Myriam Chirousse publie L’homme au perroquet vert aux Editions Buchet Chastel. Elle est connue pour son travail de romancière et de traductrice de l’espagnol, surtout de l’œuvre de Rosa Montero, pour lequel elle a été récompensée par le Prix Pierre-François Caillé de la traduction. Myriam Chirousse possède ce don rare de hisser le fait divers à la hauteur d’un fait de société, occasion de replonger dans son univers de prédilection traversé par des faits qui se nourrissent d’une intrigue s’abritant dans les profondeurs des âmes de ses personnages. En ce sens, André Izard, son nouveau personnage, est l’exemple type d’un homme déchiré entre le désir de bonheur et l’incapacité d’y parvenir, accablé par les déterminismes sociaux et génétiques qui rappellent ceux des romans naturalistes. Le roman de Myriam Chirousse dépasse avec désinvolture ce fatalisme et nous plonge dans une aventure invraisemblable, une sorte de victoire de l’imaginaire sur la vie, même si l’inverse est tout aussi prévisible, pour ne pas dire véritablement possible.
Bonjour Myriam Chirousse, quelle joie pour moi qui vous suis depuis si longtemps de saluer la parution de votre nouveau livre, après votre travail ardu de traductrice ! J’aimerais savoir d’abord quel a été le ressort qui vous a poussée à revenir à l’écriture ?
Bonjour Dan Burcea, c’est une joie pour moi aussi de vous retrouver après ces quelques années de silence littéraire. Vous parlez de « revenir à l’écriture » et je conçois que c’est l’impression que cela peut donner vu de l’extérieur, mais en vérité l’écriture ne m’a jamais quittée et je n’ai jamais quitté l’écriture. En fait, je ne cesse jamais d’écrire, je ne sais pas vivre autrement qu’en essayant de raconter des histoires avec des mots sur du papier ou à l’écran. Mais ces dernières années ont été assez difficiles à différents niveaux, et de même qu’il y a loin de la coupe aux lèvres, il y a loin aussi, et même très loin parfois, d’une idée de roman à un roman publié et proposé aux lecteurs.
Comme je le disais dans l’introduction, l’univers de L’homme au perroquet vert rejoint de près ou de loin le suspense de La paupière du jour ou la force dramatique d’un autre de vos romans, Le sanglier. Cette fois, vous nous amenez dans un petit village, alors que la Grande Guerre vient de se terminer, où il ne se passe presque rien, sauf… S’agit-il d’un fait réel qui repose à la naissance de ce récit, est-il le fruit de l’imagination ? Comment est né votre roman ?
L’intrigue de ce roman est le fruit de mon imagination, mais je vous avoue que je ne serais pas étonnée d’apprendre qu’il y a eu, quelque part, des faits divers analogues à ce que je raconte. En fait, je ne crois pas que l’imagination soit une faculté strictement personnelle. Quand j’écris, j’ai le sentiment d’aller au-delà de ma petite vie, de mon simple vécu d’individu. Je crois beaucoup à l’inconscient collectif. Quant à la source de ce roman, elle est complexe et multiple. Certains éléments me sont venus récemment, en cours d’écriture. Mais d’autres éléments sont beaucoup plus anciens. Par exemple, alors que j’étais adolescente, un jour, j’ai été tout à coup submergée par une scène que je voyais se dérouler sous mes yeux comme une sorte de vision, où une petite fille d’une époque passée marchait sur un chemin, au milieu d’une campagne grise et glacée, en plein hiver, à travers des champs couverts de neige fraiche, poudreuse, où voletaient des corbeaux. Et ne me demandez pas comment, mais je savais que cette petite fille s’appelait Pauline et qu’elle était pauvre et orpheline. Mais je n’en savais pas plus. J’ai été tellement marquée par cette vision que je l’ai écrite, à cette époque-là, dans mon cahier de collégienne. Et trois décennies plus tard, ces images me sont revenues et ont trouvé leur place dans le premier chapitre de ce livre. Ecrire, c’est flirter avec le mystère.
Après le décès de sa mère, le sort d’André Izard semble scellé par un déterminisme social qui le condamne à une pauvreté cruelle et définitive. Qui est ce personnage digne des plus célèbres personnages des frères Goncourt ou de Zola ?
André Izard est un jeune homme de dix-huit ans au début de l’histoire, encore assez puérile, enfantin par certains côtés, mais qui se retrouve à une croisée des chemins où il doit se choisir sa vie d’homme. Enfin, quand je dis « se choisir », toute la question est là précisément. Dans quelle mesure choisit-il ? Dans quelle mesure choisissons-nous, cher Dan ? André est pauvre et il rêve de richesse. Il rêve surtout d’ailleurs. Il rêve, en fait, d’échapper à son destin. Mais plus qu’un personnage soumis à un déterminisme social, je vois André comme un héros classique, un personnage de tragédie grecque. Si vous regardez bien, il y a une dimension œdipienne chez André : c’est en fuyant son destin qu’il finit par l’accomplir. Et la morale classique selon laquelle il faut se méfier de ce que l’on souhaite, parce que cela pourrait bien finir par arriver, est présente aussi dans cette histoire. André souhaite partir pour l’Amazonie, et… mais chut ! Je n’en dirai pas plus.
« Il avait toujours cru qu’il était un mouton noir », pense-t-il. Et pourtant, la chance lui sourit à la fois par la main tendue du forgeron du village, maître Simon, et par l’amour qu’éprouve pour lui la belle Suzanne. Ce contraste entre le monde et l’écho qu’il entend dans son for intérieur est, à mon sens, la vraie problématique, la vraie intrigue de votre roman. Qu’en pensez-vous ?
Ce qui est certain, c’est qu’André cherche sa place. Il la cherche en son for intérieur, en écoutant ses aspirations, mais il la cherche aussi dans le regard des autres. A ce titre, le mépris qu’il croit percevoir chez madame Jourdan lui est insupportable et renforce en lui quelque chose d’insoutenable, que j’ai envie d’appeler sa honte de lui, son indignité ressentie. Et toute la sympathie de maître Simon et l’amour de Suzanne ne parviennent pas à effacer ce qui est comme une tache en lui, cette noirceur du « mouton noir ».
Cette rupture a une raison encore plus personnelle, liée au lien affectif qu’André garde de sa mère, même après sa mort. Entre lui et sa génitrice s’interpose Mme Jourdan, dans un contraste qu’il vit comme une injustice, une domination de classe, un pouvoir oppressant. Comment analysez-vous ce rapport ? S’agit-il de la part d’André d’une série de préjugés à l’égard de cette femme riche, enfermée quant à elle dans un silence provoqué par le deuil de ses deux fils à la guerre ?
Le rapport entre André et madame Jourdan fait partie de ces liens humains entièrement régis par le secret. Donc, permettez-moi la malice de ne pas en dire plus… Mais ce qu’il se passe entre eux n’est pas une question de domination de classe.
L’amour de Suzanne ne suffit pas non plus à André. De ce point de vue, il est, encore une fois, déchiré entre un désir sincère mais timide, et la peur dans l’avenir. Qu’y a-t-il de réaliste ou de subjectif dans son attitude ? Et pourquoi cette peur de franchir l’adolescence et faire le pas vers l’âge adulte que ceux qui le protègent attendent de lui ?
André, au fond, ne sait pas sur quel pied danser. Et le fait qu’il porte des chaussures dépareillées ne l’aide pas à marcher dans la vie d’un pas assuré ! Il avance d’une démarche titubante, hésitante pourrait-on dire : si un pas est guidé par le désir, le pas suivant est guidé par la peur, ou la colère, ou l’esprit de revanche. Son chemin n’est pas en ligne droite. De même que son amour pour Suzanne. Il grandit donc un peu de travers. Je ne crois pas que ce soit très rare chez le commun des mortels.
Et pourtant, il y a, malgré tout, chez André Izard un désir d’explorer le monde, une attraction vers des territoires lointains qui sont résumés dans ce syntagme : L’homme au perroquet vert. Ce désir venu du souvenir lointain de son enfance alimente sans cesse son imaginaire. Pouvez-vous nous parler de ce poids symbolique que porte en lui le titre de votre roman ?
Le titre du roman fait référence à quelque chose d’entrevu autrefois par André, une chose extraordinaire et insolite, qui tout à coup a suggéré à l’enfant qu’il était que la vie pouvait avoir d’autres dimensions, dont certaines merveilleuses. A-t-il exagéré ce souvenir, l’a-t-il reconstruit à la mesure de ce qu’il voulait croire ? C’est possible, puisque Suzanne, elle, de garde pas le même souvenir de cet épisode qui s’est déroulé au village autrefois. Cet homme au perroquet vert incarne finalement le symbole d’un idéal pur et inaltérable, le secret ultime dans le for intérieur de chacun. C’est un peu le « rosebud » de Citizen Kane dans un petit village de la campagne française.
Nous ne dévoilerons pas la suite de l’intrigue ni son surprenant dénouement. Je vous propose pour finir notre discussion de revenir sur la question de ces déterminismes qui décident de la vie d’André Izard : sa condition sociale, l’absence de figure paternelle tutélaire, l’amour de la mère qui tente de combler ce vide affectif. Ce sont là des thèmes littéraires universels qui trouvent leur actualité même de nos jours. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
Ce que je peux en dire, je le dis dans mes livres, et notamment dans celui-là. Vous savez, je n’écris pas des romans pour exposer des théories préétablies sur des grands thèmes sociaux ou littéraires. J’écris plutôt pour mettre en scène les zones d’ombre de la vie, ces profondeurs insondables de nos existences où nagent des poissons complexes et contradictoires. Des forces puissantes s’exercent sur André, le poussant dans un sens puis dans l’autre, limitant son champ d’action, le vouant à des causalités dont il cherche à s’échapper. On peut dire qu’il n’y parvient pas, mais on peut dire aussi qu’il y parvient. Il n’échappe pas à son destin et, à la fois, il réalise son rêve. Il n’imaginait peut-être tout simplement pas le prix qu’il allait devoir payer pour devenir un homme au perroquet vert.
Propos recueillis par Dan Burcea
Myriam Chirousse, L’homme au perroquet vert, Éditions Buchet Chastel, 2024, 208 pages.