Rentrée littéraire 2019 – Interview Dana Grigorcea : « Mon livre est une réponse à celui de Tchekhov, c’est l’histoire d’un amour impossible raconté au temps présent »

 

Écrivaine d’origine roumaine et de langue allemande, Dana Grigorcea est née à Bucarest et vit actuellement à Zurich. Après des études de philologie allemande et néerlandaise à Bucarest et Bruxelles, elle se dédie à l’écriture. Son premier roman Baba Rada. Das Leben ist vergänglich wie die Kopfhaare publié en 2011 à Zurich a reçu un des prix littéraires les plus importants de littérature suisse. Das primäre Gefühl der Schuldlosigkeit (Dörlemann, Zurich, 2015), a été primé par le Prix 3sat aux Journées littéraires de Klagenfurt, le concours le plus important de littérature germanophone de Suisse. Son dernier roman, Die Dame mit dem maghrebinischen Hündchen, traduit en français par Dominique Autrand a été publié aux Éditions Albin Michel sous le titre La dame au petit chien arabe.

C’est autour de ce livre que nous avons interrogé notre compatriote Dana Grigorcea qui nous dit tout sur ses personnages et l’univers qu’elle a imaginé pour eux.

Vous êtes une écrivaine bien connue en Suisse. Que pouvez-vous dire en guise de présentation au public français ?

Je suis heureuse de me présenter au public français à travers mon dernier livre qui est le récit le moins fréquenté par des névroses et l’esprit rebelle, une aventure amoureuse autour de laquelle le personnage principal réfléchit au lien entre la vie et l’art.

Quelle place occupe ce roman dans l’ensemble de votre œuvre ? Quels sont les livres que vous avez publiés avant, dans quelles langues et à quels sujets ?

Ma langue d’écriture est l’allemand. Mon premier livre était un roman burlesque Baba Rada. Das Leben ist vergänglich wie die Kopfhaare [Baba Rada. La vie est passagère comme les cheveux de la tête]. J’ai publié ensuite un roman sur Bucarest, Das primäre Gefühl der Schuldlosigkeit [Le sentiment primaire de l’innocence] qui a été traduit en anglais, en néerlandais, en bulgare, en roumain, et va bientôt paraître en italien. « La dame au petit chien arabe » est mon troisième roman. Sinon, j’écris des livres pour enfants, Mond aus! [Éteignez la lune] Der Nase nach [Derrière le nez], Einmal Haare schneiden, bitte [Une belle coiffure, s’il vous plaît], Die Namen der Blumen [Le nom des fleurs], etc.

Comment votre livre a-t-il été traduit et remarqué par les éditions Albin Michel ?

Je ne sais pas. Ce serait présomptueux de dire que l’action et le style du livre correspondent à l’esprit français. Lors de sa présentation à l’occasion de la rentrée littéraire à Paris, en présence de plus de 300 libraires venus de toute la France, le livre a été très bien reçu et les recensions sont élogieux. La traduction est excellente, Dominique Autrand est une traductrice idéale : attentive, rigoureuse et en même temps possédant un style très élégant.

Le titre, mais aussi le nom du personnage principal de votre roman, renvoient au célèbre livre d’Antoine Tchekhov, « La dame au petit chien ». Quel lien y a-t-il entre les deux œuvres ?

Mon livre est une réponse à celui de Tchekhov, c’est l’histoire d’un amour impossible raconté au temps présent. J’ai aimé chez Tchekhov le fait qu’il ne regarde pas ses personnages avec l’œil froid d’un lépidoptériste, mais reste humain. Tchekhov raconte son histoire du point de vue de l’homme qui, se rendant compte de son âge avancé, quitte sa femme acariâtre et part à la recherche de la jeune-femme qu’il avait séduite à Yalta. Je reprends, quant à moi, l’angle de vue d’une danseuse étoile en fin de carrière qui tombe amoureuse d’un jardinier d’origine kurde.

Chez-vous, le thème n’est pas l’adultère, mais, au contraire, un besoin de reconstruction du couple à travers un coup de foudre. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

En effet, la tension du roman se nourrit non pas de l’indignité de l’adultère ou de la réprobation des autres, mais de l’obsession avec laquelle Anna tente de se convaincre qu’elle peut encore ressentir quelque chose de nouveau, jamais éprouvé auparavant sur scène. Dès le premier baiser, le parfum de Gürkan lui rappelle celui des techniciens œuvrant dans les coulisses du théâtre. Elle le séduit dans sa voiture, dans un parking au bord du lac Zurich ; lorsque Gürkan commence à avoir des remords, Anna le console, en lui disant que s’opposer à l’instinct naturel aurait été un péché encore plus grave. Elle veut l’apaiser en lui caressant les cheveux, geste qu’elle avait exécuté de nombreuses fois sur scène. Qu’y a-t-il dans tout cela qui appartient à l’amour, que pouvons nous nommer dans tout cela comme norme culturelle – et qu’appelons-nous aujourd’hui comme appartenant à l’amour?

Vos personnages ont des origines différentes : Gürkan est kurde, Anna est Suissesse. Comment avez-vous réussi à résoudre ce problème de différence et quelle place occupe-t-il dans la structure narrative de votre livre ?

Gürkan est un homme simple, un immigrant qui vit avec sa femme et leurs trois enfants dans une ville de province en Suisse, alors qu’Anna est une artiste de Zurich, mariée à un riche médecin avec qui elle forme un couple harmonieux, qui fréquente un monde passionné d’art et d’esthétique. Anna ressent le besoin de confier à quelqu’un le secret de sa relation avec Gürkan, mais elle se rend rapidement compte que celui-ci n’est qu’une personne insignifiante pour le monde dans lequel elle vit. Malgré cela, elle continue à l’aimer et finira par reprendre le fil de leur relation amoureuse. Je n’ai pas voulu insister sur l’exotisme de ces personnages, ni la nationalité ni la condition sociale ne pouvant empêcher un coup de foudre ; j’ai voulu en revanche insister sur les différences qui interviennent dans la perception de l’acte artistique.

Leur statut matrimonial est à son tour bouleversé. Comment vivent-ils cette aventure ?

Ils sont tous les deux mariés, leur relation étant donc adultérine. Pour Anna cela ne pose pas de problème, au contraire, elle exhibe Gürkan comme son amant à un de ses amis. En revanche, Gürkan est plus réservé, il rencontre Anna en secret, il accepte de boire de l’alcool avec elle, mais il mâche du chewing-gum pour que sa femme ne s’en aperçoive. A travers Gürkan, je retrace le lien avec la Russie de Tchekhov où l’adultère déclenchait un vrai scandale. Pour Anna, l’adultère est une routine, un exercice comportant un rituel dans sa gestualité – elle pratique l’adultère avec assiduité, pour ne pas perdre sa condition physique. Gürkan se laisse séduire à cause de sa vie monotone, à l’affut de l’événement capable de le sortir de son monde trop étroit.

Que souhaiter à votre roman dans cette période de rentrée littéraire en France ?

Je lui souhaite ce que chaque roman veut : rendre heureux les lecteurs qui vont le lire.

Interview et traduction du roumain, Dan Burcea

Photo de l’auteure, Yvonne Böhler

Dana Grigorcea, « La dame au petit chien arabe », traduit de l’allemand suisse par Dominique Autrand, Éditions Albin Michel, 2019, 160 p.

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