Les «Souvenirs tchékhoviens» et la beauté habitée des personnages de Baptiste-Marrey

 

L’opuscule «Souvenirs tchékhoviens des Trois sœurs (qui étaient quatre)» publié en ce début d’année chez Tarabuste Éditeur par Baptiste-Marrey a cette particularité rare de se présenter aux lecteurs comme un livre-flacon sorti directement d’une collection Art Déco de Judith Miller. Il renferme des fragrances littéraires savamment distillée pendant plus de six décennies par cet écrivain et maître-parfumeur qui dédia toute sa vie à l’action culturelle et à la création littéraire.

Loin de prétendre au titre de petit traité de dramaturgie consacré à l’œuvre d’Antoine Tchékhov, ce livre s’inscrit plutôt dans le travail de remémoration de celui qui a toujours été pour l’auteur «un compagnon de toute ma vie qui se tient auprès de moi, accompagné de mes héroïnes favorites, les trois sœurs Prozorov». Dès lors, convoquer sur la scène du présent Macha, Olga et Irina n’a rien d’une supplication grandiloquente pour Baptiste-Marrey : il s’agit plutôt, comme il se confie dans «Éloge du roman» (Fayard, 2002), d’une évocation à l’aide «des personnages fréquentés de jour et de nuit (parfois même en rêve) […] devenus plus réels que bien des silhouettes croisées quotidiennement».Du secret de cette réalité qui, à force d’être rêvée est devenue finalement intime, nous n’en saurons que ce que l’auteur voudra bien nous en dévoiler, car dans ses «souvenirs tchékhoviens» ses yeux sont plutôt tournés vers ce qu’il appelle «l’appropriation, l’incarnation de ses personnages imaginaires». D’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement ? Que seraient les personnages de théâtre sans les actrices et les acteurs qui les incarnent ? La couverture du premier livret édité en 1901 de la pièce de Tchékhov portait, comme il se devait déjà à l’époque, les photos des trois actrices qui interprétaient les personnages de la pièce : Savitskaïa (Olga), Knipper (Macha) et Andreïeva (Irina).

Ainsi, Manie, Jeanne et Lise, les trois actrices de l’École de Strasbourg, sont, à distance de cinq décennies, sur la photo que Baptiste-Marrey contemple avec nostalgie, la personnification des trois sœurs tchékhoviennes, en rajoutant leur humanité à celle des personnages qu’elle jouent sur scène. Leur beauté, immortalisée sur un cliché daté de 1956, est l’expression «non pas d’une beauté aguicheuse de starlette, mais d’une beauté tchékhovienne, habitée d’une certaine tristesse, d’un voile de mélancolie». Cette transfiguration est surtout visible dans «leurs regards lisses qui ont déjà un peu de leurs personnages». Pour nommer cette communion, l’auteur choisit un terme qu’il prend soin de nuancer, en optant pour le syntagme d’une «si proche – et pourtant si lointaine – fraternité» entre six destins qui voyagent main dans la main vers la réalisation impossible et pourtant si fortement désirée de leurs rêves. Entrecroiser «amours, passions, ruptures, jalousies, haines, désespoirs, suicides (manqués), naissances clandestines», avec les mêmes passions des héroïnes qu’elles incarnent, exige de leur part à assumer sur scène et dans la vie l’idée ou, osons dire, la réalité que le paradis tant rêvé de Moscou est inatteignable.

Et c’est ainsi, d’ailleurs, que Baptiste-Marrey décrit la différence entre «acteur» et «comédien», en contemplant la photo du beau et ténébreux Sacha Pitoeff jouant à Paris, en 1954, le rôle du Colonel Verchinine. Capter les regards, les magnétiser et non pas s’effacer derrière un personnage – voici toute la différence entre les deux. Car, pour atteindre le cœur du public, pour transmettre le message caché derrière les répliques, l’acteur a besoin de se métamorphoser et de devenir, sous les feux de la rampe, la voix de l’auteur. Dans le drame des Trois sœurs, Tchekhov a voulu nous parler de l’aspiration profonde de chacun d’entre nous vers le bonheur, en vivant pleinement nos vies. Lorsque l’on veut transmettre un tel message, on ne peut pas le faire en trichant ni en se cachant derrière son personnage…

Peut-on pour autant dire que la vie peut elle-même être considérée comme une pièce de théâtre que l’on joue sur la scène de ce grand monde ? La métaphore risque de se retrouver trop diluée par la diversité de nos destins individuels. Ce qui est sûr pour nous comme pour l’auteur qui ne cesse de scruter ses souvenirs, c’est qu’à chaque moment de notre vie il nous faut nous accommoder avec ce que notre personne laisse dire de nous et donner sens au temps qui passe. Car, 60 ans après, lui-même vieillissant, il voit Lise, qui jouait dans sa jeunesse Irina, en train d’incarner maintenant le rôle d’Anfissa, la vieille nourrice au service de la famille. Ici, plus qu’ailleurs, nous comprenons le sens du mot persona qui, à l’origine, nommait le masque de l’acteur et qui devint avec le temps celui de chacun d’entre nous. Sans doute, rester à ce simple reflet de l’être dans le miroir que le spectacle ne cesse de sublimer à travers le jeu des acteurs nous invite, le temps d’une brève respiration, à retourner notre regard pour mieux contempler le frémissement de notre âme. C’est en tout cas ce que nous propose Baptiste-Marrey qui, en «témoin du temps qui passe» se confie, en ne cachant plus ses larmes, et se livre à nous, en se reconnaissant dans les personnages tchékhoviens, surtout dans celui de Firss qui murmure à ses oreilles de spectateur ému : «Ma vie s’est écoulé, et j’ai l’impression de n’avoir pas vécu». Dans un monologue écrit pour l’acteur André Pomarat qui jouait le personnage de Firss, Baptiste-Marrey lui fait dire cette réplique : «J’aurais consulté le Docteur Tchekhov. Je lui aurais dit : Docteur, j’ai mal à l’âme. Je suis sûr qu’il aurait compris, et nous serions partis pêcher à la ligne ensemble !» Cet appel inconsolable ressemble comme deux gouttes d’eau à celui de Balzac invoquant le nom du docteur Bianchon, seul capable, selon lui, de le sauver de la mort imminente. «Il me faudrait Bianchon», avait-il répété par trois fois à Nacquart qui savait que le docteur Bianchon n’était qu’un personnage créé de toute pièce par l’écrivain agonisant.

Ce n’est pas à la pêche à la ligne que l’auteur nous invite à présent, mais au lieu dit la Terre Promise à quelques verstes à l’est de Toulon, sa Crimée, comme il aime dire, où il passe ses vacances à côté de sa tendre épouse, sa Macha. L’image des sœurs tchékhoviennes se multiplie ici, car il ne s’agit plus de trois mais de quatre sœurs arrivées dans la lointaine métropole depuis  l’Algérie, leur Moscou à elles. Quels secrets renferment leurs vies, là non plus nous ne le saurons jamais, car, comme l’écrit son auteur préféré dans «La dame au petit chien», «chaque existence personnelle est fondée sur le secret». Cela ne pouvait pas se passer autrement : les lumières s’allument sur l’image d’un présent où l’auteur accepte de se dévoiler et de nous faire connaître le fond de son cœur, en nous parlant des êtres qu’il aime.

Ne quittons pas l’espace de ce livre sans donner pour une dernière fois la parole à son auteur. De son grand ami Albert Camus, il a hérité l’amour pour Dostoïevski et Berdiaeff. Ce sont les paroles de ce dernier qu’il cite en guise de testament spirituel, sans oublier de faire un clin d’œil significatif à celui qui fut si préoccupé par la chute et le néant. «Il est horrible – avait écrit Berdiaeff – que tout est plat et fini, sans profondeur, sans infini : c’est cela la chute dans le néant». Le rideau peut maintenant tomber sur ces paroles et sur la nostalgie qui entoure les souvenirs de cet auteur qui continue à croire que tout a un sens malgré les chutes dans le néant de nos temps moribonds et que l’espoir existe, même si, à chaque représentation, Moscou devient de moins en moins accessible qu’hier, quand il était encore possible d’aller pêcher à la ligne en compagnie du Docteur Tchékhov pour apaiser les maladies de l’âme.

Dan Burcea (25/02/2017)

 

Baptiste-Marrey, Souvenirs tchékhoviens des trois sœurs (qui étaient quatre), Tarabuste Éditions, 2017, 64 pages, 12 euros.

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