Interview. Jean-Robert Léonidas : « Chaque vie est un univers, une vaste encyclopédie dont les pages s’écrivent continuellement selon la fortune ou l’infortune des jours »

 

L’écrivain haïtien Jean-Robert Léonidas publie Comme un arbre planté dans le jardin du bon Dieu aux Éditions Riveneuve. Le thème du retour au pays et, par extension, aux origines, n’est pas nouveau chez ce professeur de médecine et écrivain, longtemps expatrié à New York et revenu depuis quelque temps dans son pays d’origine. Il l’a déjà traité dans ses précédents romans, ce dernier insistant, comme il fallait s’y attendre, au besoin intérieur de ce geste et à ses capacités régénératrices. En suivant le périple de Jasmine Deschâtaignes, adoptée par un couple de parisiens et retournée vingt ans plus tard à Jérémie dans les terres qui l’ont vue naître, Jean-Robert Léonidas nous livre une vraie plaidoirie en faveur de la capacité régénératrice du retour aux sources.

Le besoin vital du retour aux sources est pour vous un thème central que vous traitez dans plusieurs de vos livres comme À chacun son big-bang (2012) ou Retour à Gygès (2017). Que représente pour vous en tant qu’homme et écrivain cet appel des origines ?

À quoi bon écrire, si le geste, outre sa visée esthétique, ne charrie pas une raison d’être obvie ou camouflée. Vous me faites réaliser que je suis habité par une hantise. Dans le roman, j’ai tenté de traduire le cri d’un pays en perte de substance humaine et qui a besoin de renaître par la gestuelle d’un retour citoyen. Dans mon ancienne vie d’expatrié, à travers des articles de journaux, je parlais souvent de crawler à rebours vers la source. Le romancier que je suis veut avoir les pieds ancrés dans la glaise du réel. Acta non verba. Mon retour au pays est un fait, avec son bonheur incontestable et son aspect moins brillant, douloureux parfois.

Pour compléter ce que vous venez de dire, je me souviens de ce que vous m’écriviez lors d’un de nos précédents échanges : « Le roman a de toute évidence des velléités biographiques. Mais il est davantage une œuvre de fiction qu’une biographie ». Peut-on dire qu’il s’agit cette fois encore de ce mélange de réalité et de fiction qui génère et met en place de concert la thématique de votre dernier récit ? En quoi cette thématique vous touche personnellement au-delà de son aspect purement littéraire ?

Il est question d’une multiplicité de lieux, Sassier, Jérémie, Port-au-Prince, un quartier de Paris, des coins de New York. Pourrais-je déduire comme Montaigne « C’est moi que je peins » ? Nullement. Une réserve pourtant. Lorsque la sécurité routière le permettait, je voyageais par terre de Port-au-Prince à Jérémie. Moult villages. Agréable verdure. Des cocoteraies jouxtant la mer des Caraïbes. De temps en temps une invitation à la baignade. Mais tout a basculé. Au cours d’un dernier voyage, mon autobus a été menacé de braquage à Grand-Ravine, non loin de Port-au-Prince. On s’en est bien tirés grâce à la diplomatie pratique du chauffeur. Cela a sans doute contribué, ne serait-ce qu’en partie, au déroulement et à la facture du roman.

Chez Jasmine, votre héroïne franco-haïtienne, partie bientôt sur la route « de la recherche de soi » cette démarche s’appuie, si je puis dire, sur deux piliers : « l’admiration sans failles des parents blancs pour la fille noire qu’elle est, surtout leur générosité » et « l’instant où l’on remonte le temps pour considérer, pour comprendre ». Voyez-vous chez Jasmine l’illustration même d’un processus d’éloignement-retrouvaille comme métaphore d’un retour aux origines ou au paradis perdu, par exemple ?                                                                                                                 

Vous me faites penser à la théorie de la séparation-individualisation de la psychanalyste Margareth Mahler. De gré ou de force, on se sépare de la mère, de la terre-mère, mais il faut s’assurer qu’elle est bien présente en y revenant même temporairement.  Il y a ensuite le dilemme émotionnel entre des parents français qui ont tout donné à Jasmine et des géniteurs haïtiens qui l’ont abandonnée. Un choix presque cornélien entre un jeune blond qu’elle aime et un universitaire noir venu de la Guyane que ses nouveaux parents, les Deschâtaignes, préfèrent. Arrivée sur sa terre d’origine, mon héroïne revit par procuration et avec beaucoup plus d’emphase, hélas, ce qui était advenu à son créateur sur la route Nationale numéro 2 tout près de Port-au-Prince. Parfois l’écrivain se projette dans son texte sans le savoir. Comme je l’ai dit ailleurs « le texte est l’épiderme de la conscience ».

Vous dites que cette recherche implique « un besoin presque physique » et « une dimension spirituelle à pénétrer la vérité de Clémentine, la toute première maman ». Pouvez-vous nous expliquer ce double et intense sentiment ?

Nous entrons dans le vif du sujet. La question de l’adoption se trouve au cœur du roman. À la mort de ses parents adoptifs, Jasmine devient un électron libre. Jetée comme un bateau ivre sur le fleuve bouillonnant des jours, elle a besoin d’une ralingue à sa voilure, d’un ancrage sur son parcours, de réels antécédents à son existence. Il lui faut au moins retrouver Clémentine, la mère de sang. Car la vie physique, biologique, est perçue comme une possible résultante de l’amour. Elle rêve de savoir qu’elle a été le produit d’une véritable rencontre « spirituelle ». Comprenez une collusion consentie de deux esprits, deux regards, deux sourires. Un beau préalable à un subséquent corps-à-corps.

« La vie est une encyclopédie dont les pages se déplient sous nos yeux ». Cette phrase que vous écrivez dès le début de l’histoire m’amène à vous interroger sur la manière dont vous avez écrit ce roman, et dont vous procédez, en général. Partez-vous d’un plan que vous développez ensuite ? Sinon, en prenant le cas de Comme un arbre planté dans le jardin du bon Dieu, comment dépliez-vous cette encyclopédie qui contient l’aventure de vos personnages ?

Chaque vie est un univers, une vaste encyclopédie dont les pages s’écrivent continuellement selon la fortune ou l’infortune des jours. Le roman est parti d’une idée maîtresse, celle d’une triple adoption heureuse ou malheureuse, d’un besoin de départ accompli ou non, d’un projet de retour réussi ou échoué. Et de là tout un univers a pris naissance. J’oserais même dire un multivers.

Cela n’est d’ailleurs pas illustré par le titre de votre roman ? Que veut-il dire ?

Chacun est un arbre planté quelque part dont les branches ont la possibilité de s’échapper par la mobilité de ses feuilles, ses pétales, son parfum. Chaque arbre peut ainsi traverser les lisières, les frontières j’ai envie de dire. Le titre fait allusion à un verset scripturaire chanté sur un air grégorien et mis sur les lèvres de Siméon, l’un des 3 adoptés, balloté dans sa prime jeunesse entre les attraits de la musique d’église et les sirènes du gangstérisme. Le jardin du bon Dieu, c’est la terre qui peut devenir difficile à vivre. De telle sorte qu’il y a, en sous-entendu, une certaine ironie dans le titre. Le lieu de naissance se voudrait un paradis perdu. Mais là où il y a des hommes, il y a toujours de l’hommerie. Faut-il rappeler la répartie sartrienne « l’enfer, c’est les Autres » ? Puisqu’il s’agit de 3 adoptions en 3 endroits différents désirées par une fille-mère incapable de subvenir aux besoins de sa progéniture, on pourrait choisir comme titre : « Trois univers pour le rêve d’une mère ». Ce serait plus descriptif mais pas assez accrocheur. C’était d’ailleurs l’opinion de Riveneuve, à quoi j’ai vite acquiescé.  

Il est temps, je pense de faire connaissance avec vos personnages. Parlez-nous de Jasmine et de sa double famille, française d’abord et ensuite haïtienne. Qui est-elle, qui sont ceux qui l’entourent ?

Je vais être discret pour ne pas vendre la mèche aux potentiels lecteurs. Il y a Jasmine adoptée avec bonheur par un couple de français d’une humanité sans égale. Il y a sa sœur adoptée par des américains et qui n’a pas été aussi chanceuse. Siméon est resté à Jérémie et a connu plusieurs demeures. Des trois enfants de Clémentine, Jasmine devenue ingénieure à Paris a eu la meilleure part. Dans son entourage, il y a le petit ami blond un peu feu follet et un universitaire noir à l’allure plus sérieuse.

La figure de Clémentine est tout aussi forte. Pouvez-vous nous la décrire, en nous parlant surtout de son désir de voir ses enfants revenus et heureux autour d’elle ?

Les trois messieurs qui ont fait des enfants à cette fille-mère n’ont fait que passer.  Pour Clémentine, ils n’ont été que des donneurs de sperme. Elle a confié ses enfants à des adoptants dans l’espoir qu’ils reviennent un jour instruits et cossus. Après quoi, la belle campagnarde s’est rendue à Port-au-Prince, lieu de tous les possibles, pour régler ses comptes avec la vie et prendre sa revanche sur les hommes.

Vous nous donnez l’occasion de savourer des pages d’une grande beauté sur Haïti. Que pouvez-vous nous dire du regard que vous projetez sur ce pays, sur son histoire et sur son évolution récente ?

Merci d’y être sensible. Quand je dis Haïti, je vois les hauts faits de 1804, la guerre de l’Indépendance gagnée contre l’armée de Napoléon, la solidarité avec l’Amérique du Sud dans ses luttes indépendantistes, le ferment libertaire qui a fait tache d’huile. Quand je vois Jérémie, je dis do ré mi, ville musique, ville poésie. Hélas, avec la faillite du pouvoir, la corruption, le brigandage, les enlèvements, le tableau s’est assombri et peut caresser tout observateur dans le mauvais sens du poil… Mais tout comme l’esprit du roman, je continue de croire fermement à la résurrection d’Haïti et c’est un leitmotiv retrouvé souvent sous ma plume.  (Croire mordicus à la résurrection d’Haïti – L’Obs).

Enfin, revenons à l’émotion des retrouvailles qui occupent la place centrale de votre roman. Vous écrivez : « Vingt ans d’émotion se rejoignent ». Vous énumérez « les douleurs d’autrefois, la tristesse des départs, le bonheur attaché à certaines décisions, la joie de certaines rencontres », etc. Laquelle de ces émotions parle au mieux de l’univers narratif de ce roman ? Quel est, autrement dit, le sentiment le plus fort qui a guidé votre plume en écrivant Comme un arbre planté dans le jardin du bon Dieu ?

Malgré la morosité des temps présents et le misérabilisme qui en découle, il y a encore dans le monde, même en fiction, des cœurs vaillants comme les Deschâtaignes qui prennent à cœur les malheurs d’autrui et offrent leurs services aux plus démunis. Le monde est en quête d’amour, d’empathie, de partage et de solidarité. Jasmine en a pris de la graine et entend perpétuer la même philosophie, le même geste, en un cercle vertueux. Un certain bonheur surnage qui l’a poussée à renouer avec la chaine cassée des relations premières. Elle a finalement compris le bien-fondé de l’adoption, qu’elle désire renouveler dans une dynamique améliorée. Et c’est tant mieux pour la littérature et la survie de  l’humanité.

Propos recueillis par Dan Burcea

Jean-Robert Léonidas, Comme un arbre planté dans le jardin du bon Dieu, Éditions Riveneuve, 2022, 227 pages. 

 

 

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