Gaël Faye : Jacaranda ou comment dessiner les contours du silence

 

 

Pour passer d’un « petit pays » à un « pays nouveau », Gaël Faye a dû non seulement franchir la frontière entre le Burundi et le Rwanda, mais aussi revisiter trente ans d’histoire et s’accrocher à l’an 1994, l’an du génocide des tutsi, «l’an zéro», comme il l’appelle, auquel s’accrochent les souvenirs et les commémorations de tout un peuple martyrisé et qui aspire à la réconciliation.

Pour se faire, l’auteur avait besoin d’un guide convoqué lui aussi depuis les pages de son précédent roman et qui ne cessait pas de hanter ses souvenirs : il s’agit de tante Eusébie personnage n’ayant perdu aucune ride, ayant au contraire gardé sa force et sa grandeur exceptionnelles.

Impossible d’aborder ce monde sinon de la hauteur d’un Jacaranda, cet arbre aux fleurs somptueuses de couleur bleu lavande qui donne le titre de ce nouveau roman.

Stella, l’intrépide cadette d’une lignée de quatre générations de tutsi le considère comme « son ami, son enfance, son univers ». Quant à Milan, le narrateur et le personnage principal que l’on pourrait associer sans hésitation à la voix de l’auteur, celui-ci se hisse de par son prénom à la hauteur à laquelle l’oiseau qui porte le même nom survole le pays. (Notons en passant que dans les langues slaves Milan, comme Milan Kundera, signifie « bien-aimé »).

Il faut sans doute ce surplomb qui symbolise en même temps une verticalité nécessaire et bienvenue pour résister au vertige de l’Histoire, à sa capaciter de happer le regard dans le tourbillon des événements qui se superposent, qui mélangent les culpabilités et suffoquent les cris des désespoirs.

Doit-on rappeler que l’on parle d’un génocide ? Que dans un pays plus petit que la Bretagne furent tués en 3 mois et 10 jours près d’un million de personnes en majorité des tutsi ?

C’est pour cela que le mot réconciliation est, comme le dit tante Eusébie, un mot nécessaire, un mot salvateur, le seul espoir pour que la nouvelle génération puisse cohabiter, enfants de victimes et enfants de bourreaux ?   

Jacaranda est en ce sens une broderie censée relier en points de croix l’impossible à l’espoir sur le canevas d’une histoire qui s’efforce à panser ses blessures. Un roman qui invite la violence et les cris de désespoir à devenir des paroles de réconciliation (mot récurrent), même si ce mot est si difficilement compris et surtout acceptable. Tante Eusébie ne cesse de le dire haut et fort : « Non… Je suis une survivante. J’ai vu comment ces gens se sont comportés ».  

D’où l’importance du geste mémoriel qui affirme sans hésitation la nécessité et l’importance du témoignage. Toujours tante Eusébie qui donne sens à ces paroles : « Nous devons continuer à raconter ce qui s’est passé pour que cette histoire se transmette aux nouvelles générations et ne se reproduise jamais plus nulle part. »

Dès lors, on comprend le poids du silence qui pèse si lourdement dans la vie de Milan.

À tel point que l’auteur ose définir son roman comme un geste censé « dessiner les contours de ces silences ». Il y a d’abord celui de Venancia, sa mère, « son silence de toujours », « ses silences emplis de mensonges et de faux-semblants » qui le font fuir, il y a « les silences pesants », les silences qui claquemurent. Il y a aussi le silence du recueillement qui rend solennel l’instant de la commémoration des victimes du génocide, et aussi le silence lourd que même « la brise légère (qui) ballottait la cime des arbres » n’oserait briser.

Il faut dire que ces silences sont loin d’être chez Gaël Faye des artifices narratifs, des éléments d’atmosphère, pour ainsi dire, et encore moins des limites, un handicap du langage, son ultime défaite.

Allié à la pudeur, cette réticence du langage est plutôt liée à l’impossibilité de rendre à travers les mots une réalité indicible, voire l’Indicible lui-même.

Ce silence est plutôt un soupir retenu, une larme amputée au verbe libérateur, un refus de partage de quelque chose qui ne peut et ne doit surtout pas être dit. Un silence de toutes les victimes des violences extrêmes, comme ce fut aussi le cas de celles de l’Holocauste et comme le sont ici celles du génocide des tutsi.

Jacaranda est en même temps une tribune : le roman donne la parole aux survivants et à la génération d’après, conscients que, malgré leur infirmité, les mots sont les seuls outils qui leur restent pour coudre les blessures laissées par l’horreur.

C’est ainsi que l’on peut aussi justifier les voyages de Milan entre la France et le Rwanda, entre deux mondes qui s’attirent et se rejoignent pour l’aider à grandir. Il ne s’agit pas dans ces allers-retours de fuir, mais d’être présent, de connaître à travers son propre vécu, à faire l’expérience de l’histoire comme un documentaliste qui sonde ses propres origines à ses risques et périls.

En cela Jacaranda est un roman d’apprentissage, un roman initiatiqueet en même temps un preuve par l’histoire des origines et des ravages révisionnistes et des dangers de la politique coloniale. 

Il y a bien entendu la rencontre avec tante Eusébie, mais il y a tant d’autres tout aussi fortes : celle avec la grand-mère, avec Claude et ses démons intérieurs, avec Sartre, le collectionneur de livres et de disques de toute sorte, avec Stella et à travers elle avec l’arrière-grand-mère centenaire Rosalie, dépositaire de la mémoire de tout un pays. Et puis, il y a la rencontre avec tout un pays qui se cherche, qui tente de cohabiter et rêve, à travers sa jeunesse, à un possible avenir pacifique, une génération dont le destin est celui de la reconstruction.

Voici, pour illustration cette longue citation : « Ils ne pourraient jamais être impunément eux‑mêmes, le pays serait toujours là pour se rap‑ peler à eux comme un chaperon assidu. Ils en seraient les garants et les protecteurs, porte‑parole assignés. La bataille serait rude et rien n’était gagné. Ils le savaient, c’était l’éducation qu’ils avaient reçue. Tout ce dont ils bénéficiaient aujourd’hui était le fruit de sacrifices et de sang versé. La Nation le leur répétait chaque jour. Alors, une autre nuit de fête et d’alcool leur permettait d’oublier quelques instants cette charge, tout comme la génération d’avant buvait pour oublier les années d’exil, les humiliations, l’odeur de la mort et des charniers »

On ne peut pas clore cette chronique sans dire un mot sur le style de ce livre. Gaël Faye reconnaît avoir volontairement choisi un langage qui respire le rythme du pays. Il s’agit en effet d’un style sans fioritures où la rhétorique refuse de diminuer la tension narrative, tout en gardant un ample espace à l’authenticité du récit, à l’éthos comme espace humain à la fois unique et universel, singulier et exemplaire à travers l’expérience la plus profonde, la plus douloureuse et la plus tragique de la violence humaine afin de faire entendre la voix de la tolérance, de l’ultime pardon.

Enfin, une image qui reste, tellement elle est forte et chargé de sens : celle de la maison au bord du grand lac, une maison remplie de livres, un havre de paix et de guérison par les livres aménagée par Alfred, l’homme mystérieux à la casquette noire NYC. 

Dan Burcea©

Crédits Photo; © JF PAGA

Gaël Faye, Jacaranda, Editions Grasset, 2024, 288 pages.

   

  

  

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