Interview. Corina Ciocârlie et Andreea Răsuceanu: « Un des côtés les plus réjouissants de cette aventure a été l’écriture à quatre mains »

Le Dictionnaire des lieux littéraires bucarestois écrit par Corina Ciocârlie et Andreea Răsuceanu vient de paraître aux Editions Humanitas. L’idée directrice qui a guidé ses deux autrices a été d’explorer les lieux réels et imaginaires de la capitale roumaine et d’y jeter un double regard, à la fois personnel et littéraire à l’aide des personnages qui y vivent.

En somme, un vrai dictionnaire amoureux de la Capitale roumaine.

Comment est née l’idée de ce dictionnaire ?

Corina Ciocârlie : J’avais à un moment donné, dans les années 2016, l’intention d’écrire un livre sur les tramways et, à cette occasion, je suis tombée sur une citation dans un essai écrit par Andreea – que je ne connaissais pas à l’époque, nous étions juste des « amies » sur Facebook – concernant le mythique tramway 14, présent dans la prose de Mircea Eliade. Je me suis procuré son livre, Cele două Mântulese [Les deux (rues) Mântuleasa], que j’ai lu d’un trait, et le lendemain je lui ai envoyé un message en lui demandant si elle ne voulait pas que l’on écrive ensemble un livre sur Bucarest, et plus précisément sur des lieux de Bucarest vus dans la perspective de la fiction, avec les yeux des personnages de romans. Elle m’a tout de suite répondu « pourquoi pas ? », et c’est ainsi que nous nous sommes rencontrées – elle venait d’arriver d’Athènes, moi, de Lyon –, nous avons discuté deux bonnes heures ensemble et on s’est mis au boulot… Le message envoyé à Andreea datait du 22 avril 2017, le dictionnaire paraissait, lui, le 20 novembre 2019. Nous avons eu besoin de toute une année avant de commencer vraiment à nous mettre à l’écriture. Avant cela, nous avons lu, crayon à la main, tout ce dont l’action se passait à Bucarest, des Lettres de Ion Ghica jusqu’au Băiuțeii des frères Florian. Nous avons copié les passages pertinents et dressé ensuite une liste des lieux ; un beau jour, nous les avons comptés et on s’est rendu compte qu’il y en avait presque 2000. Nous avons compris à ce moment qu’il fallait repartir en sens inverse et commencer le tri, malgré les regrets de laisser tomber des choses. Comment ne pas regretter de se séparer – pour des raisons purement techniques et par manque de place – de la rue Brezoianu, de Calea Călărașilor, du quartier Ferentari ou de la Halle Trajan ? Pour nous donner du courage, nous nous sommes dit que livre allait peut-être avoir du succès et qu’il y aurait une deuxième édition, revue et enrichie…

Quelles ont été les parties les plus difficiles à rédiger ?

Andreea Răsuceanu : Je ne sais pas s’il y a eu des parties que l’on pourrait qualifier de difficiles. Pour la documentation, chacune de nous a choisi les œuvres et les auteurs qu’elle préférait ou qui lui semblaient les plus représentatifs pour Bucarest. Alors que nous nous sommes partagé les romans d’entre-deux-guerres, comme ceux de Camil Petrescu et Hortensia Papadat-Bengescu, j’ai relu, pour ma part, des livres sur la périphérie bucarestoise, territoire non-exploré jusque-là. Groapa de Eugen Barbu en est un exemple, il contient un périmètre presque pas encore cartographié, « non-fixé » sur la carte de la ville, qui m’a fascinée, avec ses topos aux noms pittoresques : Cuțarida, Groapa lui Ouatu, Tarapanaua, ou bien Mahalaua Dracului, la périphérie du Diable. J’ai aimé écrire sur les bistrots de Buzești, sur les boulangeries de Grant ou sur le quartier de Chitila. Le plus difficile a été en fait de faire le tri et de retenir si peu d’endroits, de renoncer à tant de matériel.

C.C. : Un des côtés les plus réjouissants de cette aventure a été l’écriture à quatre mains. Je me suis toujours demandé comment faisaient des auteurs comme Boileau et Narcejac, ou Fruttero et Lucentini, pour écrire ensemble leurs polars, tisser les fils narratifs et croiser les pas de leurs personnages. Car on a dû jouer, nous aussi, les détectives afin de retrouver des lieux disparus ou de répertorier ceux inventés par les romanciers. Par exemple, accrocher sur la carte de Bucarest les six solénoïdes de Mircea Cărtărescu – dans les quartiers de Ferentari, Colentina, Pantelimon et Dudești-Cioplea, ainsi que dans les rues Căuzași et Maica Domnului – m’a rappelé, par moments, l’enquête policière menée par Umberto Eco dans Le Nom de la Rose. Qu’il s’agisse d’un roman ou d’un dictionnaire des lieux romanesques, ce n’est pas toujours facile d’harmoniser les styles, de trouver le bon angle et la bonne tonalité, mais les histoires deviennent sans doute plus nuancées, plus passionnantes, quand on les raconte à deux…

Comment définiriez-vous l’idée d’esprit du lieu, mais aussi l’architecture capable de donner corps à chaque endroit réel ou/et imaginaire dans les pages du dictionnaire ?

A.R. : Dès le début, nous avons souhaité réaliser autre chose qu’un simple inventaire des lieux plus ou moins connus du Bucarest littéraire. Plutôt une typologie. Notre intention a été de faire découvrir l’identité de chaque lieu littéraire, de le comparer à la géographie « réelle » de la ville et de (re)construire pour le lecteur son histoire. Nous avons parlé dans la préface d’esprit du lieu et d’atmosphère – deux des leitmotivs de la géocritique – justement pour attirer l’attention sur le fait que nos entrées tentaient de surprendre ce qui définit ces espaces. Dans certains cas, les choses sont peut-être faciles à deviner – les bords de Dâmbovița, le parc Cișmigiu ou Șoseaua Kiseleff resteront pour toujours des espaces de balades mélancoliques, de rencontres passionnelles, dramatiques, tandis que Oborul et Calea Moșilor sont des lieux commerçants, marchands –, mais par endroits, le lecteur aura aussi des surprises.

Croyez-vous que ce dictionnaire pourrait avoir aussi une fonction de guide de voyage ?

C.C. : Bien entendu. Les Français ont toute une collection de Dictionnaires amoureuxde Paris, de Marseille, du Nord, de la Mer etc. – conçus par des écrivains comme autant de guides de voyage, selon des critères purement subjectifs. Nous n’avons pas appelé le nôtre dictionnaire amoureux, en roumain cela aurait sonné bizarre (« un dicţionar îndrăgostit »), mais c’est vraiment de cela qu’il s’agit, d’un inventaire des lieux de Bucarest que nous aimons tout autant que les personnages littéraires, où nous revenons souvent, avec nostalgie, avec émotion, avec la joie des retrouvailles ou de possibles découvertes. Nous aimerions que le lecteur fasse pareil, qu’il parcoure les rues le dictionnaire à la main, sur les traces de Moș Costache, d’Enigma Otiliei, de madame T. de Patul lui Procust, ou de Mircea, d’Orbitor. Pourquoi les Bucarestois ne partiraient pas sur les traces de Jupân Dumitrache ou de Rică Venturiano de la comédie O noapte furtunoasă, depuis le fameux « Iunion » qui se trouve derrière le Palais Royal jusque dans les rues du quartier Uranus, et retourner ensuite sur les traces de Vica Delcă du roman Dimineață pierdută, de la rue Sabinelor et jusqu’au Domenii ?

Le dictionnaire peut être vu également comme un méta-roman. Quel est ce souffle narratif qui le traverse et le nourrit ?

A.R. : À un moment donné, les chemins ont commencé à se croiser tout à fait naturellement, les personnages se sont rencontrés et les histoires se sont mises à communiquer entre elles. Avec un peu d’imagination, Nora et Paul pourraient croiser Radu Comșa sur les quais de la Dâmbovița et Barbu Cernat à la Gare du Nord. Ou alors Elena Drăgănescu, qui remonte le boulevard Lascăr Catargiu dans la voiture de Marcian, pourrait tomber sur… qui d’autre ?… Mircea Eliade. Tout finit par se relier dans une grande histoire qui, lue dans son entier, parle à la fois de l’évolution de la ville et de celle de la littérature.

 

Entretien réalisé et traduit du roumain par Dan Burcea

Crédits photo :

Laurent Bonzon pour Corina Ciocârlie

Ema Cojocaru pour Andreea Rasuceanu

 

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