Yasmina Khadra : « Cœur-d’amande » ou la sublimation de l’amour

 

 

Que dire de plus d’un écrivain comme Yasmina Khadra, en dehors de ce qui a déjà été dit ?

Parler de son verbe vif et de son imagination qui défie l’horizon du romanesque ?

De son humanisme dont il se fait l’artisan en extrayant le minerai « d’une véritable bouffée d’air dans un monde en apnée », comme le suggère le quatrième de couverture de son nouveau roman, Cœur-d ’amande publié par Mialet-Barrault Éditeurs ?

De son sens de la formule qui couronne un discours déjà taillé dans le matériel diamantin d’une langue enluminée et enchanteresse qui apaise et s’abrite dans les bras d’un récit qui touche au plus profond des âmes ?

De sa capacité à sculpter avec les mots des personnages forts, uniques et inoubliables à cause justement de leur singularité ?

Tout cela a déjà été dit.

Et pourtant, le redire s’impose comme un besoin, comme un devoir même de rendre hommage à son talent, à son écriture vivante, à son amour pour la langue française qu’il emprunta à Camus, son idole, et au rôle qu’il entend assumer dans la mise en lumière du faste et de la splendeur de cette langue.

Et si on parlait plutôt de son art de sublimer l’amour ? L’amour qui lie les êtres « qu’il ne sera plus possible de les séparer sans les écarteler », l’amour, le seul capable « de recoller les morceaux d’une existence, de colmater les failles d’une vie » ?

Que dire aussi de sa capacité de se renouveler sans jamais se perdre dans les territoires qui lui sont familiers, si l’on pense à sa propre géographie narrative abondamment nourrie par son histoire personnelle. Faire des Buttes de Montmartre, de Barbès-Rochechouart et du square Louise Michel, de l’appartement modeste de la rue Steinkerque un clin d’œil à L’Olympe des infortunes est à la fois un pari osé et une occasion renouvelée d’affirmer la beauté humaine débarrassée des clichés qui lui obscurcissent le chemin jusqu’à nous ?

Yasmina Khadra sait créer de vastes espaces d’un réalisme saisissant qui revendiquent en même temps leur appartenance à un imaginaire enchanteur et à un lointain ensoleillé. C’est dans ces lieux que vit Nestor, alias Ness, alias Cœur-d ’amande, personnage principal et héros tourmenté par la différence des autres à laquelle le condamne son nanisme. « Gérer sa grande solitude » lui colle à la peau et le fait dire qu’il connait bien ce sentiment pesant d’avoir touché le fond et considéré malgré tout « l’existence comme une offrande inespérée sous une cloche de verre piégée ». Oui, car il lui faut sans doute du courage pour se répéter dans des moments difficiles cette phrase vivifiante : Sacré Ness, tu es vraiment phénoménal. Il en faudra donc beaucoup pour réussir à assombrir son enthousiasme et lui enlever « le bonheur modeste » qui l’habite et qui dépasse l’idée d’une quelconque marginalité qui menacerait davantage son équilibre. « Le peu que je possède me comble – nous dit-il – ce qui me manque j’espère l’obtenir, et si je ne l’obtiens pas, j’aurais au moins l’excuse d’y avoir cru… »

Nestor ne vit pas seul : une figure tutélaire illumine son existence. Il s’agit de Bernadette Landiras, sa Mamie, celle qui l’a élevé, qui lui a inspiré tant de valeurs et lui a donné confiance en soi. Son histoire, Nestor ne peut pas l’écrire sans elle, et le portrait qu’il fait de cet être cher en dit long du lien qui existe entre eux. Le verbe de Yasmina Khadra plonge dans les réserves les plus colorées, les plus sensibles, en dessinant des volutes d’une rare beauté, celle d’un être adoré, proche d’une déesse d’éternelle beauté : « Grand-mère était ravissante à ses trente ans. Avec son visage de fée et sa silhouette gaulée, n’importe quelle robe de braderie lui allait comme un sari. Elle n’était pas riche, mais elle avait du chien, une majesté naturelle. » Ce portrait, reproduit en partie ici, va s’enrichir au fur et à mesure dans le roman par des pages d’une grande beauté, comblées d’émotions fortes qui accompagnent la vie de cette femme. Ou plutôt son crépuscule.

Mais n’anticipons pas. La Mamie Bernadette, ancienne professeure de lettres, va réveiller dans l’âme cabossée de son petit fils Nestor – prénom de l’arrière-grand-père – l’amour pour la littérature et l’écriture. Nous n’en dirons pas plus sur cette relation qui constitue, bien entendu le fil conducteur de ce roman.

L’histoire est trop belle, trop puissante, pour être ici dévoilée. Elle arrache au lecteur des larmes d’admiration, de tendresse et de révolte. Rarement, l’exergue (En mémoire de Maie Hasnia et à toutes les Mamies) est si magnifiquement illustrée, rarement elle est aussi sensiblement traitée pour vous donner le vertige d’un amour indissociable jusqu’au questionnement capable de vous déchirer le cœur et vous faire sentir l’inéluctable acceptation du cours tragique de la vie. Pour vous donner un avant-goût de tout cela, voici ces paroles de Nestor : « Triste et seul, moi aussi. J’ai essayé de recoller les morceaux de mon existence, mais sans grand-mère, la vie est une faille impossible à colmater »

Parlons aussi de l’autre dimension de ce livre de Yasmina Khadra, celle de l’amitié. C’est une relation sans frein et sans limites, entre des êtres comme Nestor et ses compagnons de quartier, des marginaux, des clandestins, des trafiquants qui ont comme seul commandement la solidarité de clan. Là encore, Yasmina Khadra, romp avec les clichés de la morale bienpensante. Ces êtres au charme décalé et à la conduite proche du franchissement des conventions, mais au cœur grand, forment une sorte de communauté qui gomme les normes pour se ranger sous la houlette d’une amitié décomplexée. Nicole, Kader, José La Tour, Grand frère Frédo, Diarra, Nanard, Adama et autres peuplent avec vivacité et charme unique le quartier montmartrois, nous rappelant le Pacha et sa cour, Mama la Fantomatique, Ach le Borgne, le barde attitré de cette étrange peuplade, et Junior le Simplet, son protégé de L’Olympe des infortunes.  

Au-delà de cette tribu, l’amitié qui lie Nestor à Léon est un fait à part, tout aussi fort et rempli d’humanité. Cœur-d’amande est plus qu’un roman qui fait du bien, un récit sur la confiance en soi. À travers ces thèmes, il y a l’inéluctable regard introspectif sur le travail de l’écrivain, sur le pouvoir du livre, de la création, de la capacité de la littérature de rendre compte de nos peines et de la beauté qui couronne notre humanité.

À sa capacité de donner sens à une existence, « cette offrande inespérée sous une cloche de verre piégé », ce plafond souvent évoqué pour dire nos limites et les défis qui nous restent à relever. 

Il y a dans ce livre des pages profondes et belles, des pages vraies, douloureuses et tendres, un destin, des destins et une singulière description de la Mamie adorée qui doit soulever en chacun des larmes remplies de tendresse. On ne sort jamais indemne d’une telle lecture. Yasmina Khadra saisit la vie, la décortique en mille instants uniques, une vie tellement profonde capable d’accepter une contemplation dans tout ce qu’elle a d’essentiel et de vrai. Sa plume est de ce fait comme une allumette, comme dirait Faulkner, qui éclaire les destins, les souffrances et les joies de notre condition humaine et nous aide à y voir plus clair. 

Dan Burcea© 

Yasmina Khadra, Cœur-d ’amande, Mialet-Barrault Éditeurs, août 2024, 320 pages.

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