Interview. Ioana Maria Stăncescu : « La forme la plus douloureuse de la solitude est le manque d’amour »

 

 

L’écrivaine roumaine Ioana Maria Stăncescu publie Tăcerea vine prima [Le silence vient en premier], « un récit alerte, avec des irisations lyriques, qui vous tient en haleine », comme le décrit sa compatriote Gabriela Adameșteanu dans le quatrième de couverture. « Dans notre maison, le silence prend la place de bien des choses », dit Dora, l’héroïne de ce roman, cherchant ainsi à attirer l’attention non seulement sur l’expérience de vie qu’elle est en train de vivre, mais aussi sur la blessure de la solitude qu’elle porte depuis l’enfance et qui n’a cessé depuis de saigner. Comme son premier roman Tot ce i-am promis tatălui meu [Tout ce que j’ai promis à mon père], Ed. Trei, 2020, Le silence vient en premier est également écrit à la première personne du singulier, ce qui lui confère une force réelle, mais surtout une profonde empathie avec les expériences de vie racontées.

Nous avons invité Ioana à nous en dire plus sur son livre. Je la remercie d’avoir accepté de répondre à mes questions.

Après votre précédent roman, vous nous proposez un autre livre tout aussi percutant et qui confirme, s’il en était besoin, votre réel talent de romancière. Comment s’est déroulée son écriture ? On dit que le défi d’un deuxième roman est plus difficile à relever que celui d’un premier. Le confirmez-vous ?

J’appréhendais ce deuxième roman. Après que Tout ce que j’ai promis à mon père ait remporté le prix du Festival du premier roman de Chambéry en 2021, la pression est montée d’un cran, du moins dans mon esprit, afin de prouver que ce n’était pas par hasard que j’avais remporté ce prix, et que je savais vraiment écrire. J’avais tellement peur d’échouer que j’ai décidé de me mettre à potasser et de m’inscrire à des cours d’écriture créative. Au lieu de m’apaiser, j’ai paniqué encore plus, surtout lorsque j’ai vu que beaucoup de gens écrivaient et le faisaient très bien. Mais ces ateliers m’ont permis d’entrer dans une communauté vraiment chouette, et les avantages de faire partie d’un groupe sont incroyables. Comparé au premier livre, qui a été publié pendant l’épidémie de Covid alors que personne n’avait entendu parler de moi, le deuxième est nettement plus visible. Le fait que les gens aient envie de vous lire et de choisir votre livre sur l’étagère fait une énorme différence, surtout aujourd’hui, quand on sait que beaucoup de livres sont écrits et publiés dans la littérature roumaine contemporaine. Quant à l’écriture du Silence, disons que ce fut un long voyage (il m’a fallu quatre ans avant d’avoir un manuscrit satisfaisant), un voyage ardu, qui fait grincer des dents, un voyage laborieux, au terme duquel, si je n’avais pas participé à l’atelier d’écriture de romans organisé par Simona Antonescu, je n’aurais peut-être même pas pu aboutir à l’écrire. Cet atelier m’a permis d’aborder le texte sous un angle différent de celui auquel j’avais pensé au départ et dans lequel je m’étais enlisée, ce qui m’a aidée à écrire l’histoire telle qu’elle est aujourd’hui.

Dora, votre personnage, écrit dès le début du livre (p. 18) cette phrase prémonitoire : « On ne peut pas mener une vie où rien ne vaut la peine d’être raconté ». De quelle(s) vie(s) vous êtes-vous inspirée et, d’une manière générale, quel regard porte la romancière que vous êtes sur le monde qui vous entoure ?

Vous savez, j’aime les histoires sur des vétilles, où l’extraordinaire se construit uniquement à partir de la manière dont le conteur parvient à choisir ses mots. C’est comme si j’étais dans un bazar à épices où j’essayais de choisir exactement les épices qui, ensemble, parviennent à donner du goût à la nourriture. Pour moi, les mots se sont « des épices ». J’ai récemment relu L’insoutenable légèreté de l’être de Kundera et il dit à un moment donné que « le roman n’est pas une confession de l’auteur » et que « ses personnages sont des possibilités qui n’ont pas été réalisées ». Le silence vient en premier est un livre d’existences inventées, mais c’est aussi un livre où l’on entrevoit une vie vécue, ou entendue. Je suis très attentive à ce qui se passe autour de moi, à ce dont les gens parlent, à leur comportement, à leur apparence. Absolument tout et n’importe qui peut devenir un sujet, donc mon esprit est toujours en alerte. Même lorsque je n’écris pas, je prends des notes. J’ai toutes sortes de carnets que j’emporte avec moi et je note tout. Je dors avec l’un d’entre eux sur mon chevet, car on ne sait jamais à quoi je rêve. Ce n’est pas un hasard si toutes sortes de rêves apparaissent dans mon roman.

Le silence dont je parlais dans l’introduction et qui donne son titre à votre livre soulève beaucoup de questions. Qu’entend Dora par celui-ci, surtout lorsqu’elle le compare au silence et à l’acuité de la parole de ses proches ?

Le silence est en effet une forme de solitude et d’isolement. Les personnages de la famille de Dora utilisent les mots comme des armes pour blesser ceux qui les entourent. Et ils le font parce qu’ils ont eux-mêmes été blessés. Je crois fermement qu’une personne méchante ou agressive est en fait une personne malheureuse ou souffrante. Dans le livre, le silence est le ciment qui unit les destins des personnes tristes. C’est un personnage à part entière, tout comme l’absence à la fois de l’amour et des hommes. C’est une histoire dans laquelle ce qui manque compte plus que ce qui est.

« Dans notre famille, les femmes souffraient de chagrin d’amour et de solitude », écrit en effet Dora à propos de la mort de sa grand-mère. Est-ce aussi un synonyme valable, peut-être le plus puissant ?

Tout à fait. Et la forme la plus douloureuse de la solitude est le manque d’amour. Nous nous sentons seuls lorsque nous ne nous sentons pas aimés. Et ce manque d’amour s’accompagne de beaucoup de silence, de douleur, de frustration et de peur. La personne mal aimée a peur, est aigrie et cache souvent sa peur et sa douleur derrière d’autres sentiments. Mieux vaut être malheureux que vulnérable, est un conseil avec lequel des générations de personnes ont grandi.

Pourquoi avez-vous opté pour le triptyque générationnel féminin mère-fille-petite-fille, et pourquoi les hommes sont-ils absents ?

J’ai commencé à écrire cette histoire pendant la pandémie de Covid, alors que la ville était déserte, que nous étions isolés dans nos maisons et que l’angoisse s’était confortablement installée dans mon esprit. Et je me suis dit, si je me sentais prisonnière d’une réalité dont je ne savais pas comment m’échapper, pourquoi ne pas imaginer un personnage prisonnier de relations familiales dont il ne pourrait pas s’échapper. C’est ainsi que m’est venue l’idée de ce triptyque générationnel qui, pour être juste, remonte à une génération. Nous avons donc quatre générations de femmes. Je voulais perpétuer une triade familiale, quelque chose qui unirait ces femmes et justifierait leur méchanceté et leurs paroles acerbes. C’est ainsi que j’en suis venue aux hommes, ou plutôt à leur absence. Je les ai imaginés disparus, hors des relations, mais pas nécessairement parce qu’ils étaient égoïstes ou coupables. Mais parce qu’ils ont été réduits au silence dans des familles où tout est basé sur les relations de pouvoir. Qui commande, qui est le plus fort, c’est la question à laquelle les femmes et les hommes de mon histoire s’efforcent de répondre.

Dora est confrontée à deux réalités incontournables. La première est celle de la mère avec ses problèmes « sans issue », comme « une couverture de spirogyre de soie nauséabonde, sous laquelle son âme se trouvait piégée et imbibée de tristesse ». Que pouvez-vous nous dire sur cette relation que les psychologues n’hésiteraient pas à qualifier de “toxique” ?

La relation de Dora avec sa mère s’inscrit dans une dynamique malheureusement courante, où la mère prolonge sa propre vie avec celle de son enfant. Je pense que tous les parents se projettent plus ou moins consciemment dans la vie de leurs enfants. Avouons-le, dans une certaine mesure, nous avons tous des attentes à l’égard de nos enfants et nous souffrons lorsque les choses ne se passent pas comme nous l’aurions souhaité. Mais la mère de Dora ne voit pas cela comme un problème. Elle fait partie d’une génération d’adultes émotionnellement indisponibles, où la relation avec ses propres enfants est de type dominant-dominé. Le parent n’est pas censé apporter aux enfants de l’amour et du réconfort, mais plutôt avoir raison et décider ce qui est le mieux et le plus sûr pour ceux-ci.

Que dire de la relation de Flavia, adolescente, la fille « toujours triste » de Dora ? « Une gangrène, voilà à quoi ressemble la douleur de ma fille », dit Dora.

Dora est prise entre sa mère, omnisciente et éternellement insatisfaite, et Flavia, qui a atteint l’âge où elle pense être omnisciente et se sent éternellement insatisfaite. D’une certaine manière, la mère et la fille de Dora sont tout aussi immatures sur le plan émotionnel, mais pour des raisons différentes, et Dora doit faire face aux deux. Elle n’est pas nécessairement une mère meilleure et plus aimante que sa mère, mais elle est simplement plus consciente de ses propres défauts. Cette prise de conscience, dont le lecteur est témoin tout au long du livre, permettra au personnage d’évoluer au point de rompre le silence, ce qui modifiera la dynamique avec sa propre mère. Pour en revenir à Flavia, j’ai pour ainsi dire fait intervenir ma propre expérience des années où ma fille était au début de l’adolescence et où il me semblait qu’une sorte de brouillard rempli de tristesse et de colère flottait dans la maison. Il est très difficile de rester dans la même maison avec les griefs de votre enfant, même ceux qui sont normaux et adaptés à son âge. Et c’est ce que Dora doit faire, accepter que la petite fille ait atteint l’âge où elle veut être de plus en plus Flavia et de moins en moins son enfant. Il s’agit d’un processus de maturation de Dora plutôt que de croissance de Flavia.

Cependant, j’aime voir Dora non pas comme un être résigné mais comme une jeune femme qui tend vers le bonheur, généreuse. N’est-ce pas elle qui dit que Flavia est « la meilleure et la plus belle version de moi » ?

Comme Ada, le personnage principal de Tout ce que j’ai promis à mon père, Dora fait partie de cette génération de femmes, et surtout de femmes mères, qui ont découvert la vie après quarante ans. Maria Pourchet, une écrivaine que vous connaissez bien, me disait à propos de la protagoniste de son roman Le Feu que ce n’est qu’après quarante ans qu’une femme parvient à se « maternaliser », c’est-à-dire à s’occuper d’elle-même et à s’aimer. Dora essaie de s’aimer, elle essaie de s’autoriser à aimer, à être courageuse, mais les choses sont compliquées tant qu’il y a dans sa vie et dans son esprit une voix maternelle plus forte que toutes les autres et surtout plus critique que toutes les autres. Pour changer quelque chose dans sa vie, Dora doit changer quelque chose dans les paroles de sa mère.

D’accord, mais Dora est aussi un être sentimental, un peu naïf, peut-être, mais sincère, qui revendique le droit au bonheur. Il est temps pour vous de nous présenter plus amplement cette maman quadragénaire divorcée, salariée des Achats à la recherche d’une âme sœur sur les réseaux sociaux. Qui est Dora ? Peut-on voir en elle un modèle générationnel dans le monde d’aujourd’hui dont vous vous inspirez ?

Ecoutez, j’ai involontairement anticipé votre question avec ma réponse précédente. Je pense que oui, je pense qu’on peut voir en Dora, comme en Ada, un modèle générationnel. D’ailleurs, depuis le début du mois d’avril, depuis la sortie du livre et jusqu’à aujourd’hui, j’ai reçu d’innombrables réactions de lecteurs qui me disent « oh, je suis comme Dora » ou « c’est comme ça que ma fille est avec moi », « c’est exactement comme ça que je me dispute avec ma mère ». Mes personnages n’ont rien de spectaculaire. Rien de ce qui se passe dans le livre n’est inédit. Ce qui est « différent » dans mon livre, c’est l’accès que je choisis, en tant qu’auteur, de donner au lecteur à l’esprit des personnages et à leurs pensées les plus intimes. C’est comme une incision à travers laquelle on peut voir très clairement. J’aime utiliser les mots pour saisir les sentiments et les démêler comme des poupées Matriochka, jusqu’à ce que je trouve cette graine de douleur ou de manque d’amour d’où jaillit tout un drame. Dora n’est pas moi. Mais Dora aurait pu être moi, si j’étais née dans sa famille et si j’avais eu son expérience de la vie.

Je ne peux pas clore notre discussion sans vous demander de nous parler du sens le plus fort de votre roman, comme un cri vers maman : le besoin d’être aimé. Que pouvez-vous nous dire de ce sentiment qui résonne comme un écho même après la lecture de votre livre sensible et très réussi, je le répète ?

Je suis très heureuse de savoir que j’ai réussi à écrire une histoire sur le silence d’où subsiste ce cri dont vous parlez et qui, même lorsqu’il n’est pas entendu, il est toujours là. Nous crions tous plus ou moins fort après l’amour. Je crois que c’est ce que nous faisons, en fait, toute notre vie : nous cherchons l’amour. Et de toutes les formes d’amour, celui d’une mère est le plus important. Ce n’est pas pour rien que toutes les séances de psychothérapie tournent autour de la relation avec la mère. Après tout, il s’agit d’une relation terrible si l’on y réfléchit bien. Il s’agit de la relation que nous entretenons avec une entité dont nous sommes sortis au bout de quelques mois. C’est l’amour que l’on garde jusqu’à la mort, ce n’est pas pour rien que les mourants appellent leur maman sur leur lit de mort, pas leurs enfants. C’est pourquoi Dora a besoin de l’amour de sa mère avant celui de Thomas. En même temps, je voulais sortir de ce schéma de traumatisme transgénérationnel dans lequel la douleur se perpétue et montrer que les erreurs des parents n’ont pas à justifier celles des enfants. Nous sommes responsables de nos actes, nous prenons nos propres décisions, mais nous les prenons plus facilement et sans crainte lorsque nous savons que nous pouvons nous tromper, lorsque nous sommes aimés, surtout par notre mère.

Propos recueillis et traduction du roumain par Dan Burcea

Ioana Maria Stăncescu, Tăcerea vine prima, Editura Trei, 2024, 223 pages.

Print Friendly, PDF & Email
Partagez cet article