Solitude, amour caché et désir de liberté dans «Les mots entre mes mains», un roman de Guinevere Glasfurd

Les Éditions Préludes publient pour la rentrée littéraire de septembre 2016, dans la catégorie du premier roman de littérature étrangère, le livre de l’écrivain britannique Guinevere Glasfurd, «Les mots entre mes mains», dans l’excellente traduction de Claire Desserrey. Ce choix est d’autant plus inspiré, s’agissant d’un roman bouleversant et quasi inclassable qui surprend par une singularité qui oblige le regard critique à contourner ce que l’on pourrait appeler la périmétrie d’une exégèse conventionnelle. À mi-chemin entre le genre historique et la biographie romancée, ce livre ne peut être compris qu’en acceptant l’exercice virevoltant permettant pour un instant – et seulement pour les besoins de l’analyse – que la réalité historique prenne le pas sur la partie fictionnelle qui fait, en revanche et de loin, sa substance.

Le récit renferme une histoire d’amour faite de passion, de pudeur et surtout de non-dits entre deux personnes que tant de choses séparent : Helena Jans van der Strom, servante chez un libraire anglais d’Amsterdam et le philosophe français René Descartes. L’action se passe au Pays-Bas au XVIIe siècle et se construit comme une fresque de ce «siècle d’or», mélange de censure et d’effervescence intellectuelle, de passion, de dangers, de solitude et de désir de liberté où évoluent deux personnes d’exception dont les destins s’entrecroisent défiant les règles de l’époque et de nombreux autres interdits. Au-delà de ces prémices, l’exercice critique est rendu possible par la romancière elle-même qui, tout à la fin du roman, pose cette même question sur les sources de son récit dans un chapitre qui s’intitule «Que savons-nous avec certitude ?». Nous apprenons ainsi que le personnage féminin, Helena Jans van der Strom a en effet existé, qu’elle a habité au n°6, Westermarkt, à Amsterdam dans une maison qui existe toujours où logea en 1634 «son occupant le plus célèbre», René Descartes. La maison appartenait à l’époque au libraire anglais Thomas Sergeant, Helena était sa servante. On sait également qu’en 1635 Helena a donné naissance à une fille, Francine, et que le registre des baptêmes de Deventer mentionne à la date de 28 juillet de la même année le nom des parents, Reyner (correspondant néerlandais de René) Jochem (de Jean, le nom du père de Descartes) et celui d’Helena Jans. Leur relation a duré au moins dix ans. D’autres détails ou traces de leur correspondance se sont perdus avec les années.

Ce sont les faits. Sommes-nous pour autant en possession d’une véritable et utile clé de lecture de ce roman plurivoque ? Quelques lignes plus loin, dans ce même chapitre explicatif, l’auteur prend soin de nous ramener à la tout aussi vraie nature de son écriture : «Ceci est un livre de fiction», nous prévient-elle. Et comme, selon Paul Ricœur, «sans le secours de la narration, le problème de l’identité personnelle est en effet voué à une antinomie sans solution», l’on comprend dès lors quelle est la véritable intentionnalité romanesque de Guinevere Glasfurd : rendre lisible la réalité historique à l’aide de la fiction, ressusciter tout un monde et éviter que celui-ci ne se perde dans les corridors de l’oubli, faire de l’existence des personnes qui, autrefois, s’entrecroisèrent les destins et les élever au rang de personnages littéraires, c’est-à-dire les faire rentrer dans une éternité fictionnelle, encore plus forte que leur vie d’avant.

De ce point de vue, le pari de Guinevere Glasfurd est entièrement réussi.

Bienvenu dans le XVIIe siècle renfermé dans «Les mots entre mes mains» !

De servante, Helena Jans van der Strom, se voit attribuer le titre de narratrice qu’elle assume avec sensibilité, pudeur et élégance. Femme en avance sur son temps, elle sait lire et écrire, chose inhabituelle à cette époque, les femmes n’ayant pas accès à l’éducation, surtout s’agissant des personnes de sa condition sociale. Elle rêve de liberté dans un monde pétri de règles établies. Lorsqu’elle rencontre René Descartes, elle résume ainsi les choses qui les séparent : «Nous avons beau avoir le même sol sous nos semelles, nous y sommes arrivés par des chemins différents». Sous le poids de nombreuses corvées qu’exige son métier de servante, dans une maison qu’elle décrit comme «une bâtisse immense […], avec tellement d’espaces vides inutiles, et des objets si éloignés les uns des autres», Helena décrit sa vie en couleurs sombres : «Voilà ma vie, du sang, de la crotte, de la boue, et pas moyen d’y échapper.» C’était sans compter sur une autre réalité tout aussi simple mais qui va changer son existence : la maison du libraire Thomas Sergeant est remplie de livres, de plumes et de papier. Libre à elle d’en profiter. Cela lui convient parfaitement car elle veut apprendre «comme les hommes» et s’ouvrir à l’émerveillement, mot étrange qu’elle entend de la bouche de l’illustre locataire hébergé par ce même libraire anglais. Le portrait qu’elle fait de René Descartes montre son désir de gommer d’un trait toute différence entre eux : «un home mince, à la peau claire, pas plus grand que moi, vêtu d’une casaque noire au col relevé». Elle l’appellera pour toujours le Monsieur. À l’époque de ce séjour au Pays-Bas (1635-1640), Descartes est en pleine élaboration de son Discours sur la méthode et des Méditations métaphysiques. Il a fui la France, son pays où, malheureusement, la liberté de penser n’est pas trop bien accueillie par la scolastique. À Amsterdam, il passe beaucoup de temps enfermé dans sa chambre, occupé à écrire et à étudier. À cela, rien d’étonnant, car on connait sa prédisposition à s’isoler du monde. N’avait-il pas pris comme devise de son blason les paroles d’Ovide, bene vixit, qui bene latuit ! («Heureux qui a vécu caché !») ? Mais, s’il se méfie des autres, il se montre confiant dans la force du savoir renfermé dans les livres. Pour lui, «un livre est une chose incroyable […], il a de la force, des conséquences, il peut remettre en cause d’anciennes dogmes, désarçonner les prêtres les plus convaincus, mettre à bas des systèmes de pensée. Vlan ! Il peut, il doit surprendre». Selon ces paroles, l’on comprend mieux quelles sont les exigences de sa vie de savant en avance sur son siècle. Les conservatismes, les dogmes, ce sont ces choses que visent ses écrits, ce qui donne un sens limpide à la suite des verbes qu’il emploie. «Désarçonner», «mettre à bas», «surprendre», et même cette interjection «Vlan !», tous reflètent une volonté et une vitale nécessité de changer l’ordre établi.

Guinevere Glasfurd a très bien saisi, comme on peut le voir ici, les faits significatifs qui relient ces deux personnages : deux êtres qui avancent cachés, car différents des autres et à contre-courant des institutions traditionnelles, protestante ou catholique, et qui mettent en sourdine, autant qu’ils le peuvent, leur condition exceptionnelle. Et, si le monde ne peut pas les comprendre, il ne leur reste qu’une seule solution, se rapprocher malgré tout, se lier l’un à l’autre. S’aimer ? Le mot est peut-être trop fort même pour eux, il doit et il le restera secret, écrit dans des lettres jamais envoyées et gardées longtemps cachées, qu’Helena retrouvera dans les valises du Monsieur. Une proximité qui se change petit à petit en présence consolante, protectrice pour devenir, à son apogée, une complicité passionnelle à peine voilée du regard commun. Les mots qui enferment ce secret dans la pensée de la jeune femme sonnent comme une belle musique : «Il murmure : Helena, et je ne me lasse pas de l’entendre. Je le croise chaque jour, mais si nous ne sommes pas seuls, je ne dois rien changer à mon comportement. Nous savons ce qu’il y a entre nous. Ses doigts frôlent les miens lorsque je remplis son verre, je l’effleure en desservant son assiette».

À l’approche de la venue au monde de Francine, le fruit de leur amour caché, à Deventer, l’absence du père dans ces moments intenses se transforme en une insoutenable attente. Malgré tout cela, une assurance fait place dans sa vie, celle d’un amour dont la marque de la fidélité est incarnée dans cet enfant. De servante, Helena devient mère, condition que nul ne pourra remettre en cause, comme tente maladroitement Limousin, le valet de Monsieur. «On parlera de moi et je cacherai mes sentiments, nous dit-elle. Que voit-il en moi ? Une pauvre servante mal fagotée ? Toujours est-il que je porte l’enfant du Monsieur, qui souhaite le garder – je le sais». Ce n’est que plus tard, retiré à Santpoort que le couple et la petite Francine goûtera pendant deux ans aux délices d’une tranquillité heureuse. C’est, encore une fois, Helena qui le dit : «Je ne veux pas paraître ingrate ? La plupart du temps, je suis très heureuse». Car, si elle n’a pas eu droit à une vraie liberté, au moins sa fille aura la chance de porter le nom de cette liberté tant désirée. «J’étais sûre, nous dit-elle, de son nom quand je l’ai choisi : Francine – de France, un être libre. C’est un nom français et hollandais». Voici, dans ces propos, une bien belle déclaration à l’esprit d’universalité, si cher à la France !

Peut-on pour autant dire que la liste rédigée par Helena à plusieurs reprises et qui contient une sorte de cheminement idéal pour son avenir proche est en train de s’accomplir ? Selon elle, «l’avenir est un livre à sept verrous». Voici lancée une belle invitation au lecteur de ce passionnant roman ! Il faut donc suivre le dénouement de son histoire pour en savoir un peu plus sur ce qui est loin de pouvoir être résumé ainsi. Et c’est en cela que consiste tout le travail critique afin de donner sens au message que Guinevere Glasfurd a su offrir à son roman, «Les mots entre mes mains» : arracher à l’oubli cette histoire d’amour et la protéger en même temps de toute intrusion de toute tentation spectaculaire proche de nos temps avides de sensationnel et d’anecdotique ont été pour elle des défis de premier ordre. Sauf que, selon nous, ce n’est pas qu’en cela que consiste son plus grand talent et sa plus grande réussite. Son esprit d’écrivain ne pouvait pas s’empêcher d’aller plus loin afin de profiter de sa liberté fictionnelle pour l’élever son écriture à sa vraie portée. Réunir deux êtres assujettis à une solitude sournoise pour parler de liberté et d’interdits n’avait de sens que si, au-dessus de tout, une autre étoile, encore plus brillante, continuait à veiller sur eux. Vus de cet angle, les personnages du roman s’enrichissent de qualités nouvelles. Loin d’être un homme préférant vivre caché, Descartes dévoile son génie qui illumine son siècle. Quant à Helena, cette femme dépourvue de moyens et retranchée dans sa condition modeste, elle reçoit, sous la plume de Guinevere Glasfurd, la plus haute dignité réservée à une femme, celle de la maternité.

«Les mots entre mes mains» est un bel hommage à la puissance de la parole et à l’extraordinaire ouverture qu’il propose sur le monde et, avant tout, un récit sur la liberté qui découle de la connaissance et de l’amour qui peut tout vaincre.

Et tout guérir ?

Au lecteur d’en savoir plus en lisant les pages de ce roman dont on ne cessera pas de louer l’humanisme, la valeur littéraire et la sagesse dont le dernier mot est résumé ainsi par Helena, la narratrice : «Le monde n’attend pas. Ni moi. Ni lui. Il progresse quoi qu’il arrive – avec ou sans nous. Il est indifférent».

Heureusement, au-dessus de tout, veille le portrait lumineux de Francine qui rayonne sur cette narration riche, belle et d’une élégante discrétion.

Belle lecture en perspective !

Dan Burcea (09.10.2016)

Guinevere Glasfurd, «Les mots entre mes mains», Editions Préludes, 2016, 442 p. 15,90 euros.

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