Après deux recueils de poésie très remarqués par la critique, Paloma Hermina Hidalgo publie aux Éditions de Corlevour Matériau Maman, un premier roman puissant qui relie de manière indissociable l’autobiographie et la fiction, faisant de la réalité qui « surgit dans sa brutalité » un épisode égal à ce qu’elle appelle « une éternité qui loge en moi ». Nieve, son héroïne – déjà présente dans son œuvre poétique sous le vocable de Neige –, incarne la pureté et la candeur nivéales qui se heurtent au rouge sang d’une descente dans l’enfer psychiatrique de la maladie qui va finir par la conduire à Sainte Anne. La place de la mère est au centre de ce livre qui frissonne sous l’empreinte d’une présence-absence affective douloureuse, « une discordance », « une fièvre d’enfance » laissant derrière elle une ombre qui ne fait qu’aggraver la fragilité de l’enfant à peine sortie du monde des contes de fées où son innocence se heurte brutalement à la violence du réel. D’autres thématiques vont se greffer sur cet axe narratif, enrichissant ainsi ce douloureux voyage initiatique qui se passe « dans cette fièvre d’enfance, dans cette transparence à moi-même », selon Nieve.
Bonjour Paloma Hermina Hidalgo, je vous remercie d’avoir accepté de répondre à mes questions, permettant ainsi de faire découvrir aux nombreux lecteurs de Lettres Capitales votre univers littéraire. Vous vous êtes exprimée à plusieurs reprises sur des aspects liés à l’écriture et à la manière à donner corps à votre imaginaire. Permettez-moi d’ouvrir à ce sujet une petite parenthèse, avant d’aborder les divers aspects thématiques liés à votre roman et vous demander d’où vient votre intérêt pour ces genres littéraires ? S’agit-il d’une complémentarité, d’une pratique nécessaire, d’un besoin vous permettant un regard pluriel sur le monde ?
Bonjour Dan Burcea, je vous suis reconnaissante de vous pencher sur mon écriture.
Je n’ai qu’un seul intérêt : la vie. Que cette vie, captée, se conjugue sur bien des modes : ceux du roman, de l’oraison, de la fatrasie, du drame, de la fable… comme autant d’hommages aux forces de jouissance et de sublimation. Il me semble que je pratique, à mon insu, une écriture de l’ailleurs, toujours décentrée par rapport aux discours critiques qui, nécessité éditoriale, cherchent à l’enclore dans un genre. Théâtre, poésie, récit, conte de fées jouent pour ainsi dire le même rôle que les corrélats picturaux, marionnettiques ou musicaux qui foisonnent dans mes textes : marquer ma soif convulsive de vivre. Aussi, la lectrice et le lecteur ont cette responsabilité : m’accueillir, dans mon impureté générique, pour me permettre d’être au monde.
Pour rester dans cette même perspective de l’acte créateur, permettez-moi de reprendre une phrase que vous avez prononcée lors d’une interview accordée à Pierre Poligone dans Zone critique : « En ce qui me concerne, la vraie question dans l’écriture est celle de la nécessité ». De quelle nécessité est donc né Matériau xMaman ?
Matériau Maman remue la braise et la cendre ; l’épreuve du feu est sa loi : la transmutation par le conte d’un matériau brûlé. Nécessité : ne rien accepter de mon ordalie comme allant de soi ; jouer à Dieu(e) sous la plume duquel (de laquelle) jaillit le monde. Nécessité et sommation, qui me vient, je crois, du surréalisme : que mon livre soit dans une relation égale au monde.
Et lié à cela, à quel point pourrions-nous affirmer qu’il s’agit bien d’un roman autobiographique ? N’est-ce pas aussi ce syntagme singulier qui construit son titre Matériau Maman qui pourrait nous aider dans ce sens ? Sinon, comment déchiffrer la formule proposée à Nieve par Svet, un autre personnage de votre roman : « – Ta mère : ton matériau. Fais-en un conte. » ?
Sterne n’hésitait pas à faire de sa propre vie la matière même de sa fiction, quitte à traiter cette matière avec une absolue désinvolture. Peut-être mon Matériau Maman est-il, modestement, aussi ludique et trompeur dans ses stratégies narratives que Tristram Shandy – véritable conte de fées, vous ne croyez pas ? Gageons : sans jouer la vérité de la fiction contre la rectitude autobiographique, je crois manipuler le mensonge à hauteur d’enfant, pour, « ingénument », tenter de creuser l’aporie de la vérité. Partant, mon roman s’approche de l’allégorie pour la refuser, maintenant à l’enfant sa puissance de singularité, grâce aux deux dents de la tenaille féerique et hyperréaliste dans laquelle les saisit Nieve. Maman est la matière, certes, son cœur charnel et impalpable ; sa fille, « mystique de l’enfer », tente inlassablement d’y voir clair non pour se connaître elle-même (il n’y a pas de dimension classique de la connaissance de soi chez Nieve, mais pour reprendre un titre de Michaux, une « connaissance par les gouffres »), dépassant le catholicisme de peau de lapin et incorporant le mal, le travail révélateur du mal, pour déchiffrer dans l’au-delà sa figure éternelle ; le dépassement du bien et du mal n’étant qu’un élan dialectique pour fonder une autre dimension morale, qui touche au fantastique de la vision de la créature, reflet de soi dans le regard de dieu(e) fait(e) mère : « Dieu s’appelle Maman », dit la petite Nieve.
À cela est liée une extrême fragilité qui va provoquer chez l’enfant de onze ans, traumatisée, meurtrie par la disparition brutale de sa mère, l’apparition « des symptômes dits positifs d’une schizophrénie ». Le verdict de son médecin est sans appel : elle ne pourra pas vivre sans sa mère. Que dit cette fragilité de Nieve, peut-on la comprendre, l’expliquer sans briser une intimité déjà ébranlée comme est la sienne ?
Cette position anaclitique va favoriser la créativité. Prodige du deuil : la douleur de la perte aboutit à la reconstruction – c’est-à-dire la symbolisation de l’objet perdu interne et externe, au fondement de la sublimation. Le renoncement au « but de la pulsion » s’accomplit par le processus du deuil, avec un reliquat de pulsion de vie. Par « pulsion » j’entends : cette faim sadique, condensé d’amour-haine, autrement dit, désir paroxystique de Maman. La capacité d’accomplir le deuil de l’objet perdu remplace le sadisme initial par la douleur psychique, la nostalgie et la culpabilité de survivre à sa mère composant ainsi le visage rasséréné de Thanatos. Le sadisme devient chagrin, le soleil noir de la mélancolie approfondit le « moi » de l’enfant, qui perlabore-répare-crée. Si le « moi » de Nieve est en mesure de réparer ledit objet perdu, il peut s’engager dans une œuvre poétique qui contient le travail du deuil, au bénéfice de l’engendrement du symbole. Purgatoire nivéal, qu’illumine le paradis de la sublimation ! Il m’a fallu pour cela écrire dans l’imaginaire de l’enfant et dans l’imaginaire de l’analyste (Mélanie Klein ?) : à l’intersection de ces deux imaginaires.
Le thème de la présence/absence de la mère et de la relation que Nieve entretien avec elle s’impose à ce stade de notre discussion. Il s’agit d’une relation complexe faite d’amour et tendresse, de possession et de répulsion, voire d’une discordance affective. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ? Peut-on lui attribuer tous ces qualificatifs que je viens d’énoncer ? D’autres nuances, selon vous ?
Répulsion et identification, tout du moins, face au miroitement infini de cette mère, dont les visages s’exposent à la diffraction comme condition de l’altération, du surgissement, de l’épiphanie de l’autre, entre gloire et damnation, élévation et chute, adoration et pleurs dans les ténèbres ; l’autre, la mère, c’est-à-dire nous-mêmes, à jamais.
Or, cette mère est fantasme. Soit : métaphore incarnée, corollaire mental de la pulsion. Crainte parce qu’infligeant le châtiment, cette mère est le prototype de Dieu. Aussi bien : bouche à sein, bouche à bouche, peau à peau, morsures et fragrances musquées baignent cet entre-femmes, qui laisse des traces ineffaçables… pour le meilleur et pour le pire. Cette hypersensorialité incestuelle, cette capacité à fantasmer infra-linguistique se voit un jour prise dans une sublimation qui inhibe les buts érotiques et thanatiques des étreintes, pour les muer en créativité.
Alors, mon roman : culte de la mère… ou du matricide ? Mes livres et pièces de théâtre (Cristina ; Rien, le ciel peut-être ; Pupa ; La Reine cousue…) sont dominés par la figure tutélaire de la mère. Cette méduse archaïque terrorise par sa toute-puissance. Ne pourrait-elle pas se métamorphoser ? Mais en quoi ? Non sans perversion, je m’autorise de Freud, mais pour le subvertir, modestement, à ma manière (féminine, kleinienne ?) L’éloge de Maman se convertit chez moi en meurtre de celle-ci. C’est de la mort de ma mère que s’organise ma capacité symbolique. La négativité conduit ma pulsion à l’intelligence créatrice en passant par le fantasme : il faut me faut me déprendre de Maman pour créer.
Parmi les tentatives de rémission, écrire deviendra un exercice salvateur, censé saisir « l’écart d’avec le chahut du monde », « une gifle », une captation secrète du « chuchotis des morts ». Que renferme dans le secret du cheminement vers la guérison de Nieve chacune de ces formules?
Poète, Nieve pense en chantant, avec la féerie pour viatique dans son « errance chérubinique ». Cette langue est hantée d’autres voix, enchâssées en elle. Car son oraison transcende le conte ; elle est la manifestation florale de l’autre monde. Nieve écrit pour devancer la vie. Or ses nuits ne se dissipent pas : elles s’étoilent.
Il y a chez vous – vos lecteurs l’ont sans doute remarqué – une prodigieuse richesse de style utilisée avec une sensibilité et une maîtrise qui lui permettent de se draper de nuances poétiques subtilement cachées comme les perles dans leur habit de nacre. Il suffit de se laisser porter par le hasard des pages pour y cueillir le nectar de ce langage. Permettez-moi de donner ici un petit exemple de la description de la bibliothèque que Nieve découvre à l’hôpital : « La pièce est étroite, vert pomme. Entre les stores, l’éblouissement de façades ensoleillées. Par-delà la cloison, échos, éclats de voix. Droits, couchés, serrés sur les rayons, les livres rappellent des boîtes à gâteaux, prétextes à des mystères en bouche. » À la lumière de cet exemple, mais on pourrait en citer d’autres, permettez-moi de vous demander quelle place accordez-vous au style, dans son acception de beauté artistique ?
Le style est, je crois, une vision du monde. Une perception tout à la fois singulière et universelle de celui-ci qui permet de préserver le particulier en le dilatant (et non en le diluant) à l’universel. L’empirique est saisi en pensée ; l’intime transmué — captation réciproque du lointain par le proche. Exemple concret ? Ma passion va à la précision du détail, à l’acribie, sans doute parce qu’avec celle-ci l’objet n’est pas enseveli dans sa finalité matérielle ou idéologique, mais arraché à son environnement vampirique, de sorte que le sens se trouve temporairement court-circuité.
L’usage de l’onomastique et de la toponymie n’est pas en reste. Il suffit de régler la focale sur l’étymologie des prénoms de vos personnages, et même des vôtres : Paloma, Hermina, Nieve, Svet, Luz, Nour – renvoient tous à la lumière, à la clarté, à la pureté. On ne peut pas ignorer ici la passion de votre héroïne pour le monde des contes de fées. Comment interpréter ce lien qui devient en fait une relation foncière, indéfectible qui relie mère et fille ?
Luz, c’est la mère spectrale, irradiée. Et ce blanc est d’abord le résultat d’une saturation, d’une superposition de couleurs. J’y vois aussi une « liquidation du noir », au sens freudien du terme, dans le monde cérébral de l’indéterminé. Faire que chaque once de lumière soit emplie de toute la cruauté du ciel. Aussi bien cette pâleur n’est qu’un prétexte à une efflorescence de couleurs pures, iridescences colorées propres aux crises d’hallucinations psychotiques de mon roman. Or, chez Nieve, la science des noirs demeure aussi, d’une tragique matité. Témoins, ses leçons de ténèbres des patients de l’hôpital Sainte-Anne réduits à l’inaction, traités dans l’ambiance d’une temporalité comme momentanément suspendue, et participant d’une sorte d’acédie, de Melancholia à la Dürer. Comme dans l’art du dessin, l’écriture résulte d’un mélange optique du ton des teintes, c’est-à-dire des lumières et de leurs réactions, suivant les lois du contraste, de la dégradation, de l’irradiation. La lumière, est, avec Nieve, un trouble au sens précis du terme, quelque chose qui l’arrête, la désoriente, la frappe au seuil d’une inhibition mystérieuse. On reconnaîtra mieux encore la lumière de l’érotisme : ce soupçon de sorcellerie incestuelle, un peu nécrophile : comme si Nieve possédait sa mère inviolée dans l’image de son miroir, et buvait son sang à son insu.
Votre roman est également traversé par une onde de choc tragique, à la mesure de la fragilité et de l’épreuve que traverse Nieve. Elle dit : « Qu’ai-je embrassé d’autre que la solitude ? Trop jeune, trop émotive à l’hôpital, trop marginale à l’école ou dans ma famille, serai-je jamais d’aucun monde ? » Permettez-moi de vous poser en conclusion, de manière sans doute abrupte, cette question : De quel monde êtes-vous, vous-même, Hermina, si l’on fait vôtres ces paroles de votre héroïne « née trop tard dans un siècle sans Dieu » et portant sa croix sur le chemin d’une « improbable rédemption » ?
Ma propre maladie mentale est une projection de l’enfant dans la vie éternelle. Deux mondes, et je deviens l’autre. J’ai dit ailleurs que je pensais vivre, simultanés, deux ordres de vérité qui mutuellement se proscrivent. Et dont, à mes périls, je tente d’approcher les langages d’exactitude enfouie. Il n’est sans doute de véritable création qui ne porte en elle cette douleur : celle de savoir à jamais méconnu le langage de ce monde où nous sommes les voix mêmes de nos disparitions. Se rappelle-t-on Artaud ? : « J’ai un corps qui subit la vie et qui dégorge la réalité ». Ou Paradis perdu de Milton : « Tu es devenue, ô plus dure des prisons / Le Donjon de toi-même ! » À côté de la symbolisation, dont le sujet psychotique est lui aussi capable, naît une autre réalité, « concrète », dans laquelle le mot est la chose et la chose est le mot. Aussi bien : ma survie biologique se fait au prix d’une inhibition ou d’une distorsion monstrueuse de ma vie psychique : créer, comme descendre, chaque jour, dans une roseraie de fiente et de foutre ; aller de l’enfer au ciel et inversement ; souffrir, peut-être, que le tragique et le crime puissent être saisis par mon inaltérable chasteté. Survivre, c’est transfigurer.
Merci.
Propos recueillis par Dan Burcea
Crédits photo © Grégoire Machavoine
Paloma Hermina Hidalgo, Matériau maman, Corlevour Éditions, 28 février 2024, 160 pages.