Le nouveau roman de Grégoire Bouillier, Le syndrome de l’Orangerie, remet en sel le détective désormais célèbre Bmore de l’agence Bmore & Investigations. Ceux qui ont déjà lu son précédent livre Le cœur ne cède pas connaissent l’affection et la confiance que son auteur porte à ce personnage hors du commun dont l’intelligence est à la mesure de son intuition et de sa curiosité sans limites.
Parmi les affaires que Penny, sa clairvoyante assistante, lui soumet, Bmore choisit de se pencher sur les Nymphéas de Monet, cette célèbre série de tableaux exposés depuis 1927 au Musée de l’Orangerie, devant lesquels, lors d’une visite, il éprouve un sentiment bizarre, voisinant une obsession maladive qui donnera d’ailleurs le titre de son récit.
Bmore est certain, un de ces tableaux renferme quelque part, bien caché à l’œil nu, un secret bien gardé : « Un cadavre flotte quelque part dans le bassin aux nymphéas, la mort, le chagrin et la souffrance hantent cette peinture, une espèce de Charly fantomatique se cache, qu’il s’agit de trouver car il est là, je le sens ! »
L’enquête peut donc commencer. Et elle promet d’être longue et pleine de rebondissements.
Elle va s’avérer tout aussi semée d’embûches, d’abord à cause de nos habitudes à tous lorsque, en regardant un tableau et en voulant y associer des informations concernant « le nom du peintre, le titre de l’œuvre, la date, etc. […] nous ne voyons plus avec les yeux mais avec les mots ». Cette formule, sibylline à première vue, fait en réalité l’éloge « d’un regard à soi, d’un regard neuf, d’un regard d’abord muet ». Surtout lorsque Bmore en personne reconnait avoir été lui-même « clafi de mots tout faits, d’idées reçues […] ».
Sauf qu’au lieu d’éloigner le lecteur de ce qu’il pourrait considérer comme étant le préambule d’un roman policier, une foi connus la situation initiale et l’élément déclencheur, ce premier avertissement permet de rendre compte de la nécessité ressentie par Bmore – et en occurrence par l’auteur lui-même – de se débarrasser de ce qu’il appelle « des lieux communs merveilleusement stéréotypés ». D’où également une certaine indifférence à l’erreur de la part de ce personnage – « J’ai toute ma vie été dans l’erreur » – qui, au lieu de compromettre le travail d’enquête, ne fait qu’augmenter ses chances de réussite.
Encore faudrat-il donc définir qu’est-ce que le mot enquête veut dire dans le cas de Bmore et des tableaux de Monet qu’il sonde avec une curiosité obsessionnelle, comme nous venons de le dire. Que cherche-t-il au fait dans ces tableaux repris tant de fois par Monet vers la fin de sa vie ? Un objet, un cadavre, un sentiment, le deuil « infiniment reconduit », mais le deuil et le manque de qui, de quoi ? De cette « vie besogneuse, répétitive et recluse dans laquelle Monet trouve désormais son bonheur » ?
Il y a chez Grégoire Bouillier, rappelons-le, une fascination récurrente pour l’acte de l’écriture faisant face à la réalité : « Moi-même, lorsque j’écris, j’ai en ligne de mire la littérature ». Un tel besoin de spontanéité et de soif de sonder cette réalité, quitte à aller jusqu’à contester son existence : « J’ai des problèmes avec la réalité (ce qu’on appelle la réalité). Cela ne signifie pas que j’ai tort ».
L’écriture de Grégoire Bouillier devient ainsi un déferlement d’interrogations, un frémissement qui cherche à saisir à la fois l’instant et l’éternité, « la faille du temps » conduisant à la beauté et à sa fragile existence survenue « par effraction », « une faille du temps, une anomalie spatiotemporelle ».
Il s’agit d’une écriture qui tout en refusant de tomber dans l’excès du verbiage, lutte contre ce qu’il appelle ses « travers digressifs » tout en cherchant à faire resurgir à la lumière du jour la face cachée d’une évidence qui n’attend qu’à être dévoilée. Il suffit de « zoomer » – voici le mot que l’on attendait, plus tard on fera la connaissance de verbe onomatopéique lui-aussi, « vroomer ».
Car rarement nous est donné à travers des pages idoines d’une telle force de passer de Giverny à Auschwitz Birkenau pour essayer de toucher au plus profond une souffrance innommable sous la pluie et l’obscurité du monde. Rarement d’essayer de pénétrer les multiples mystères qui ont façonné dans le secret de l’âme de Monet cet engouement pour une symbolique capable de cacher sous son abondance le petit ou le grand secret de son être.
De ce point de vue, Le syndrome de l’Orangerie, est la preuve que souvent l’écrivain, citons ici Edgar Allan Poe, tout comme des artistes peintres, dans le cas présent, Monet, portent en eux des blessures cachées qui les constituent en tant qu’hommes sensibles et capables de les transposer sous une forme symbolique. Bmore dira : « On croit que l’on vit sa vie, on croit qu’il suffit de vouloir pour pouvoir et que tout dépend uniquement de soi, mais c’est un mensonge. »
Grégoire Bouillier, lui, fait d’ailleurs des allers-retours dans son histoire personnelle, comme il nous avait habitué dans ses précédents livres.
Que trouvera Bmore à la fin de son enquête ?
Et quels sont les nombreux rebondissements de cette démarche ?
Nous laissons aux lecteurs curieux la joie de les découvrir.
Quelques indices malgré tout : les hommes et la guerre, l’amour et la mort, la solitude et la mélancolie, les heures sombres et les courtes joies, la paternité et la filiation, le temps qui fuit et l’illusion de l’éternité, etc.
S’il fallait conclure sur une note censé entretenir le suspense de ce livre, il suffirait de rappeler que souvent la vérité se cache sous nos yeux, qu’il suffit de la chercher comme le photographe de Blow-Up, et même d’aller au-delà des évidences, comme nous dit Bmore : « Au vrai, il ne s’agissait pas seulement de regarder : il fallait remonter aux intentions qui avaient été celles de Monet. Il s’agissait de ne pas tomber dans le décor mais d’y entrer […]. »
Le syndrome de l’Orangerie comme une traversée du miroir, une entrée dans le tableau pour mieux déchiffrer ses mystères, comme dirait Françoise Barbe-Gall ?
Pourquoi pas.
Dan Burcea
Photo de l’auteur : Pascal Ito © Flammarion
Grégoire Bouillier, Le syndrome de l’Orangerie, Éditions Flammarion, 2024, 432 pages.