Grand Entretien. Christiane Chaule-Balducci : Invisible Voronca – Itinéraire d’un écrivain en exil pour l’éternité

 

 

Christiane Chaule-Balducci publie Invisible Voronca – Itinéraire d’un écrivain en exil pour l’éternité. Il s’agit d’archives inédites « qui sommeillaient depuis 1946 dans les tréfonds de la cave de la famille Mazenq, dans les réserves de l’association Poésie Rencontres 12 et des Archives départementales de l’Aveyron ». De son vrai nom Eduard Marcus, Ilarie Voronca est né à Brăila en Roumanie en 1903 dans une famille juive. Dès 1924, il devient une figure clef de la littérature avant-gardiste roumaine. En 1933, il s’installe à Paris avec son épouse Colomba et intègre la communauté intellectuelle d’origine roumaine établie à Paris entre les deux guerres. Son œuvre poétique est riche, ainsi que ses romans. En 1940, il est démobilisé et se réfugie à Marseille puis à Orpierre dans les Hautes Alpes et à Moyrazès en Aveyron où il rejoint le mouvement de la Résistance. Il se donne la mort à Paris en 1946.

Sur la couverture de votre livre, il est mentionné « Archives inédites ».  Que contiennent ces archives, quelle est leur histoire et comment les avez-vous découvertes ?

Je ne suis pas d’origine aveyronnaise, c’est le hasard des mutations de l’Éducation nationale qui m’a amenée à Rodez, il y a une trentaine d’années. J’ai acheté une maison dans le petit village de Moyrazès où j’ai scolarisé mes enfants. J’ai vaguement entendu parler d’un poète qui s’était caché dans cette école mais je n’y ai pas vraiment prêté attention. J’en ai appris un peu plus sur cette histoire quand j’ai pris des cours de peinture avec Suzette Belmonte, la fille de Jean et Elise Mazenq, les instituteurs qui ont protégé Voronca ; mais à l’époque, cela ne m’a pas intéressée plus que cela.

En 2021, j’ai décidé de me consacrer à l’écriture et d’en savoir davantage sur le poète en question. J’ai cherché des informations sur Internet, somme toute, peu de renseignements sur cet auteur franco-roumain peu connu. J’ai retrouvé Suzette Belmonte et son fils François, interrogé les gens du village et consulté les archives départementales de l’Aveyron. Et là, ce fut le déclic ! Dans le fonds Voronca-Mazenq, se trouvaient des lettres, des manuscrits, des photographies, des papiers d’identité, des éditions originales dédicacées. Un véritable trésor ! La professeure de Littérature que j’étais était comblée, d’autant qu’au milieu de ces vieux papiers jaunis se trouvaient des lettres autographes d’Eugène Ionesco, Paul Eluard, Jean Giono, Marcel Pagnol et d’autres écrivains moins connus. Avec une amie, nous avons commencé à scanner, classer et déchiffrer tous ces manuscrits qui sommeillaient depuis une dizaine d’années aux archives.

Aujourd’hui nonagénaire, Suzette Belmonte ne se souvient plus très bien comment tous ces vieux papiers appartenant à sa mère ont atterri aux archives. Suite à nos échanges, son fils, François a exploré la cave et trouvé d’autres documents en lien avec cette époque.

Parallèlement au déchiffrage des archives, j’ai acheté toutes les éditions originales disponibles sur le marché du livre ancien. Voronca n’étant pas très connu, j’ai pu obtenir de précieux ouvrages à un prix raisonnable.

L’enquête a alors commencé. Une fois les documents ordonnés, il a fallu reconstituer l’itinéraire de cet écrivain « sans domicile fixe ». À l’aide des rares et succinctes biographies consacrées à cet écrivain et des allusions autobiographiques contenues dans ses lettres, ses poèmes et récits, j’ai pu reconstituer sa vie, en focalisant plus précisément sur ses voyages et ses séjours d’exil puisque le contenu des archives était composé essentiellement de ces informations-là. Par curiosité, j’ai cherché qui était les destinataires de ces missives, les dédicataires des récits et les personnes évoquées. J’ai réalisé qu’il connaissait et côtoyait les plus grandes plumes de son temps (Eluard, Ionesco, Tzara, …) mais aussi des artistes (Brancusi, Delaunay, Brauner, …), des éditeurs et directeurs de revue (Jean Ballard des Cahiers du Sud, …). J’ai donc effectué de nouvelles recherches à la Bibliothèque municipale Alcazar de Marseille et à la bibliothèque Jacques Doucet de Paris.

Mais une question demeurait en suspens : Comment Voronca avait-il « atterri » à Moyrazès ? J’ai exploré les pistes menant au poète éditeur ruthénois Denys-Paul Bouloc et à Gaston Ferdière (le psychiatre d’Antonin Artaud). J’ai rencontré le photographe Maurice Subervie (petit-fils de Georges Subervie) et reconstitué le réseau qui conduisit certains intellectuels de Marseille vers les terres rouergates. Je me suis penchée également sur le contexte historique à savoir : l’Aveyron sous l’Occupation (Résistance, Collaboration, rafles, présence allemande, etc.)

Connaissant un peu la mentalité des campagnes aveyronnaises, un fait m’intriguait : comment se fait-il qu’il n’ait pas été dénoncé comme le furent tant d’autres juifs ? Les Mémoires de l’instituteur qui a protégé Voronca publiées en 1953 m’ont aidé à comprendre l’état d’esprit qui régnait alors ; d’autre part, certains poèmes inédits de Voronca sont très éloquents sur ce sujet.

Fin 2023, il y eut un rebondissement et non des moindres. L’ancienne Présidente de l’association Poésies Rencontres 12 et le poète Gérard Truilhé portent à ma connaissance l’existence d’une valise contenant des manuscrits de Voronca qui avait appartenu au poète éditeur ruthénois Denys-Paul Bouloc. Après quelques semaines de recherches, la directrice des archives départementales de l’Aveyron a fini par retrouver ces documents dans le sous-sol du bâtiment. Nous étions comblés au-delà de nos espérances même si ces nouvelles archives imposaient de remanier l’ouvrage de fond en comble. Le manuscrit de son roman autobiographique inachevé La Symphonie Pastorale apportait les pièces manquantes du puzzle, notamment à propos de son enfance, de ses études et de son séjour à Orpierre.

Au mois de février 2024, le livre était « prêt » à être publié avec les deux volumes complémentaires : les rééditions commentées de « Elle est vraie, Monsieur ? Les Mémoires de l’instituteur qui a sauvé Ilarie Voronca » et de « Henrika, le conte d’exil d’Ilarie Voronca » dédié à Suzette Mazenq.

Que révèlent finalement ces archives sur les liens qui unissent Voronca et les Mazenq ? Sur Voronca lui-même ?

Elise et Jean Mazenq ont accueilli et protégé Voronca de juin 1943 à septembre 1944 et poursuivi leurs échanges épistolaires jusqu’au décès de l’écrivain en avril 1946. Ils étaient ses amis, ses confidents, sa véritable famille, pourrait-on dire. Il était séparé de Colomba, plus ou moins lâché par ses amis, confrères et éditeurs. J’ai voulu montrer dans mon livre qu’il avait trouvé à Moyrazès, un foyer, un havre de paix, un coin pour se ressourcer et écrire. Il a composé à Moyrazès une grande partie de son œuvre (la plus personnelle). Il a même trouvé en Suzette, l’enfant qu’il n’a jamais eue.

L’abondante correspondance échangée entre Voronca et les Mazenq révèle que les Mazenq étaient ses protecteurs, ses parents de substitution, ses confidents. Elise Mazenq s’occupait de toutes les contraintes matérielles, elle lavait et raccommodait son linge, le nourrissait et assurait même le rôle de secrétaire : elle suivait son courrier et dactylographiait ses manuscrits. Parfois, elle se posait en directrice de conscience notamment en matière de religion et de morale.

Avec Jean Mazenq, c’était différent, ils partageaient plutôt leurs passions pour la Littérature, les échecs et les promenades en forêt. Ils échangeaient également leurs idées en matière de politique et s’impliquaient dans les réseaux de résistance locaux. Mais Jean Mazenq était dans son monde, il confesse d’ailleurs dans son autobiographie qu’il faisait semblant de lire les textes de son ami. Par contre, il a sermonné Voronca quand celui-ci a pris sa carte au parti communiste. Il était conscient de la fragilité de son ami et, en bon protecteur, il pensait qu’il ne fallait pas que Voronca tombe sous la coupe d’un groupe qui exploiterait sa naïveté.

Certaines personnes se sont demandé si Elise n’était pas un peu amoureuse de Voronca, ce qui expliquerait qu’elle ait gardé précieusement toutes ces archives durant des décennies (elle était centenaire). Le mystère reste entier.

Cette amitié a duré de 1943 à 1946 et aurait pu perdurer bien au -delà si le poète n’avait pas mis fin à ses jours.

Je me suis permis de crayonner en Introduction le portrait d’Ilarie Voronca, même si de son aveu il est presque sacrilège de fouiller dans la vie d’un écrivain, en l’occurrence la sienne, et d’en parler. Quelle a été, vous concernant, la motivation de vous affranchir de cette injonction et de fouiller dans les archives de ce poète à la fois génial et presque oublié de nos jours ?

Comme tout biographe, j’imagine, j’ai éprouvé beaucoup de scrupules à fouiller ainsi dans la correspondance d’un individu. Il n’est pas dans ma nature de m’occuper des affaires des autres, je déteste le voyeurisme, la curiosité malsaine. Et chaque fois que je déchiffrais une lettre, je me demandais comment Voronca et les Mazenq auraient réagi à l’idée de voir ces détails intimes révélés au grand jour. C’est d’ailleurs, cette pudeur et cette retenue qui ont dû pousser les Mazenq à garder le secret sur ces archives. Ils se sentaient peut-être également coupables de n’avoir pas pu empêcher le suicide.

Après maintes hésitations, j’ai pris sur moi et décidé de franchir le pas. J’ai pensé que Voronca et les Mazenq ne devaient pas restés indéfiniment dans l’ombre. Ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont vécu est terriblement émouvant et méritait d’être connu de tous.

J’ai essayé de cerner leur personnalité à travers leurs écrits et d’imaginer ce qu’ils pouvaient ressentir dans des situations aussi difficiles. En cela, j’ai obéi à l’injonction de Voronca : apprécier un écrivain à travers ses écrits. J’ai privilégié de larges et nombreux extraits et me suis presque toujours effacée. Je n’ai émis que de simples hypothèses.  Il me semblait important que Voronca garde sa part de mystère. J’avais juste envie de donner corps, vie et âme à cet ensemble de vieux papiers … leur redonner une voix en quelque sorte.

Il est frappant de voir que Voronca s’adresse souvent aux hommes du futur : « C’est vers vous, hommes de l’avenir que va ma pensée / Et je veux que vous vous exclamiez / Il était des nôtres / Quand vous lirez mes poèmes. » Nous sommes peut-être cette génération ultime qui peut se sentir concernée par les souffrances d’un écrivain exilé ? Il n’y aura bientôt plus de témoins (la mémoire de Suzette est chancelante) et surtout plus de lecteurs sensibles à ce genre d’histoire.

D’autre part, il y a tellement de personnes déracinées, de réfugiés dans le monde d’aujourd’hui que l’on peut trouver incongru d’écrire sur les souffrances de cet exilé-là en particulier. D’ailleurs, la Roumanie l’a oublié, la France n’a jamais vraiment cherché à le connaître. Il n’est pratiquement pas cité dans les auteurs francophones alors qu’il écrit très bien et qu’il aimait la langue et la culture françaises.  

Difficile de résumer cette ample biographie de l’écrivain franco-roumain. Permettez-moi de pointer quelques éléments que nous pourrions appeler significatifs. D’abord, l’enfance roumaine à Brăila, ville de naissance, ne l’oublions pas, de Panait Istrati. Mais aussi la figure de Colomba qui deviendra son épouse. Que dit Voronca de cette période et que dit en écho son épouse de lui ?

Pour reconstituer l’enfance de Voronca, j’ai retrouvé des traces dans quelques poèmes, dans ses récits :  Henrika (écrit pour Suzette, la fille de ses protecteurs), Petit manuel du parfait bonheur et surtout dans les feuillets de son roman autobiographique inachevé et inédit La Symphonie pastorale. Il évoque notamment les disputes entre ses parents certainement à l’origine des pleurs et tentatives de suicide de sa mère dépressive. En 1961, dans la revue Le Pont de l’épée, Colomba révèle que Voronca avait une sœur jumelle et que celle-ci est décédée peu de temps après leur naissance. Par ailleurs, on apprend qu’à Braïla et Soveja, il a eu une enfance triste et solitaire puisque son frère et sa sœur plus âgés faisaient leurs études à Bucarest. J’ai été frappée par le déchirement lié à ces déménagements, cela explique sans doute la récurrence du leitmotiv de « la chambre » dans l’ensemble de son œuvre. Il n’a jamais pu vraiment poser ses valises, disposer de sa propre chambre.

Même après son mariage avec Colomba, le couple a été condamné à l’exil et à la misère qui a eu raison de leur amour. Il a toujours éprouvé une grande tendresse et un profond respect pour Colomba. D’ailleurs, celle-ci n’accable jamais son mari, elle confesse à demi-mots qu’il avait ses fêlures, ses traumatismes, ses contradictions.

On pourrait dire qu’à l’instar de son prédécesseur, Baudelaire, son cœur était partagé entre la Mère (Élise), la Sainte (Colomba) et la Putain (Rovena).

À Paris, Voronca fait la connaissance d’Eugène Ionesco qui le décrit à travers ces mots : « Voronca était l’incarnation d’une sorte de passion ardente. Il écrivait comme il vivait, vivait comme il écrivait, pas de rupture entre son œuvre et lui ». De quelle image jouissait Voronca dans la communauté roumaine de Paris ? Il ne faut pas oublier qu’il était déjà très connu en Roumanie au moment de son arrivée à Paris, en 1933.

« Nul n’est prophète en son pays » et j’ajouterai : « ni auprès de ses compatriotes ». Il a effectivement fait partie de la jeune avant-garde roumaine. Avec Brauner, Fondane, Sernet et les autres, ils ont refait le monde, réinventé les codes de l’écriture, créé leur propre langage, leur propre revue (plus ou moins surréaliste) ; cependant, l’entente s’est fissurée quand Voronca a voulu publier ses propres œuvres à la maison d’édition nationale. Il est devenu suspect aux yeux de ses confrères et, comble de malchance, le fait d’avoir appartenu à ce mouvement de jeunes contestataires, le rendait également suspect aux yeux des autorités. De toute façon, la Garde de Fer a rendu la vie impossible à tous ces intellectuels qui ont dû s’exiler vers la France pour la plupart. Leurs vicissitudes communes n’ont pas joué en faveur de leur réconciliation, dans le Paris d’avant-Guerre, ils se querellaient encore pour des fadaises.

Cette hostilité à l’encontre de Voronca l’a poursuivi jusqu’en zone libre. À Marseille, il sera encore victime d’ostracisme. Les intellectuels ne le reconnaissaient pas comme un des leurs, peut-être parce qu’il était simple, sincère, authentique et qu’il avait fait le choix d’une poésie commune plutôt qu’élitiste et sophistiquée ?

Ses confrères et les éditeurs lui reprochaient également une certaine boulimie éditoriale, il voulait publier tout ce qu’il écrivait (le bon et le moins bon) et parfois sans discernement. Il faut reconnaître que certaines de ses œuvres revêtent parfois un caractère baroque, le sublime peut côtoyer le grotesque, le trivial peut surgir au détour de considérations existentielles très subtiles. Cela peut décontenancer le lecteur mais c’est aussi ce qui fait son charme. Il écrit au fil de sa plume vagabonde et de son humeur changeante. D’ailleurs, ses manuscrits comportent somme toute peu de ratures et peu de variantes. On l’imagine volontiers la nuit, accoudé à la modeste table qui lui servait de bureau en train d’écrire un poème dont il envoie l’original, dès le lendemain matin à un directeur de revue. C’est ainsi qu’il réclamait parfois à Jean Ballard des poèmes égarés ou des poèmes qui n’avaient pas retenu l’attention du comité de rédaction.

Pour toutes ces raisons et bien d’autres, il n’était pas très apprécié de ses homologues roumains (Ionesco, Tzara, Fondane, etc.).  Ils se rendaient des services mutuels mais, chacun travaillait à sa propre notoriété (ce qui peut se comprendre au vu du contexte et, en y réfléchissant bien, est-ce si différent aujourd’hui ?)

L’exil ne sera jamais pour Voronca une chose facile à admettre et à porter. Il ne se sentira jamais à sa place : « Je ne serai nulle part/Celui qu’on attend » Quel est ce sentiment qui fait de lui un éternel errant, comme un Ulysse dans la cité, pour paraphraser le titre d’un ses poèmes.

Il est vrai que Voronca n’a vraiment pas eu de chance dans sa vie. Il a dû fuir la Roumanie à cause de la Garde de Fer alors qu’il ne se sentait pas vraiment juif. Il arrive en France, il obtient la nationalité française mais cela lui vaut d’être mobilisé. Il revient à Paris, il faut fuir à nouveau à cause de l’Occupation, il se rend en zone libre, à Marseille, il faut fuir encore. A Orpierre, il n’est pas intégré, en Aveyron, il se pose enfin mais les rafles sévissent de manière éhontée dans ce département. Il se rend à Toulouse où personne ne le soutient, il retourne à Paris où personne ne l’attend (Colomba a refait sa vie avec le poète Guillevic), ses coreligionnaires lui tournent le dos … Il retourne en Roumanie pour chercher Rovena qui le maltraite. Certes, Sasa Pana organise un banquet en son honneur mais il est très critiqué par ses confrères qui l’accusent de s’être « planqué » durant la Guerre. Ce n’est donc pas un hasard, s’il existe un nombre considérable de poèmes évoquant l’errance du paria.

Vous retracez également tout le périple de Voronca pendant la Seconde guerre : de Marseille, mais aussi dans plusieurs endroits de la campagne. Là encore, il se sent inutile, ayant du mal à s’habituer à la vie de fermier. N’est-ce pas encore une fois la manifestation du même syndrome de l’agoraphobie ?

Comme dit précédemment, Voronca ne se sent jamais à sa place. Je ne dirai pas qu’il est agoraphobe, ni misanthrope, ni asocial, ni égocentré, je le vois plutôt comme un doux rêveur, un grand enfant doté d’une lucidité exacerbée. Trop confiant vis-à-vis des autres mais paradoxalement sans illusion. Il voudrait que le monde soit comme lui, il rêve de douceur, d’harmonie, de paix, de beauté.  Il voudrait être aimé mais il ne supporte pas les mondanités et l’hypocrisie. Le poète éditeur ruthénois Denys-Paul Bouloc l’a repéré alors qu’il était seul au fond d’un bar marseillais quand ses confrères se retrouvaient à la villa Air Bel ou dans des lieux plus fréquentés.

Il se sentait bien chez les Mazenq à Moyrazès car il était respecté, dorloté voire vénéré et surtout débarrassé des contingences matérielles. Dans mon livre, j’ai écrit : « l’oncle Edi » de Suzette mais j’aurais pu le désigner plutôt comme son grand frère, adopté par ce couple d’instituteurs.

Pour répondre précisément à votre question, Voronca était un intellectuel, un peu « perché » comme on dit aujourd’hui. Il vivait dans son monde imaginaire, peuplé de créatures plus ou moins fantastiques et, il avait du mal à s’adapter à la réalité … alors, lui demander de garder un troupeau, de tuer un cochon ou d’abattre un arbre était une gageure quasi impossible à relever. Il s’entendait bien avec Jean Mazenq qui souffrait un peu du même syndrome, celui-ci était capable d’oublier sa fille lors d’une excursion ou d’abandonner ses élèves en plein cours parce qu’une inspiration traversait son esprit de peintre. Heureusement, la pragmatique Elise était toujours là pour rattraper le coup ! En somme, elle avait la responsabilité de trois enfants, de ses propres élèves et parfois aussi de ceux de son mari. Sainte Elise !

Votre livre a pour titre Invisible Voronca – Plusieurs raisons ont contribué à ce que l’on pourrait nommer l’anonymisation de l’œuvre et de la personne d’Ilarie Voronca. Que s’est-il passé après la Seconde guerre pour que le poète tombe dans l’oubli ou, au moins, pour que son œuvre soit cachée sous le tapis de l’Histoire² ?

Le terme « Invisible » est un leitmotiv dans l’œuvre de Voronca. On le trouve dans ses titres. Dans Lord Duveen ou l’Invisible à portée de tous, l’auteur se met en scène non sans auto-dérision : « Ainsi, sans m’en douter, je suis devenu invisible ». Dans L’apprenti fantôme, Voronca se résout également à l’Invisibilité. Ses poèmes et ses nouvelles sont peuplés de revenants qui traversent la chambre du narrateur quand ce n’est pas le narrateur lui-même qui se dédouble de son vivant ou après sa mort : « Mon visage plane encore au-dessus de cette chambre / Comme une toile que l’araignée abandonne. » Dans son dernier roman autobiographique, il entrevoit le fantôme de sa mère.

Mais, l’Invisible, c’est aussi ce que perçoit le poète, être hypersensible « visionnaire de l’invisible » dirait Christophe Dauphin, l’écrivain qui, en 2011, a empêché les responsables du cimetière de Pantin de jeter les restes de la dépouille de Voronca dans une fosse commune, ce qui aurait définitivement effacé les traces de son passage sur la terre et condamné son âme à une errance pour l’éternité, tel un paria d’outre-tombe emporté par le courant du Léthé. On pourrait certainement mettre en parallèle les synesthésies baudelairiennes : « La nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles. » et les vers extraits de Braptara noptila : « Livres : que de marches vers la lucarne ouverte de l’Invisible. »

Enfin, ce titre s’est imposé à moi comme une évidence car quand on lit ses textes et ses lettres, on se rend compte que Voronca avait la hantise de l’abandon, il avait une soif inextinguible de reconnaissance et, plus il multipliait les gestes vers ses contemporains, plus il était dédaigné. Il me fait souvent penser au « Pierrot » de Verlaine : « Ses manches blanches font vaguement par l’espace / Des signes fous auxquels personne ne répond »

Ce qui m’a frappé, c’est que cette invisibilisation a perduré au-delà de sa mort et perdure aujourd’hui encore. Pour quelles raisons ? J’en expose un certain nombre dans mon livre, il serait long de les lister ici mais pour faire simple, en voici quelques-unes : un imbroglio juridique après son décès a dissuadé les éditeurs (déjà !), les manuscrits inédits demeuraient cachés, le coût du papier dans l’immédiat après-guerre, le changement de goût, la désaffection pour la poésie, la guerre froide où les intellectuels devaient se positionner clairement et être répertoriés dans des cases préétablies (c’est aussi pour cela que je le compare à Albert Camus).

Je pense surtout que cet écrivain est tombé dans l’oubli parce qu’il n’y avait plus personne pour entretenir sa mémoire et ses œuvres. Il n’avait pas d’enfant, Colomba avait refait sa vie, Elise Mazenq n’était pas un exécuteur testamentaire légitime aux yeux des éditeurs, sa famille demeurée en Roumanie ne s’est pas battue pour sa postérité et ses confrères ne le considéraient pas vraiment comme un des leurs.

Pourquoi est-il intéressant, voire nécessaire, de se pencher aujourd’hui sur l’œuvre de Voronca – ses poésies ses nouvelles et ses romans ? Quel serait le testament laissé par ce grand écrivain à qui on doit tant à la fois du côté français et du côté roumain ?

Il est nécessaire de lire les œuvres et les lettres de Voronca parce qu’elles révèlent les souffrances d’une âme, « L’anatomie d’une chute » pour reprendre le titre du film de Justine Triet.

La Barbarie et l’intolérance ne causent pas que des blessures physiques. Certes, Voronca n’a pas été emprisonné, ni torturé. Il n’a pas été déporté comme son ami Benjamin Fondane.  Il a mangé plus ou moins à sa faim, il a plus ou moins exercé une activité professionnelle durant la guerre, il a résisté modérément, il n’a jamais porté l’étoile jaune, jamais essuyé un bombardement, il n’est jamais allé sur un champ de bataille mais il a souffert énormément d’ostracisme et de rejet. En somme, il s’agit d’un homme qui était blessé dès sa plus tendre enfance, la méchanceté de ses contemporains lui a donné le coup de grâce.

Pour quelle raison est-il important de lire ses œuvres ? Parce qu’elles sont écrites dans une langue simple, intelligible et châtiée, parce qu’elles sont intemporelles et universelles, parce qu’elles sont authentiques. Chaque ligne, chaque vers révèle le plus profond de sa pensée et de son âme. Il n’adopte pas une posture, il ne fait pas d’effet de style (sauf dans sa période avant-gardiste).  Si on devait le comparer à un autre écrivain, je le comparerais à Albert Camus, deux philosophes humanistes sincères et sans prétention, lucides et clairvoyants.

D’autre part, Voronca est un auteur francophone et francophile bien plus accessible que Césaire ou Senghor, par exemple. Il mériterait amplement de figurer dans les livres scolaires ou dans la liste des œuvres au programme du collège à l’Université.

De plus, la belle histoire d’amitié et de solidarité entre ces deux instituteurs et un poète exilé pourrait faire l’objet d’un biopic ou d’un documentaire émouvant, instructif et exemplaire.

En outre, il serait temps de lui rendre hommage, Voronca n’était peut-être pas un héros à l’instar de Jean Cassou ou de Missak Manouchian mais ses positions nous semblent plus claires que celles de ses compatriotes Emil Cioran, Eugène Ionesco ou Mircea Eliade qui ont eu droit à une reconnaissance intellectuelle après-guerre.

Et pour finir, une question plus personnelle. Je sais que vous avez dédié énormément de temps et d’énergie pour la réalisation de cet ouvrage. Je sais que vous cherchez un éditeur et/ou du financement pour faire publier ces archives à une échelle plus large. Que pouvons-nous faire pour vous aider ? De quoi avez-vous besoin en urgence ?

Depuis 2021, nous consacrons effectivement beaucoup de temps et d’énergie à la reconnaissance de Voronca et des Mazenq. Nous avons créé l’association Le Grenier Poésie Ilarie Voronca affiliée à la Fédération nationale des maisons d’écrivain et patrimoines littéraires dont le but est de créer un espace dédié à Voronca et de promouvoir la poésie contemporaine. Nous aimerions reconstituer sa chambre refuge dans l’ancienne école de Moyrazès et aménager une sorte de musée où l’on exposerait ses cahiers manuscrits, sa correspondance, les éditions originales autographes, des photographies. Ce serait une sorte de centre de ressources pour tous ceux qui voudraient faire des recherches sur cet épisode de l’Histoire littéraire ou de l’Histoire tout court.

Nous avons obtenu une subvention de l’ADAGP pour faire réaliser une fresque sur le pignon de l’école par la street artiste Zabou. Nous avons également organisé des conférences, des expositions. Parmi nos adhérents, deux comédiennes du conservatoire de Montpellier ont adapté trois œuvres de Voronca : Henrika, La Confession d’une âme fausse et Petit manuel du parfait bonheur.

En dépit de tous ces efforts, nous peinons à faire entendre la voix de l’écrivain. Nous avons enregistré deux émissions de radio et sollicité la presse locale qui joue aux abonnés absents.

Nous avons également sollicité les instances territoriales pour subventionner la publication des 3 livres dédiés à Voronca et aux Mazenq mais là encore, silence radio. Nous avons envoyé les manuscrits à une quarantaine d’éditeurs ; les plus courtois nous ont répondu que Voronca n’est pas connu, qu’il n’est pas répertorié dans les programmes scolaires et universitaires, que ce genre d’ouvrages constitue une niche peu rentable, etc.

Sommes-nous condamnés à voir disparaître la Littérature au profit d’ersatz culturels médiocres ou d’une cancel culture discutable ?

Pour le moment, je tiens ces 3 livres à bout de bras, c’est-à-dire que j’ai dû me résoudre à l’autoédition sur mes propres deniers mais je ne pourrai pas tenir au-delà de mars 2025, d’autant que personne ne s’occupe de la diffusion et de la promotion des ouvrages.

Deux éditeurs accepteraient éventuellement de prendre en charge la biographie « Invisible Voronca – Itinéraire d’un écrivain en exil pour l’éternité » mais ils demandent une participation financière exorbitante. C’est un peu le serpent qui se mord la queue et Voronca risque fort de retourner dans les limbes de l’Oubli.

Je trouve cela bien regrettable car cet auteur francophone mérite vraiment d’être lu et enfin reconnu à sa juste valeur ! Je cherche donc un éditeur digne de ce nom, capable de prendre des risques pour enrichir la connaissance et le patrimoine littéraire international.

Je tiens à vous remercier, Dan Burcea, pour l’attention que vous portez à ce travail et pour votre précieux soutien, notamment en me donnant la parole dans votre remarquable revue littéraire et j’en profite pour saluer au passage tous vos lecteurs.

Propos recueillis par Dan Burcea

Christiane Chaule-Balducci, Invisible Voronca – Itinéraire d’un écrivain en exil pour l’éternité, Archives inédites, Editions Librinova 2024,598 pages.

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