Tous les chemins mènent à Rome. Y compris ceux du roman et du cinéma, nous dit l’écrivaine et essayiste franco-roumaine Corina Ciocârlie qui publie CineROMAn – Ville éternelle, regards croisés aux Éditions Signes et Balises.
Le Dictionnaire des auteurs luxembourgeois la présente comme « enseignante, journaliste et critique littéraire, éditrice et essayiste, en Roumanie, puis, principalement, au Luxembourg[1] ». Ceux qui s’intéressent à son œuvre connaissent bien les sujets essentiels de son domaine de recherche consacré à la géocritique, discipline qui conjugue géographie réelle et esprit des lieux, dans la lignée de ce que nous connaissons en France sous l’intitulé de dictionnaires amoureux de différents lieux ou sujets. Elle a coécrit avec sa compatriote Andreea Răsuceanu un Dicționar de locuri literare bucureștene [Dictionnaire des lieux littéraires bucarestois] (2019), mais aussi, București, kilometrul zero [Bucarest, kilomètre zéro] (2021). Une partie importante de son travail est consacrée à la pensée nomade et à la problématique des frontières, comme l’illustre son ouvrage Laissez-passer, Topographie littéraire d’une Europe des frontières (2004).
L’ouvrage le plus proche de celui qu’elle publie aujourd’hui, CineROMAn – Ville éternelle, regards croisés, est sans doute Europe zigzag (2021). Il faut préciser que celui d’aujourd’hui se concentre sur le périmètre de la Cité éternelle et sur tous ceux qui de près ou de loin, écrivains et cinéastes l’ont désirée, côtoyée, lui ont consacré des pages et l’ont immortalisée dans leurs films.
Il suffit de suivre les chapitres de ce passionnant ouvrage, Rêves de Rome, Jardins des délices et des supplices ou encore Une ville en trompe-l’œil pour se rendre compte de l’intérêt de son contenu et de la manière dont l’autrice aborde, en guide avisée, ces voyages imaginaires, même si ce dernier mot ne correspond pas tout à fait à la méthode qu’elle utilise et à l’esprit annoncé dans son sous-titre, l‘intermédialité étant un concept plus apte à mieux définir sa démarche.
Dans l’esprit de ce croisement des regards, Corina Ciocârlie nous promet un voyage passionnant tout au long des pages de son livre. Elle le dit dès le début avec des mots qui prennent des nuances de promesse et d’enchantement : « Dans les pages qui suivent, une soixantaine de personnages arpentent inlassablement les rues de la Ville éternelle. Selon leurs goûts et leurs moyens, ils débarquent à l’aéroport de Ciampino ou à la Stazione Termini, logent dans un petit hôtel de la place d’Espagne ou dans un somptueux palais de la via Gregoriana, choisissent pour dîner un restaurant chic de la via Veneto ou une trattoria populaire du quartier Ostiense ».
Suit une longue liste de ces voyageurs dont vous aurez le plaisir de découvrir les noms et deviner l’identité cachée dans les méandres romanesques des différents écrivains ou sur les écrans de cinéma.
En fait, le travail que nous propose Corina Ciocârlie porte la double signature d’une démarche qui scrute à la fois le désir de voyager et le secret de l’aventure intérieure qui anime ce désir. Qui ignore que derrière leurs personnages les écrivains ou les réalisateurs cachent en réalité leur propre désir, voire leurs obsessions liées à la gloire de la Cité la plus symbolique qui leur ouvre ses bras pour leur transmettre en symbiose le secret de son éternelle présence ?
« Les écrivains que nous relisons ici et les cinéastes dont nous revisitons les scènes et les lieux iconiques n’ont cessé de nourrir cette collection d’“empreintes” superposées »
Comment résister dès lors à cet appel ? Les lignes qui suivent nous offrent une idée de ce qu’est l’éternité de Rome : « Sur le Palatin comme sur l’Aventin et l’Esquilin, les ruines des siècles successifs non seulement se recouvrent, mais s’imbriquent et se contaminent les unes les autres, de sorte qu’on n’arrive plus à distinguer toutes les strates de ce palimpseste de pierre qu’on n’a cessé d’effacer pour récrire, encore et encore, l’histoire originelle ».
La fascination qu’exerce la Cité éternelle sur tant d’écrivains, d’artistes et de cinéastes, en commençant par Goethe et Stendhal, Alberto Moravia, Italo Calvino, Federico Fellini, Woody Allen, Charlton Heston, pour ne citer qu’eux d’une longue liste de ce passionnant almanach des amoureux inconditionnels de la capitale vers laquelle mènent depuis ses heures de gloire tous les chemins.
Il n’est pas question que d’illustres voyageurs qui rentrent à Rome. Les moyens de transport évoluent aussi.
Corina Ciocârlie suit cette évolution d’un œil attentif, en accompagnant, par exemple, le périple d’Henri Beyle et de ses amis qui, en 1827, qui arrivent en seulement 22 jours après avoir quitté Paris.
Et puis, il y a la fameuse Stazione Termini dont nous avons tous, visiteurs anonymes ou célèbres personnages littéraires, foulé les quais avant de nous aventurer « vers la via Nazionale et le corso Vittorio-Emmanuele, en direction du palais Farnèse », comme, par exemple, Léon Delmont le personnage de La Modification de Michel Butor.
Le grand mérite de Corina Ciocârlie est sa capacité de rendre possible ce double regard qui abolit les frontières entre le réel et la fiction, tout en permettant cette cohabitation improbable et ô combien surprenante entre deux mondes qui s’efforcent d’oublier la matérialité de leurs contours. « Chez Zola comme chez Butor – écrit-elle –, la gare Termini est une double porte d’entrée, ouvrant des perspectives sur Rome et sur Rome, sur la Cité éternelle et sur l’édifice romanesque qui lui est consacré. »
Ainsi, le voyage s’enrichit d’une capacité nouvelle, celle qui met l’accent sur un protagoniste inattendu auquel l’écrivain ou le metteur en scène prête les impressions de leurs périples, en lui confiant, à travers le romanesque et l’invention cinématographique, le droit de parler en son nom. S’installe alors un jeu de miroir où les deux personnages jonglent avec cette double identité et se moquent des apparences qui risquent de tromper le lecteur ou le spectateur.
Consciente de ce danger, Corina Ciocârlie confie cette périlleuse aventure à des guides expérimentés afin « d’éviter les lieux communs et les sentiers battus », renforcée dans ses convictions par cette règle simple mais efficace, selon laquelle « on ne voyage jamais en terre vierge lorsqu’on met le cap sur Rome, où la tradition de la visite guidée est quasi millénaire ». Ainsi, depuis le XIIe siècle et jusqu’à nos jours de nombreuses Descriptio urbis Romae aident les visiteurs à éviter de se perdre dans le dédale des rues et dans l’affluence des foules. Stendhal fera lui-même cette expérience, voulant s’improviser lui-même guide.
Au fond, nous dit Corina Ciocârlie, s’appuyant sur cette phrase d’Ingeborg Bachmann, Rome est une invitation à l’extase visuel, à une fête du regard : « En Italie j’ai appris à me servir de mes yeux, j’ai appris à regarder ».
Il y aurait tant de choses à dire sur ce voyage littéraire proposé dans cet passionnant ouvrage.
On laissera aux lecteurs que nous espérons nombreux l’entier plaisir de suivre leur pas dans ce double périple passionnant de l’Histoire et de l’Art.
« Ce voyage à Rome – pimenté par la volte-face qui en fait tout le charme –, est bel et bien le vôtre. »
Soyez donc les bienvenus à bord de ce CineROMAn – Ville éternelle, regards croisés en compagnie d’une navigatrice aguerrie qui scrute les miracles de la double expérience du dépassement de soi et l’effacement des frontières à travers l’aventure humaine et la fascination pour la création artistique.
Dan Burcea
Crédits photo : Laurent Bonzon
[1] https://www.autorenlexikon.lu/page/author/321/3218/FRE/index.html