avoir tiré des conclusions fâcheuses pour le dogme catholique ! Mais surtout il était imbu de lui-même, excentrique et complètement fou, selon les normes contemporaines et même selon celles de son temps. J’ai aimé surtout sa manière d’avouer qu’il n’a pas aimé devoir fonder une famille, s’occuper de ses fils, lutter contre ses collègues de la Faculté, mais qu’il a toujours préféré penser et écrire. Je m’y suis entièrement retrouvée, ce fou est mon frère !

S’approprier la vie de son héros est toujours un processus laborieux pour un écrivain. Combien de temps vous a-t-elle demandé l’écriture de ce roman ? Et, d’une manière générale, comment écrivez-vous ?

J’ai écrit La Splendeur en une année. C’est le livre qui m’a demandé le plus de temps. Et qui m’a moi-même placée face à mon démon de l’écriture. Des pages entières jaillissaient en pleine nuit. J’ai donc appris à dormir avec un calepin et à m’efforcer de me réveiller pour prendre des notes aussitôt que les phrases se formaient. Je me souviens avoir lu un jour que Marthe Robert, alors qu’elle rédigeait la biographie de Kafka, avait présenté les premiers symptômes de la tuberculose pulmonaire. Je peux dire que, travaillant sur Cardano et me familiarisant avec sa propre conception de l’inspiration, j’ai également ressenti les sautes, les illuminations, les électrocutions de sa pensée créatrice… Bien entendu, j’avais préparé le terrain depuis quelques années car j’avais beaucoup travaillé à la composition d’un essai sur les théories de l’inspiration de tous les temps et dans tous les pays, de la mescaline au démon, de Paul Valéry à Didier Anzieu en passant par les Muses de Platon et la sérendipité. Et surtout je m’étais posé moi-même la question de savoir ce qui me faisait écrire et comment, de ce qui me faisait découvrir, inventer, trouver telle ou telle image, telle ou telle phrase, et savoir qu’elles étaient bonnes…

Il n’y aurait donc pas pour moi de manière générale d’écrire car chaque roman a sa demande propre, son impulsion propre. Par exemple pour écrire Opéra sérieux, ce qui fut l’affaire d’environ deux mois d’hiver, j’avais assimilé la plupart des biographies ou autobiographies des cantatrices et des chanteurs d’opéra du début du XXe siècle. J’ai compris peu à peu leur terreur en imaginant la perte de leur voix, leur effroi devant le silence. Et comme j’avais fait moi-même, adolescente, l’expérience intime du travail vocal, je vivais cela musculairement, sensoriellement… Ecrire est d’abord une immersion plus qu’empathique dans la vie et le corps des personnages.

Revenons à Girolamo Cardano. Qui est-il, que cherche-t-il? N’est-il pas un peu perdu dans ce monde plein d’hostilité, incapable de le comprendre, prêt à le trahir?

Perdu, oui, névrosé, peut-être psychotique, en tout cas révolté. Il parle de ses parents comme on pourrait encore le faire aujourd’hui sur un divan de psychanalyste, de l’amour qu’il n’a pas reçu d’eux, puis de la sécheresse affective de ses propres fils envers lui. Ce qu’il cherche avant tout, ce qu’il attend de la vie, ce sont des trouvailles intellectuelles à longueur de temps, des extases cérébrales. C’est explicitement dit dans son autobiographie. Seules les performances intellectuelles l’intéressent. Monsieur Teste en personne. Valéry avoue d’ailleurs avoir médité Cardano, dans lequel bien sûr il avait reconnu un « Maître Cerveau ».

 Vous parlez même d’un « démon » qui habite dans la tête de Girolamo Cardano, « une zone de mon cerveau », comme il l’appelle. Qui est-il, ce daïmonion, et pourquoi aurait-il un tel pouvoir qu’il serait capable de se glisser dans la tête de n’importe qui, pour y habiter à jamais et brouiller notre identité?

Disons qu’en travaillant sur les théories de l’inspiration en Occident, j’ai rencontré tout naturellement le daïmon. Il est dans toute la philosophie grecque. Socrate n’a jamais caché que c’est son daïmon qui l’inspirait. Il disait que son daïmon ne lui soufflait pas d’idées particulières, mais qu’il était capable, en revanche, de le dissuader d’emprunter tel chemin intellectuel. Et puis à la Renaissance italienne, le daïmon est redevenu l’inspirateur naturel des Marsile Ficin et autres Pic de la Mirandole, qui ont en outre mit l’astrologie à toutes les sauces. Même au XVIIe, tout intellectuel avait encore son daïmon, par lequel il expliquait ses trouvailles, Képler par exemple. Le daïmon est la personnification de notre pouvoir créateur. Ce serait une Muse masculine…

Vous faites, en même temps, de ce démon votre narrateur. J’avoue que c’est une brillante idée qui donne un dynamisme inattendu à votre livre. J’ai tout de suite pensé à « Maître et Marguerite » de Boulgakov.   

Oui, il m’a semblé que, pour une fois, ce serait vraiment un narrateur omniscient ! C’est comme faire parler l’inconscient, montrer ce qui nous guide et que nous ne connaissons pas, mais qui fait de nous des créateurs, des créatifs.

De cette incandescence de l’esprit de Girolamo Cardano, vous faites jaillir une multitude d’œuvres qu’il écrit dans un effort titanesque. C’est sur cette image de l’effort que j’aimerais que l’on s’arrête, car elle me semble incarner ce que j’avais appelé « la matérialité sensible » présente dans votre écriture. Quel est donc ce rapport à l’objet livre, au corps, au monde qui traverse vos romans?

Le travail du corps dans le processus de l’inspiration littéraire est un sujet extraordinaire. Seuls certains brillants psychanalystes, frottés à la Bibliothèque, l’ont traité, je pense notamment au Corps de l’œuvre de Didier Anzieu, qui m’a aidé à comprendre comment le corps écrit, ou à Michel de M’Uzan. Et c’est en travaillant et retravaillant ces notions que j’ai élaboré ma propre théorie et ma propre pratique de la bibliothérapie littéraire : comment le texte touche au corps, comment la métaphore se noue à nos expériences sensibles les plus intimes, comment le papier est une peau…

J’ai gardé pour la fin la question sur le choix du titre de votre livre, « La Splendeur », l’expression de «ce travail hallucinant, ces fulgurances, comme des navettes qui vont et qui viennent à chaque poussée du front». En lui seul, il en dit long sur l’unicité du génie créateur.

D’où vient ce choix, qu’y a-t-il derrière cette métaphore et qui pourrait inciter à la lecture de votre livre ? 

C’est Cardano qui nomme lui-même « splendeur » le jaillissement de l’inspiration. Evidemment j’ai lu une traduction française de son latin qu’on disait obscur. Mais le mot m’a ravie ! 

Propos recueillis par Dan Burcea

 

Régine Detambel, La splendeur, Éditions Actes Sud, 2014, 189 p., 19 euros.

 

 

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