Codru-i frate cu românul – La Forêt et le Roumain sont comme deux frères et sœurs.
Ainsi résonne l’adage populaire qui, depuis des siècles, établit un lien quasi inséparable entre la nature et ses habitants dans l’espace carpato-danubien. Pour aller plus loin, on établira, avec le poète Vasile Alecsandri (1821-1890), que ce lien n’est pas seulement un repère pour les fameux haïdouks, ces ancêtres des Robin des bois moldaves ou valaques, amis futurs de Panait Istrati, mais une réalité qui prend des allures de mythe fondateur d’une culture éminemment ancrée dans la tradition.
Si la balade populaire Mioritza cueillie et publiée par Alecsandri au milieu du XIXe siècle (1852-1853) a résisté à l’érosion du temps, c’est parce qu’elle renferme une philosophie qui cultive en un seul ensemble poétique l’éternité et l’union cosmique, ce lien universel entre l’Homme et la Nature.
On dit que les Suisses du Val Bregaglia sont les inspirateurs du mot nostalgie inventé en 1688 par le jeune étudiant en médecine Jean Hofer pour nommer le mal du pays. Les Roumains les ont certainement précédés avec leur intraduisible dor et leur fameuse doïna qui dans sa forme de înstrăinare, d’éloignement et d’aliénation donne à ce sentiment une proportion infinie, à la mesure de la souffrance qu’elle engendre à travers une séparation jamais acceptée et douloureuse de l’espace familier qui les a vu naître. Au fond, le berger de Mioritza allant jusqu’à accepter la mort, a touché la grâce de cet indestructible lien : la mort n’est pour lui qu’un mariage cosmique avec une superbe princesse imaginaire sous l’œil bienveillant du soleil et des étoiles en guise de témoins.
J’ai souhaité faire ce détour pour montrer le lien profond qu’entretien le roman Ceux du lac de Corinne Royer avec la tradition roumaine. Et même s’il ne le revendique pas de façon explicite, il le dit en sous texte par la dimension tragique que revêt le changement de vie de ses personnages. Nous y reviendrons sur ces aspects, bien entendu.
L’avertissement de l’auteure qui tient à préciser que son roman est inspiré d’un fait réel a attiré également mon attention.
En effet, la presse roumaine et internationale avait parlé de l’expulsion de la famille Enache, Șerban dans le livre, et de la tragédie engendrée par cette décision pas tout à fait justifiée par l’administration, même si elle l’avait habillée sous la forme courtoise de la bonne cause d’une réserve naturelle protectrice de l’environnement.
Ce delta issu d’un projet laissée à l’abandon par le régime communiste a pu renaître de ses ruines, il s’est lui-même enrichi naturellement d’espèces d’oiseaux et d’une nature qui a couronné sa richesse en se régénérant au fil des ans. Il est comme un défi à la politique absurde et mortifère, aux délires de grandeur d’un dictateur se rêvant en grand architecte de l’urbanisme et du béton.
Radu Ciorniciuc, le réalisateur du documentaire Acasă, L’adieu au fleuve, conclut la présentation de ce film dans des termes qui ont sans doute inspiré Corinne Royer : « Privée de ses racines, arrachée à sa nature natale, cette famille pas comme les autres va tout faire pour rester unie dans la jungle de béton ». Dans une interview accordée à Cécile Marchand Ménard dans Télérama, il revient sur ces aspects qui touchent à l’universel dans l’histoire individuelle des gens : « Les histoires intimes sont toujours celles qui touchent le mieux à l’universel. J’ai découvert en réalisant ce premier film que les petites histoires isolées racontent des choses à propos des grandes vérités du monde. Réaliser un documentaire sur la famille Enache permet, mieux que n’importe quel reportage, de comprendre que l’intégration est un procédé qui prend des générations, surtout si l’on vient d’un groupe ethnique discriminé depuis des siècles. » (1)
On peut voir dans ces déclarations la détresse de toute cette famille de Roms, des gens simples, d’une humanité à fleur de peau, perdus dans les méandres d’une décision administrative qu’ils ont du mal à comprendre en encore moins à accepter. Si le père semble se soumettre avec résignation à ce changement, les enfants, eux, manifestent à la fois révolte et incompréhension, avec cet avantage de l’âge qui les aide à envisager malgré tout un avenir.
Des références similaires se retrouvent dans un autre documentaire, cette fois liées plutôt au lieu même, à son histoire et au régime communiste qui a laissé son empreinte tragique sur cet endroit. Le documentaire Le Delta de Bucarest réalisé par Eva Percolovici retrace l’histoire en ces termes : « L’histoire d’un lieu, de l’énergie qu’il dégage. L’époque communiste. Bucarest. Des femmes détenues politiques accouchent dans un des plus beaux monastères de l’Est de l’Europe, Văcărești, transformé en prison. Aujourd’hui, la nature sauvage s’est emparée du lieu, formant un écosystème sur plusieurs hectares : des espèces protégées de faune et flore… et des familles de gitans. Des enfants qui naissent dans le même espace, dans des conditions aussi hasardeuses. »
Avec Ceux du lac, nous voici en pleine transmutation symbolique. Le roman de Corinne Royer réussit à retranscrire, en utilisant ce substrat historique et sociétal dont il se fait l’éco pour hisser cette histoire au rang de narration romanesque et ouvrant à ses protagonistes la place réservée aux ambassadeurs de la cause noble d’un enracinement ancestral sous le regard protecteur d’une nature que l’on sait sœur avec les souffrances humaines, comme nous le disions dans l’ouverture de cet article. En guise d’illustration, il suffit de lire cette phrase qui parle de Sasho, l’ainé de la famille Șerban, pour comprendre cet indicible attachement : « Lever les yeux sur ce qui l’entourait suffisait à rassasier son désir d’être au monde. »
Si Sacho se place en marge de la société, c’est sans doute pour mieux dire non pas sa différence mais son unicité, non pas son refus des autres, mais, au contraire, sa capacité de parler en leur nom. « Je suis de ceux du lac », dira-t-il, de ceux qui continuent à croire au rêve d’une possible transgression des normes d’un monde « qui font bonne fortune sur le dos de Vacărești ».
La présence humaine dans cet espace protégé semble entraver les projets de reconversion de ce lieu en parc naturel. L’expulsion de la famille Șerban s’avère nécessaire sous prétexte de liberté des espèces. Drôle de conception où l’être humain n’a plus sa place. Pour la famille Șerban, surtout pour le père, la détresse va ruiner son quotidien le soumettant à la tentation de la bouteille comme seule solution lénifiante. L’aventure des enfants Sacho, Ruben, Marcus et Naya sera difficile et parsemée d’épreuves.
Ceux du lac est aussi, un roman d’apprentissage, un roman initiatique, si l’on pense surtout à Sacho et à ces incursions dans le monde inhospitalier et parsemé d’embuches de la ville, mais aussi à Naya et à son désir de poursuivre son rêve de sportive. En fin de compte, ce qu’ils veulent c’est de refuser leur image de paria qui leur colle à la peau à cause de leurs origines tsiganes, synonyme d’intouchable, selon l’avis des autres. « Chacun nous nomme par son propre venin », diront-ils.
À ces différences des origines se rajoute le fait de leur présence solitaire dans le delta de Văcărești, en marge de la ville de Bucarest qui s’étend sur environ 183 hectares. En cela, le roman de Corinne Royer pose la question du rapport de l’homme à son environnement naturel, rapport qui, redisons-le, connaît une dimension particulière dans la mentalité roumaine. L’autre endroit, le quartier Ferentari, le ghetto tsigane de Bucarest, ne pourra jamais ressembler à ce peuple de nomades au territoire de liberté de leur cher delta. Impossible à survivre dans ces conditions. Sait-on aujourd’hui que les Tsiganes étaient vendus avec les terres pare leurs propriétaires et qu’il n’ont été affranchis qu’au milieu du XIXe siècle ? Que nombre de villages en Roumanie portent encore aujourd’hui le nom de Slobozia, village des Affranchis ?
C’est pour cela que l’injonction qui résonne comme un ultimatum de résistance dans les oreilles de Sacho a des échos de survie en saccade :
« Muscle ton dos, Sacho, muscle ta nuque.
Tes abdominaux, muscle-les.
Ta détermination, muscle-là.
Respire. »
Bel hymne « à la renaissance des déshérités et des souffreteux » qui rassemble dans la même douleur et le même désespoir hommes et animaux, comme ce vieux chien Moroï, qui se laisse mourir une fois abandonné dans un monde citadin hostile.
On connaît la méfiance des Roumains envers ces lieux urbains qui furent jadis considérés comme des facteurs de perdition face à l’environnement bucolique des villages. Le courant littéraire du Semănătorism (du verbe « semer » et par extension de cultiver la terre) propagé au début du XXe siècle pour défendre les traditions paysannes en est la preuve au moins dans la littérature et le mouvement des idées.
De nos jours, cette cause a pris la forme d’un combat contre les intérêts immobiliers et étatiques sur fond de méfiance et d’opposition à l’autorité. Le souvenir des années du communisme, de la collectivisation des terres, est encore récent et les plaies encore ouvertes. On se souvient des combats d’il y a quelques années des Roumains contre la déforestation massive des Carpathes et la protection de la mine d’or des montagnes de Transylvanie, Roșia Montană, qui finira par être inscrite en 2021, au prix de nombreux mouvements de protestation et d’un long procès, sur la liste des sites protégés de l’UNESCO. Il se passera de même avec le combat contre le projet du parc de Dracula, projet avorté car incohérent avec la vraie histoire de ce prince sanguinaire.
Corinne Royer exploite ce fond et cet attachement à la nature pour en faire un hymne à la solidarité et à la compassion, thème qui retrouvent dans leur écho roumain une confirmation de ses intuitions romanesques.
Ceux du lac est la preuve de cette universalité, de cette permanence, de cette place qui conjugue la dignité humaine dans ce qu’elle a de plus noble et de plus réciproque lorsqu’il s’agit du respect de la nature et de la présence humaine protectrice dans un inséparable duo sous le signe de la permanence.
Dan Burcea©
Corinne Royer, Ceux du lac, Éditions du Seuil, août 2024, 288 pages.