Au tout début, le temps a commencé à se dilater, sans pour autant devenir plus ample, mais plus décousu, sans tête ni queue, sans direction, comme une succession aléatoire d’instants, suspendu entre des moments de panique et des intermèdes d’absence de l’esprit, une sorte d’anesthésie de la pensée, des instincts, des sens, comme un recul devant la vie qui s’est parée d’une forme provisoire et incertaine. Comme si on roulait en voiture sans rien d’autre à voir devant soi qu’un brouillard engloutissant tout autour. Ce temps s’est ensuite replié sur lui-même, il est devenu trop court et trop étroit, les jours se transformant ainsi en de courtes séances de désinfection et d’assainissement général – la vie n’a jamais été aussi aseptisée, inodore, incolore, interdisant les piles désordonnées de livres gisant Dieu sait comment à droite et à gauche, sur des étagères, des fauteuils ou directement sur le tapis – n’autorisant que quelques heures pour l’écriture et la lecture, pour des conversations téléphoniques avec des amis ou avec la famille, à visionner plus que d’habitude des films et des pièces de théâtre. Petit à petit, le temps a épousé la forme de ce nouveau moule, la routine a pris le dessus, les choses hostiles, vides se sont remplies de sens, de saveur, du plaisir des petits riens d’avant. Un des exercices d’imagination que je m’impose en ce moment c’est de me remettre en mémoire des sensations de toutes sortes, olfactives, sonores, tactiles acquises lors des voyages dans des lieux que j’aime. Cela m’aide à écrire, réveille mes sens, rappelle à mon corps la réalité d’être dans le monde, la manière dont il utilise ses fonctions d’être vivant. J’agis de même avec les livres : j’ouvre ceux que j’aime, reprends des pages, des paragraphes surlignés autrefois, regarde des petites notes anciennes, des commentaires qui me replongent dans tant d’univers fictionnels oubliés.
Je vais vous parler brièvement de deux de ces réappropriations sensorielles.
Lorsque je suis arrivée pour la première fois à Paris, un des premiers lieux d’intérêt qui figurait sur notre carte touristique était le Musée de la Vie romantique. Nous sommes arrivés un après-midi au pied de Montmartre, rue Chaptal, devant la maison verte d’Ary Scheffer. Dans le jardin de la maison, les gens buvaient leur thé, attablés au mobilier en fer forgé installé directement dans l’herbe parmi les rosiers en fleur, offrant l’image d’un monde parfait, d’une contrée idéale qu’on ne voit que dans les tableaux de peinture ou dans les livres. Loin du bruit de la ville, du fourmillement parisien permanent, j’avais le sentiment de me retrouver dans un endroit hors du temps et de l’espace familier mais qui se refusait au visiteur par son excessive ressemblance à la perfection, une perfection tellement différente à la vraie vie. Paradoxalement, le court instant passé dans ce lieu m’est restée comme une image que j’associe de manière instantanée avec la ville de Paris, dès que j’entends prononcer son nom : le jardin avec ses roses à l’odeur délicate, à peine perceptible, le goût du thé à la violette (mon préféré, même si je n’ai pas pu trouver le même, mais un autre venant directement de producteurs de Provence), et du gâteau à la fleur d’oranger, le toucher rafraîchissant de la table en fer forgé vert, le bruit du gravillon sous le poids des chaises. Depuis plusieurs jours, je bois du thé à la violette de chez Mariage Frères, ma madeleine à moi, et je retourne à chaque fois dans le jardin de la rue Chaptal.
Je relis ces jours-ci des pages des romans et du journal de Virginia Woolf. Je me suis arrêtée à Vagues pour l’image de la mer, je pense que c’est le livre refermant le plus de métaphores de la lumière que j’ai pu lire, un livre sensoriel, vivant qui donne au lecteur le sentiment de faire partie de ce paysage marin. Comme dans tous les livres de Virginia Woolf, le paysage prend les dimensions du monde, avec ses plus intimes mouvements. Les débuts descriptifs des chapitres sont de vrais tableaux vivants, reproduisant les battements convulsifs des vagues, les interférences de la lumière, les subtils changements du décor sous le souffle du vent – une sorte d’intériorisation du monde, un jeu de perspectives qui recompose non pas un paysage réel, mais un tableau mental, imaginaire où chaque objet devient concept, reprend sa qualité originaire, son sens primordial.
Andreea Răsuceanu est une écrivaine roumaine, docteur ès Lettres. Elle a bénéficié d’une bourse postdoctorale qui lui a permis de suivre un stage de 6 mois à la Sorbonne – Paris 3 qui a abouti avec la publication de l’étude Le Bucarest de Mircea Eliade. Eléments de géographie littéraire. Elle a publié de nombreux articles dans des revues culturelles, telles que Viaţa Românească, România literară, Observator cultural, Bucureştiul Cultural, Idei în dialog, Dilema veche, Convorbiri literare etc. Elle a traduit plusieurs livres de l’anglais et écrit des préfaces. Son premier livre Cele două Mântulese (Editions Vremea, 2019) a été nominalisé pour le prix de la revue România literaraet pour le grand prix Protheus. En 2013, elle publie Bucureștiul lui Mircea Eliade. Elemente de geografie literară, nominalisé pour les prix de l’Union des Ecrivains roumains et pour les prix de la revue Observator cultural. Elle a reçu le Prix du Jeune critique de l’annoée 2013. En 2016 elle publie Bucureștiul literar. Șase lecturi posibile ale orașului (Humanitas). En 2018, elle publie le roman O formă de viață necunoscută (Humanitas), et 2019, les Editions Humanitas publient Dicționar de locuri literare bucureștene (écrit avec Corina Ciocârlie).
Elle est aussi l’auteure de prose courte publiée dans plusieurs revues littéraires et ouvrages collectifs : Bucureștiul meu (Humanitas, 2016), Cărți, filme, muzici și alte distracții din comunism (Polirom, 2014), Bookătăria de texte și imagini 2 (Pandora-M, 2016), Ferestre din București și poveștile lor (Editura Peter Pan, 2015), Orașul. Antologie de proză (Gestalt Books, 2016), Tot înainte! Amintiri din copilărie (Curtea Veche, 2016), In the Mood for Love (Paralela 45, 2019), Cum să fii fericit în România (Humanitas, 2017), Cartea întâmplărilor (Humanitas, 2019).
Son roman O formă de viață necunoscută (Une forme de vie inconnue) a figuré sur la liste du Festival du Premier Roman de Chambéry et des fragments ont été traduits en anglais, français, turc et espagnol. La critique qualifie ce roman comme un des plus importants et des plus étonnants livres écrits ces dernières années.
(Traduit du roumain par Dan Burcea)