Chère Éva,
Je lis et relis ton « cher Journal », comme tu l’appelais autrefois, lorsque tu remplissais avec application ses pages. Cela s’est passé en 1944 et plus précisément entre le 13 février – jour de ton anniversaire – et le 30 mai de la même année, avant ton départ pour Auschwitz d’où tu ne reviendras jamais. Tu avais 13 ans : décidément ce chiffre t’a poursuivie, même si ce serait trop facile de l’utiliser pour absoudre de ses crimes la folie de l’Histoire.
Ta mémoire est présente aujourd’hui parmi la jeunesse. Il existe même un compte Instagram à ton nom dont le slogan est : « Que se serait-il passé si une fille durant l’Holocauste avait Instagram ? » Ce fut un grand succès, et en peu de temps il y a eu plus d’un million d’abonnés, et ton Journal s’est vu soudain mis en avant et transposé par des images poignantes sous le jeu des acteurs. Tu revis non seulement par tes écrits mais aussi par ton portrait cinématographique. Les jeunes ont été touchés par ton histoire et ta mémoire reste toujours vivante. C’est ce que les réalisateurs de cette série documentaire ont surement voulu faire.
Mais revenons à ton Journal, à qui tu t’adresses comme à un cher confident. Son histoire demande à être racontée en détail, tellement elle est bouleversante. Te souviens-tu de ce que tu as écrit dans ses premières pages, le jour de ton anniversaire du février 1944 ? « D’après ma grand-mère – écris-tu –, un jour, c’est moi qui serai la plus belle ». Quel beau rêve de jeune fille qui préfère pour le moment aller se coucher, après avoir reçu une multitude de cadeaux d’anniversaire dont elle fait soigneusement l’inventaire. Et tu conclus : « Je pense que j’en ai assez dit pour aujourd’hui. Toi aussi, mon petit Journal, tu dois être fatigué ». Tu es née et tu habites avec tes grands-parents à Oradea, en Transylvanie qui fait partie de la Roumanie, dans une famille juive. Ton père Béla est ingénieur, il appartient à une famille de notables les Heyman-Weiszlovits, et ta maman, Ágnes, Ági, comme tu l’appelles affectueusement, est la fille du pharmacien Rezscő Rách.
La langue hongroise est encore parlée dans cette région ; c’est d’ailleurs dans cette langue que tu écris ton journal dont il convient de dire quelques mots quant à son incroyable histoire. Car si nous pouvons le lire aujourd’hui, c’est parce que tu as eu l’intelligence de le confier en hâte à Mariska Szabó, la cuisinière de tes parents, avant ton départ précipité vers le camp de la mort. Il fut publié à Budapest en 1948 sous le titre « Éva Lányom », [Ma fille Éva] par ta maman, revenue de Suisse, après avoir été elle-aussi déportée à Auschwitz. Toi, tu n’étais plus là, elle le vivait comme une épreuve qui se révéla insupportable, car, peu de temps après, elle se donna la mort.
En 1964, le journal fut traduit en hébreu par Yehuda Márton sous le titre Yomanah shel Evah Hayman (« Le journal d’Éva Heyman »). À partir de cette version hébraïque, une édition en anglais fut publiée en 1974 sous le nom de The Diary of Éva Heyman, suivie d’une deuxième édition en 1988, The Diary of Éva Heyman : Child of the Holocaust. En 1991, paraît à Bucarest la version roumaine. La version française est due à Jean-Léon Muller qui la traduit du hongrois et qui est publiée aux Éditions des Syrtes à Genève en 2013 sous le titre : Éva Heyman, J’ai vécu si peu – Journal du ghetto d’Oradea.
Ainsi, ton nom entre au panthéon de la jeunesse sacrifiée par l’antisémitisme nazi et rejoint des noms comme celui d’Anne Franck ou de Louise Jacobson.
Comme tu vois, chère Éva, ton histoire n’est pas isolée dans l’océan tragique où furent plongées tant de vies innocentes d’enfants juifs comme toi dans les camps nazis. Et pourtant, j’ai pour toi une tendresse particulière, et tu le sais bien pourquoi : Oradea, la ville où tu as vécu, si peu hélas, se trouve en Roumanie qui est aussi mon pays et c’est aussi la ville d’origine de ton éditrice qui a tout fait pour que ton journal voie le jour en français. Et nous ne sommes pas les seuls. Le jeune professeur Antonio Faur a eu l’initiative de donner ton nom au Centre de recherches de l’histoire des Juifs à l’université d’Oradea, en 2012, et qui s’appelle maintenant le Centre Éva Heyman.
Cette postérité est peut-être une maigre consolation pour la jeune fille de 13 ans que tu étais en 1944. Comment ne pas comprendre un tel sentiment ? Car ce qui a été le plus fort c’était ta joie de vivre, malgré l’avalanche de malheurs de la guerre et de la violence. Ton journal en rend amplement compte, comme il rend également compte de toutes les questions restées sans réponses quant à ceux qui t’entouraient et à qui tu implorais l’amour et la protection.
Comme je ne souhaite pas ici trop dévoiler tes secrets, voulant laisser à tes futurs lecteurs qui ne te connaissent pas encore, mais qui te lirons sûrement, l’occasion de les découvrir, je parlerais ici de ton innocence assassinée, de tes parents dont le divorce te chagrine tant, de l’amour que tu réclames de leur part, de ton application à faire tes devoirs et de tes rêves qui se heurtent devant une Histoire que tu comprends à peine et dont tu refuses les horreurs. Je noterais ensuite ton image de jeune fille en avril 1944 avec ton manteau de printemps portant une étoile jaune « juste au-dessus du cœur », ce cœur qui te pousse à écrire en urgence dans ton cher Journal : « Mais je ne veux pas mourir, mon petit Journal ! Je veux vivre, même si je dois être la seule à rester ici ! »
Je m’incline devant ton histoire, chère Éva, et je fais don à nos lecteurs de ta mémoire, en les invitant à lire ton précieux Journal.
Dan Burcea
Éva Heyman, J’ai vécu si peu : Journal du ghetto d’Oradea, Éditions des Syrtes, 2013, 149 pages.
Pour le compte Instagram :
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