Interview. Radu Portocală : « La vraie attente, celle qui, pour moi, a un sens poétique, c’est-à-dire mystérieux, est sans objet »

 

 

Radu Portocală publie Signe en déchéance aux Éditions Dédale, un recueil de poésie accompagné de plusieurs dessins de l’auteur. Nous avons invité l’essayiste dissident d’origine roumaine et l’homme de radio à nous parler de son univers poétique. Il s’agit d’un exercice risqué et peu pratiqué s’agissant d’un poète. Seul argument en faveur de l’interrogation critique, la préoccupation constante de celui-ci de réitérer son usage du langage comme constante et suppliante interrogation sur le destin des hommes à travers son propre miroir dans lequel il ose scruter son image.

La poésie est le genre littéraire par excellence. Il fut longtemps le moyen exclusif permettant aux sages de s’exprimer, de l’Epopée de Gilgamesh, en passant par les grand œuvres homériens ou les poètes latins. 

Cher Radu Portocala, je vous remercie de vous avoir prêté à cet exercice particulier. Vous qui avez des origines grecques, vous avez sans doute une oreille sensible à ce long parcours de la poésie à travers l’histoire humaine. Justement, que représente pour vous le genre littéraire de la poésie ? Quelle place occupe-t-elle dans votre œuvre littéraire ?

J’ose croire – et ce n’est pas un plaidoyer pro domo – que la poésie est l’essence de la littérature, son centre en quelque sorte. L’histoire de l’expression humaine commence par le chant, qui était poésie. Les épopées, ensuite, étaient, elles aussi, poésie. La prose, même si cela peut paraître étrange, est venue bien plus tard. Mais, parmi les prosateurs, n’y a-t-il pas assez qui cherchent à écrire dans un style poétique ? Ils montrent ainsi qu’il n’est pas si facile de s’éloigner de la poésie.

Écrire une poésie après ces milliers d’années de création est une audace, peut-être même une forme d’inconscience. Et si on devait, à chaque mot inscrit sur la feuille, se mesurer à tant d’illustres prédécesseurs, on ne pourrait plus, me semble-t-il, rien écrire. Il faut, donc, arriver à être seul avec ses mots quand on cherche à les aligner.

J’écris des poésies depuis très longtemps et elle est tout pour moi. J’ai rarement essayé et réussi à écrire de la prose. Je crois ne pas avoir été fait pour ça.

Pourtant, beaucoup de ceux qui s’essayent surtout à l’âge des grands élans du cœur à la versification renoncent à ces contraintes que la poésie leur impose. Signe en déchéance, votre nouveau recueil, est, selon l’avertissement de son incipit, le résultat d’une alternance d’écritures et de reprises qui s’étendent sur plus de deux décennies. Occasion de vous demander comment écrivez-vous ? L’écriture poétique n’est sans doute pas la même que celle d’une œuvre en prose. Qu’est-ce qui vous guide dans ce travail, pour arriver à ce style poétique comme vous l’appelez plus haut : une idée maîtresse, une unité thématique, une atmosphère, un choix des mots ?

Écrire m’a semblé toujours une chose étrange, presque inexplicable. Je parlerais d’un surprenant besoin qui se manifeste soudainement, fait d’une sorte de peur et d’un commencement de plaisir. Il m’annonce que je dois écrire. Des mots viennent, s’ajoutent les uns aux autres dans des formules plus ou moins heureuses. Il m’arrive parfois de sentir que je ne pourrais terminer ce que j’ai commencé. D’autres fois, je sens qu’une poésie appelle une autre et encore à une autre, pour s’organiser en un tout que j’espère cohérent. Je suis à peu près incapable de « planifier » ce que je vais écrire.

Signe en déchéance est né d’une première poésie, écrite un matin de 1979, lorsque je vivais à Athènes, et dans laquelle j’ai vu les ombres d’un désastre à la fois terrible et misérable. J’ai vite senti qu’il me fallait le contempler de tous les points de vue possibles. Et, curieusement, des années plus tard, j’ai eu le besoin de compléter, d’élargir l’observation de ce désastre.

On a dit de nous, le peuple roumain, je veux dire, que nous sommes nés poètes. Qu’avez-vous hérité de vos prédécesseurs roumains ? Et de ceux nombreux, je suppose, de la littérature universelle ?

Mais tout ! À part, bien entendu, le peu qu’il y avait en moi lorsque je suis venu au monde.

Tant de mots produisent dans l’esprit de celui qui accepte de se laisser prendre par eux un émerveillement qui ne peut qu’exhorter à écrire ! La langue roumaine dans laquelle est née mon écriture est une langue très poétique par toutes ses licences, par tant d’imperfections, par le nombre de synonymes. Elle a été, pour moi, une tentation et une école.

Le français, langue éminemment exacte, rigoureuse, ne laisse pas la même liberté. Ce fut une autre école. Elle a changé ma manière de penser la poésie, de l’écrire. Mais ce n’est pas une entrave. Je dirais que c’est plutôt une renaissance.

Les mots me donnent une sensation qui n’est pas autrement intense que la faim ou la soif. Et c’est avec faim et soif que j’écris.

Permettez-moi de rebondir sur le syntagme : « les ombres d’un désastre à la fois terrible et misérable » que vous venez de mentionner. Faut-il attribuer par voie de conséquence au poète, à l’écrivain, à l’artiste le privilège d’être des boîtes de résonance des temps que nous vivons, voire de l’avenir qui s’ouvre devant nous ? Comme des lanceurs d’alerte (pardon pour ce barbarisme) ?

Des boîtes de résonance, comme vous dites, d’abord de soi-même, dans lesquelles les échos de son propre destin s’agitent, pleurent parfois ou crient. Du monde qui l’entoure, ensuite. Celui qui crée ne doit-il sentir plus qu’un autre les douleurs, les convulsions du temps ? Non pas prédire avec précision, certes, car il n’est pas une Pythie, et il n’a pas à l’être, mais recevoir dans sa chair les ombres qui annoncent leur approche. C’est une forme de souffrance, et j’ai toujours pensé que c’est cela l’écriture.

Avant de rentrer dans les secrets de votre recueil Signe en déchéance, permettez-moi de rappeler que nous avons eu déjà l’occasion de partager la joie de la parution d’un recueil précédent, Voie sombrée publié chez le même éditeur. Y a-t-il une continuité entre ces deux tomes ?

Je crois que, depuis le moment où quelqu’un inscrit sa première ligne sur une feuille de papier et jusqu’à la fin de ses jours, ce qu’il écrit est un continuum. Une très longue histoire, dont les fragments procèdent l’un de l’autre et se complètent sans discontinuer. Si on est honnête, on s’écrit toujours soi-même et le monde face auquel nous vivons. Dans l’un et l’autre, il y a une marche ininterrompue – j’évite sciemment le mot progrès –, une marche qui peut s’appeler, assez pompeusement, construction d’une œuvre condamnée à l’unité.

Signe en déchéance a été écrit bien avant Voie sombrée. Mais ils sont le reflet du même moi, qui, en fin de compte, change peu à travers le temps. La même vie, dans le même monde.

Et je dirais un thème qui touche le même côté tragique du destin humain. Les couloirs carcéraux qui traversaient jadis le paysage reposant sur « l’empierrement des ombres » deviennent dans votre second recueil, un paysage de fin de monde, une « étendue tiède de la boue éternelle ». Qui sont ces compagnons de voyage du poète, relégués au rang de « pauvres déchus » aux « entrailles enfiévrés » ?

Une foule de demi-êtres errant dans le silence – à l’intérieur du silence. Je les imagine, il m’arrive parfois de les voir. À un moment ou un autre de notre vie, nous nous trouvons parmi eux, venant de nulle part, allant vers ce qui n’est pas, ne sachant rien. Une sorte de fraternité sordide dans un vide qui broie. Une interminable agonie commune et la dissolution dans une tombe commune.

Arrivés au terminus d’une existence qui se consomme dans les spasmes de l’insignifiant, pire encore « dans l’inexisté de tous les jours », ces êtres de néant errant hagards « dans l’ombre du jour ultime » semblent condamnés au pire des supplices, celui d’aimer la torture infligée « des bûchers innombrables ». Comment comprendre les temps que le poète décrit : dantesques, dostoïevskiens, orwelliens ?

Répondre à cela serait présomptueux. Ce serait, au mieux, prétendre à une filiation, et, au pire, revendiquer des ressemblances auxquelles rien ne m’autorise.

Chacun a ses cauchemars surgis de ses ténèbres que fécondent les ténèbres du monde. On ne peut ni s’inspirer autre chose ni décrire autre chose. Écrire, je pense, c’est refléter, être le miroir de soi et de cette partie du monde qu’on voit ou qu’on risque de voir. Il faut bien que quelqu’un parle de ce qui n’est pas beau. Je pense, bien entendu, à l’acception classique de la beauté – car, en réalité, elle peut être dans tout. Un désastre ne peut-il être beau ?

Il est intéressant de noter que l’univers concentrationnaire que l’on associe d’habitude avec les camps ou les goulags se moque dans votre recueil de tout périmètre « de remparts mouillés » minorant sa contrainte. Le monde entier subit les ravages de ce fléau qui fait fléchir « les genoux boursouflés » des habitants « des grandes villes/écartelées en silences ». Quelle portée accordez-vous à cette métaphore d’étendue de fin du monde, quelle étendue et quelle force lui prêtez-vous pour parler de notre humanité ?

Pendant longtemps, l’humanité a attendu sa fin et en a eu peur. Jusqu’à maintenant, cela lui a été épargné. Ces derniers temps, cependant, elle a pris la décision d’un suicide collectif – un suicide minable.

Nous sommes finissants – nous le sommes par notre propre volonté, et la fin que nous nous offrons est sans aucune beauté, sans aucune grandeur. Ce n’est rien de plus qu’une chute, une noyade dans la boue – et c’est, en même temps, un mauvais spectacle de cirque qui continue alors que le chapiteau est en flammes.

Et la mort qui tourne autour, cruelle guetteuse de tout instant ?

N’est-elle pas en nous, patiente, ricanante, depuis notre première respiration ? Chacun de nos instants la contient. Et elle est au bout de toute chose. Rien ne saurait être sans sa sombre compagnie.

Est-elle menace ou promesse ? Nous passons probablement toute notre vie à nous poser cette question, mais lorsque, finalement, nous découvrons la réponse, il est trop tard et cette réponse ne sert plus à rien.

Et peut-être encore pire que la mort, cette attente ayant « le goût du désert » ? Sommes-nous arrivés au stade ultime où même l’attente devient désert, où tout est « cercle de maléfices », solitude, désespoir, « miasmes du rien », « ilumière » ?

Je crois avoir toujours attendu, sans jamais savoir – et peut-être sans même chercher à savoir – ce que j’attendais. La vraie attente, celle qui, pour moi, a un sens poétique, c’est-à-dire mystérieux, est sans objet. Et comment attendre autrement que seul ?

Mais il est vrai que l’attente peut devenir cruelle punition, enfermement dans un néant glacial. Elle n’est plus, alors, qu’effroyable tragédie, sans aucune fin possible. Un cercle, mas pas un horizon. Quelle damnation !

Propos recueillis par Dan Burcea

Radu Portocală, Signe en déchéance, Éditions Dédale, 2024, 56 pages.

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