Les femmes d’Auschwitz-Birkenau – Grand entretien avec Chochana Boukhobza

 

 

Avec Les femmes d’Auschwitz-Birkenau (Flammarion, 2024), Chochana Boukhobza nous invite à descendre dans les affres du règne de la bête immonde, dans l’anus Mundi. Plus de 500 pages de souffrances, d’humiliations, d’horreur, de désespoir, mais aussi de solidarité, de révolte et de dignité de la part de ces femmes au bord du précipice et de la mort. C’est un livre glaçant, mais porteur aussi d’espoir, signe que la beauté et la dignité ne disparaîtront pas malgré la barbarie.

Ces femmes comme des perce-neige fragiles dans l’hiver de l’humanité engloutie dans les ténèbres et l’horreur nazie…

Bonjour Chochana Boukhobza, vous êtes écrivaine et réalisatrice de documentaires sur la Shoah. Avant tout, permettez-moi de vous demander comment avez-vous reçu l’excellente nouvelle du prestigieux Prix Jules Michelet 2024 que vous venez de recevoir pour votre livre ?

Ce prix représente pour Les femmes de Birkenau une chance immense d’attirer l’intérêt des libraires et des lecteurs. J’étais très émue…Très touchée.

Pourquoi avoir écrit ce livre ? En quoi remémorer le destin de ces femmes prisonnières et victimes de la folie meurtrière des camps d’Auschwitz-Birkenau est-il un acte important aujourd’hui ?

Je ne travaille que sur des sujets encore en friche. En comprenant qu’aucune monographie n’avait été consacrée aux prisonnières du camp d’Auschwitz-Birkenau, le seul camp d’extermination où des juives et des Aryennes ont été incarcérées pendant trois ans et demi, j’ai décidé de m’y intéresser. Rappelons qu’avec la sélection opérée par les SS sur la rampe, seules les femmes jeunes et fortes ont été admises au camp. Comment les femmes ont-elles été traitées par les SS ? À quel travail forcé ont-elles été dirigées ? Quand j’ai commencé à écouter les témoignages, j’ai été saisie. Les rescapées racontent qu’elles ont été battues, humiliées, forcées d’effectuer les mêmes travaux de creusement de fossés ou d’abattage de ruines que les hommes. Habillées de loques, les femmes devaient marcher vers les chantiers, pieds nus, avec leurs souliers portées en sautoir sur la poitrine, qu’elles n’avaient le droit d’enfiler qu’en arrivant sur les chantiers de travail. Ajoutons qu’elles vivaient sans lumières, sans eau – ni pour boire, ni pour se laver. Deux longues tranchées servent de latrines pour plusieurs milliers de femmes. La viennoise aryenne Ella Lingens (36088) médecin et psychiatre incarcérée à Birkenau en février 1943, raconte sa stupéfaction devant ces femmes alignées le long de cette tranchée visqueuse pour se soulager et qui ressemblaient à « des hirondelles sur un fil ».  Voilà pour le travail et les conditions de vie. Puis, j’ai découvert l’héroïsme des femmes et les réseaux de résistance qu’elles ont créé. Documents cachés dans les jarres pour témoigner contre les SS après la Libération, grâce à la résistante polonaise Antonina Piatkowska (6805) – solidarité avec du pain et des vêtements. Falsification de matricules des femmes sélectionnées pour la chambre à gaz, remplacés par des matricules « morts », grâce à Katya Singer (2098), une jeune slovaque de 21 ans, arrivée le 28 mars 1942 au camp et qui occupera pendant 18 mois, la direction du Bureau des Effectifs. Refus de participer à des expérimentations médicales dans le block 10 de la psychiatre française Adélaïde Hautval  (31802). Et enfin le réseau des femmes juives, organisé par Roza Robota (24961) pour apporter de la poudre explosive au Sonderkommando pour faire sauter les crématoires. On pourrait croire que cette histoire de poudre a été inventée de toutes pièces après la Libération. Mais dans son manuscrit caché avant son assassinat, Zalman Lewenthal, l’un des chefs de la résistance du Sonderkommando, leur a rendu hommage. Il écrit, je cite : « Nous avons réussi grâce aux efforts et au dévouement d’un certain nombre de femmes juives (…) à nous procurer du matériel… »  Quatre de ces femmes ont été pendues le 6 janvier 1945 par les SS, quelques jours avant l’évacuation du camp. Le matériau était si riche, si complexe, si inouï que j’ai décidé de l’étudier. Mais je n’avais pas soupçonné en entamant ce travail qu’il me prendrait sept années. Pour croiser, comparer, noter, codifier les témoignages et construire une histoire chronologique.  

Votre travail de documentation a pris des proportions inattendues, énormes : vous avouez vous être plongée « dans le cyclone des témoignages » pour y puiser le matériel nécessaire à votre ouvrage. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces sept années de recherches que vous qualifiez vous-même de « chronophages » ?

J’avoue que je ne savais au début, ni où commencer ni où trouver des informations. Quand peu de choses existent, où découvrir le premier fil ? Comment organiser le récit ? Par les livres laissés par les rescapées ? Par les témoignages qu’elles ont donnés et qui sont conservés au Mémorial de Washington (USHMM) et dans la base de données de Spielberg ? Pour l’USHMM, c’était facile. Ces témoignages existent sur leur site internet. Mais le fonds Spielberg n’était accessible à l’époque que dans les locaux de la bibliothèque de l’université américaine à Paris (il est maintenant aussi abrité au Mémorial de la Shoah depuis quelques années). Donc, en 2016, j’ai adressé un mail à l’équipe de la bibliothèque américaine qui m’a aussitôt répondu que j’étais la bienvenue. Et c’est ainsi que, année après année, j’ai passé des heures dans un coin tranquille, des écouteurs sur les oreilles, pour transcrire des vidéos que j’écoutais en hébreu, en anglais et en français, en les classant par matricule et par kommando de travail. Le matricule me confirmait la date d’arrivée dans le camp, puisque les SS ont créé une série pour les femmes, différente de celle des hommes. Les kommandos de travail indiquaient la place dans la hiérarchie du camp. Et j’ai vite compris que les secrétaires, doctoresses, infirmières, scientifiques avaient une chance supplémentaire de survie, alors que celles qui s’échinaient sur les chantiers mouraient en quelques semaines. Mon travail a pris une ampleur encore plus importante quand j’ai découvert que les grands procès de Nuremberg, Bergen-Belsen, Cracovie, Francfort étaient accessible sur internet. Et j’ai traduit ou fait traduire tous les témoignages, ceux des femmes et ceux des hommes. Pour l’allemand, l’espagnol, le slovaque, j’ai été aidée par beaucoup de gens : pour l’allemand, Zina Cohen et Maximilien Gunnewig-Mönert, pour le slovaque par la doctoresse anesthésiste Jana Niyilfova, pour l’espagnol Elias Cohen. Je dois avouer que je continue à porter le regret de certains témoignages que je n’ai pas pu faire traduire, comme celui donné en portugais par Ria Hans (1980), dont le peu que je sais de son destin continue à me bouleverser et que j’avais appris en croisant quelques témoignages. Il m’a été impossible de dénicher une personne qui pouvait m’aider à comprendre ce qu’elle avait traversé. Voilà pourquoi Ria Hans n’apparait pas dans mon livre, car j’ai décidé de n’évoquer une rescapée que lorsque j’ai entendu de sa propre bouche ou dans son texte, son histoire. Il y a enfin trois documents que je dois citer. Le premier est  « Auschwitz Chronicle 1939-1945 de l’écrivaine polonaise Danuta Czech. Ce document est incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à Auschwitz-Birkenau. Sur près de 1000 pages, on y trouve, pour les hommes et les femmes, la liste des convois et des matricules donnés aux nouveaux arrivants, quels résistants ont été envoyés au block 11 et abattus par les SS, des informations sur la révolte du Sonderkommando, etc. Le second est  « Les secrets du Bureau Politique d’Auschwitz » de Dounia Urisson (10308), publié par l’Amicale d’Auschwitz, en France, en 1946 et le troisième « Les femmes dans le Bureau de l’enfer » de Raya Kagan (7984), publié en Israël en 1947.

Vous citez (p.150) une phrase de la gardienne de camp Johana Langefeld : « Auschwitz est l’endroit le plus horrible que l’esprit de l’homme puisse concevoir. » Cela donne déjà une idée de l’enfer que décrit avec force votre livre. Comment le décrire ? D’ailleurs, peut-on encore rajouter quelque chose à part celle de anus Mundi donné par Wieslaw Kielar ?

Le docteur SS Johann Paul Kremer a été affecté à Auschwitz le 29 aout 1942, pour remplacer le docteur SS Bruno Kitt malade. Malgré les recommandations du médecin-chef qui lui recommande le silence et le secret, Kremer s’obstine à poursuivre son journal intime qui sera saisi lors de son arrestation. Les notes qu’il a pris pendant sa période à Auschwitz, sont terrifiantes et confirment l’épouvante absolue qui règne dans le camp. Le 5 septembre 1942, en assistant au gazage de femmes émaciées, Kremer écrit :  « La plus horrible des horreurs. Le Haupsturmführer Thilo a raison quand il m’a dit aujourd’hui que nous vivons dans l’Anus Mundi ». Wieslaw Kielar qui a déposé au procès de Cracovie où Kremer a été jugé,  a été frappé par cette expression qui est devenu le titre de son livre. Les SS étaient parfaitement conscients de leurs actes. Ce n’étaient pas des monstres, ni des machines, ni des robots. Ils étaient capables « d’apprécier » la portée effroyable du crime de masse qu’ils perpétraient.

Quant aux difficultés dues à leur condition de femmes, une phrase de Rudolf Höss, le commandant du camp d’Auschwitz lui-même, surprend par sa cruelle vérité : « Pour les femmes, tout était mille fois plus difficile, plus déprimant et dangereux, car les conditions de vie dans les camps des femmes étaient plus mauvaises ». Difficile de faire une comparaison sur l’échelle de l’horreur. Pourtant, cette affirmation saute aux yeux. Quelle était donc la condition des femmes dans ces camps ?

Déshumanisation, violence, mortes sorties au matin des blocks par dizaines, et lors des épidémies de typhus, par centaines, malades laissées pourrir sur des grabats sans médicaments, mais doctoresses qui doivent tenir des dossiers bien tenus, sélections continuelles… c’est inimaginable, mais cela a eu lieu.

Le camp de Birkenau fondé en mars 1942 est, disiez-vous, « le seul camp d’extermination où les SS ont incarcéré des juives et des non-juives ». Quelles nationalités ont été concernées ? A-t-on une idée de cette diversité et de la proportion les concernant ?

Un premier convoi de 999 femmes aryennes, autrichiennes et allemandes, arrive du camp de Ravensbrück le 26 mars 1942 pour fonder le camp des femmes d’Auschwitz, dans le camp des hommes, car le camp de Birkenau, situé à 3 km de distance, n’est pas encore prêt. Les prisonnières de Ravensbrück ont obtenu des positions de Kapos (cheffes de travail) ou de Blockovas (cheffes de blocks) et ont reçu l’ordre de diriger les milliers de femmes qui sont attendues dans le camp. Ce convoi est suivi, quelques heures plus tard, par un convoi formé de 999 juives slovaques, en majorité âgées de 15 à 25 ans. Les convois de juives slovaques se succèdent jusqu’au 27 mars 1942, date à laquelle deux « transports » l’un arrivant de la prison de Montelupich, l’autre de la prison de Tarnow, amènent des résistantes aryennes polonaises (matricules 6784-6910). Et tandis que les convois juifs se succèdent, de France, de Belgique, des Pays-Bas, d’autres femmes aryennes russes, ukrainiennes, slovènes, incarcérées dans les prisons ou même de villages qui ont été évacués pour des raisons militaires. Jusqu’en mai 1944, malgré les arrivées constantes, la population féminine est stabilisée à environ 20 mille femmes. Les SS envoient à la chambre à gaz les faibles et les malades pour accueillir les femmes jeunes et en bonne santé qui arrivent. En mai 1944, avec l’arrivée des Hongroises, les femmes submergent Birkenau. Les SS commence par créer, toujours à Birkenau, un nouvelle section dans le camp BII, puis ouvre un troisième camp, le BIII où les secrétaires qui témoignent au procès de Cracovie, affirmeront que les SS y avaient parqué près de 70 mille femmes juives, presque nues, et peu nourries. On peut aussi préciser qu’en aout 1944, la révolte de la ville de Varsovie va amener au camp 1000 femmes polonaises avec leur enfants. Toutes, aryennes et juives, sont passées par le même processus à leur arrivée au camp :  rasage, bain, d’enregistrement et d’immatriculation.  Je ne peux pas vous dire avec précision combien de femmes ont été détenues dans le camp, par nationalités. Mais je peux vous donner les chiffres publiés par le Mémorial de la Shoah de Washington pour les hommes et les femmes.  Et ils sont vertigineux :

  • Juifs (1 095 000 déportés à Auschwitz, 960 000 décédés)
  • Polonais non juifs (140 000-150 000 déportés, 74 000 décédés)
  • Tsiganes (23 000 déportés, 21 000 décédés)
  • Prisonniers de guerre soviétiques  (15 000 déportés et décédés)
  • Autres nationalités  (25 000 déportés, 10 000-15 000 décédés

Je peux aussi vous dire que deux séries de matricules ont été donnés au femmes : le premier ordinal, de 1 à 89 mille et quelques, l’autre est une série avec la lettre A, de A1 à A29 mille et quelques. Mais des milliers de hongroises n’ont pas été immatriculées, car les SS ont compris que l’immatriculation les accusaient.

Vous mettez en lumière, là encore, tel que l’on connaissait dans tous les ouvrages sur cet univers d’extermination, une organisation administrative millimétrée de la mort prévue et programmée : transport, accueil, tri des prisonnières, affectation, envoi aux chambres à gaz, etc. Ne s’agit-il pas, en réalité, du même système étatique d’extermination qui s’applique aux femmes comme aux hommes, une vraie « bureaucratie de la mort » ?

Oui, à Auschwitz-Birkenau, les SS étaient des exterminateurs qui voulaient tenir le compte des vivants et… des morts. Tous les nouveaux arrivants recevaient une immatriculation (numéro d’écrou). Ça, on le comprend. Mais pourquoi les morts ? Dans les camps d’extermination comme Belzec, Sobibor et Treblinka, seuls les juifs arrivaient. Leur disparition n’intéressait personne. Les documents sur leur arrivée ou leur mort n’existent pas. Mais à Auschwitz-Birkenau, des Aryens et Aryennes vivaient dans le camp. La grande majorité des Aryens étaient des militaires ou des résistants, qui avaient été incarcérées dans une prison. Leur existence était donc connue par la Croix-Rouge internationale car l’Allemagne avait signé la Convention de Genève sur le statut des prisonniers. Leur mort devait être signalée à leurs familles, aux mairies et même à leur armée. Les SS ont donc créé un bureau, le Standesamt (état-civil), qui dépendait du Politische Abteilung (Gestapo du camp). À partir de mai-juin 1942, les autorités du camp ont décidé que seules des prisonnières juives seraient affectées à la rédaction des certificats de décès, sous la surveillance étroite des SS. Et comme Auschwitz devait rester un secret d’État, ces « secrétaires » (jeunes femmes affamées, éperdues d’angoisse et vivant dans des caves, qui se donneront le titre de secrétaires de la mort) ont du,  sur ordre des SS, trafiquer non seulement la date et l’heure de la mort des prisonniers, mais aussi la raison de leur décès. Impossible d’écrire qu’un homme ou une femme avait été abattu pour évasion, rébellion, vol… ou même typhus. Les SS ont remis à ces secrétaires une liste de cinquante maladies, créée par les médecins SS, en les laissant libre de choisir une maladie pour expliquer la mort d’un homme ou d’une femme. J’ajoute que ce même Standesamt était doublé d’un bureau, qui ne s’occupait que d’informer Eichmann du nombre de prisonniers envoyés chaque jour aux chambres à gaz. J’insiste, Eichmann savait tout. Sinon, oui, vous avez raison, le même système étatique d’extermination a été appliqué aux femmes comme aux hommes…. Jusqu’en avril-mai 1943, où soudain, Himmler décide que les Aryens ne seront plus condamnés à la chambre à gaz. Seuls les juifs et les juives seront mis à mort.

Dresser la liste des horreurs subies par les prisonnières d’Auschwitz-Birkenau signifierait faire l’inventaire d’un enfer dont celui de Dante, pour reprendre un témoignage, serait une pâle copie. Pourtant, permettez-moi de m’arrêter sur deux aspects qui me semblent essentiels. Le premier est la perte d’identité remplacée par un matricule. « J’ai perdu mon nom ce jour-là, je suis devenue un numéro », insistent les femmes. Peut-on décrire ce traumatisme ?

Je veux commencer par préciser que le tatouage du matricule sur l’avant-bras gauche n’a été donné qu’aux prisonniers et prisonnières d’Auschwitz-Birkenau. Dans tous les autres camps, le matricule était inscrit sur des cartons et imprimé sur des bandes de tissu qu’il fallait coudre sur la tunique. À Auschwitz, la Gestapo a commencé par tatouer les prisonniers de guerre russes sur la poitrine. Je n’ai pas réussi à apprendre quand les prisonniers polonais du camp d’Auschwitz (appelé camp mère) ont été tatoués. Les témoignages sur ce point sont très flous. Mais on sait qu’ils ne l’ont été qu’après l’arrivée des juifs. On sait aussi que le premier convoi des hommes juifs slovaques et le premier convoi des hommes juifs de Drancy, qui arrivent à quelques heures d’intervalle dans le camp, le 27 mars 1942, ont été tatoués sur la poitrine le jour de leur arrivée. Quand les SS ont-ils décidé de tatouer les juifs sur l’avant-bras gauche ? Ça non plus, on ne le sait pas avec exactitude. Ce qui est sûr, c’est que cette décision a permis de visibiliser le tatouage : les prisonniers n’avaient plus à ouvrir leur tunique pour le montrer aux SS, ils devaient seulement tendre le bras. Les juives n’ont été tatouées que lorsqu’elles ont été déplacées à Birkenau. Raya Kagan indique la deuxième ou troisième semaine d’août. Au procès de Francfort, le juge n’a pas cessé de questionner les témoins sur le tatouage sans obtenir de réponses satisfaisantes.

Mais pour répondre à votre question sur le traumatisme créé par le tatouage :  je tiens à préciser que pour les juifs, le tatouage sur la peau est formellement interdit par la Bible. Et à cette époque, comme seuls les criminels en portaient, les femmes aryennes condamnées à être tatouées après l’évasion de Zofia Bieda en février 1943 racontent qu’elles ont pleuré, crié, et qu’elles se sont rebellées. Janina Sadzikowska (8037) témoigne que pour la punir, on lui a versé de l’essence sur la peau, qu’elle a été ensuite brûlée, puis qu’on l’a tatouée. Les Allemandes et les Autrichiennes ne seront jamais tatouées.

Et celui, encore plus grand, de la perte de leur aspect de femme, osons le mot, de leur beauté, après avoir été tondues ? Citons cette phrase que vous écrivez (p. 51) : « Celles qui patientent à l’extérieur, dans la neige et le froid, observent, incrédules, leurs compagnes tondues qui surgissent, tête basse, et elles frémissent de terreur. » Vous ajoutez plus loin : « Le talent, la beauté, le niveau d’instruction n’ont aucune importance pour les SS.

Oui. Là encore, je dois préciser les faits. Le premier convoi des juives slovaques arrive le 26 mars 1942, quelques heures après l’arrivée du convoi des prisonnières aryennes, allemandes et autrichiennes, de Ravensbrück, qui doivent devenir les kapos des milliers de femmes qui vont être envoyées dans le camp. Le gouvernement slovaque avait exigé de la communauté juive des filles entre 15 et 25 ans, toutes célibataires, pour travailler dans les usines de Slovaquie.  Célibataires, donc vierges. Ces adolescentes ne savaient pas qu’elles partaient pour la Pologne. Et pour un camp. Le processus de l’enregistrement commence par un déshabillage sous le regard des SS qui surveillent le bon déroulement de la scène. Il faut avancer nues vers quatre prisonniers polonais, en larmes, qui doivent raser leur pubis, leur crâne, leurs sourcils et leurs aisselles. Elles sont ensuite « visitées » par le doigt d’un médecin SS pour vérifier qu’elles n’ont pas caché de l’or dans leur vagin, puis s’immerger dans une citerne dont l’eau a servi à « baigner» les 999 prisonnières de Ravensbrück qui n’ont pas été rasées. Un peintre polonais prisonnier, Jean Komski, a dessiné cette scène. Ces jeunes filles ont été traitées comme du bétail. La déshumanisation commence pour les femmes à cet instant-là. Le choc psychique est si grand que nombre d’entre elles deviennent apathiques. Quelques jours plus tard, les « coiffeurs » polonais seront remplacés par des « coiffeuses » prisonnières de Ravensbrück. Mais le traumatisme du rasage, reste sensiblement le même. Toutes les femmes disent le choc qu’elles ont ressenti en avançant nues devant les SS qui se moquaient d’elles… et je vous laisse imaginer l’émotion de celles qui avaient leurs règles… Les témoignages des Polonaises aryennes qui arrivent le 27 avril 1942, confirment l’émotion qui a bouleversé les juives. Ces résistantes polonaises ont subi torture et interrogatoire. Et pourtant, elles n’oublieront jamais le choc, l’humiliation, de la baignade et du rasage de leur pubis… Mais la folie des SS est telle, que les Polonaises n’ont pas la tête rasées…. Jusqu’au 24 juin, où la polonaise Janina Nowak (7615) s’évade du camp. La réaction de Rudolph Höss est immédiate : toutes les aryennes auront la tête rasée, sauf les prisonnières du Reich,  Allemandes et Autrichiennes. On le voit… la hiérarchisation des femmes a commencé par les cheveux. Non, pour les SS, une femme n’est rien. Ils ne feront qu’une exception plus tard, bien plus tard : les doctoresses aryennes à Birkenau pourront garder leurs cheveux.

Être juive est un facteur encore plus aggravant : « elles sont juste juives, sans nationalité, sans patrie ». Quel traitement leur est infligé à cause de cela ?

Les juives ont donc été rasées, tatouées… et les premiers convois de juives ont été photographiés. Ces photos montrent une plaque qui indique « Jude ». Alors que pour les femmes aryennes, la plaque indique leur nationalité avec l’initiale de leur pays et leur statut : politique, asociale, Témoins de Jéhovah ou criminelles. Ella Lingens écrit : « les juives étaient tout en bas de l’échelle ».

Inimaginable de croire qu’une résistance, voire une révolte, seraient possibles dans cet univers. Et pourtant, vous dressez les portraits de ces femmes qui osent se tenir droites devant les SS. En quoi ces femmes – parmi elles, Rosa Robota et Mala Zimetbaum – méritent-elles de porter le nom de résistantes à la barbarie au prix de leurs vies ?

Commençons par Mala Zimetbaum, (19880) qui arrive dans un convoi de Malines. Comme elle est instruite et parle plusieurs langues, elle est d’abord désignée comme traductrice, puis comme coursière (lauferin). Ces deux postes signifient qu’elle est en constante relation avec les SS. Mala est chargée d’aller rechercher une prisonnière que les SS veulent questionner,  de traduire les questions et réponses quand la femme ne parle pas allemand. Elle doit transporter des documents de Birkenau à Auschwitz ou dans les sous-camps, assurer « la sortie » de l’hôpital d’une malade pour la reconduire dans son block. Dès son arrivée dans le camp, Mala aide les femmes, et les témoignages se comptent par dizaines. Toutes disent combien elle a aidé, soutenu, conseillé, et même réussi à déplacer une prisonnière épuisée dans un kommando moins pénible. Toutes affirment qu’elle n’a jamais tenté de flatter les SS, ni de leur parler sur un ton servile ou complice. Les SS, qui appréciaient sa conduite, la respectaient. Quand les Hongrois arrivent et que les cheminées des crématoires flambent jour et nuit, Mala décide de s’évader avec un prisonnier polonais, Edek Galinski (531). Tous deux seront repris. Torturés, ils déclareront que personne ne les a aidés, et sauveront la vie de leurs complices qui les ont aidés à fuir le camp. Condamnés à être pendus, Mala et Edek refuseront de laisser les nazis leur donner la mort. Edek basculera lui-même le tabouret qui le soutenait avant que les SS le fassent, et Mala se tailladera le poignet avec une lame qu’on lui a glissé en grand secret. Quand les SS s’en apercevront, elle giflera le SS avec sa main couverte de sang. Sa fin suscitera dans le camp, une immense émotion.

Rosa Robota arrive à Birkenau en novembre 1942. À Ciechanow, elle était cheftaine de l’Hachomer Hatsaïr et fera tout pour aider ses louvettes à survivre. Comme elle travaille comme chiffonnière au Kanada, elle fait sortir des vêtements et de l’or pour aider ses compagnes et la résistance. Au début de mai 1944, elle est contactée par Noah Zabludowicz, l’un de ses amis de Ciechanow qui, pour avoir organisé une cellule de solidarité dans le camp d’Auschwitz, avait été repéré par la résistance polonaise. Sa mission : convaincre des femmes qui travaillent dans la poudrerie de l’usine d’armement (Union Metallwerke) de voler de la poudre explosive. Rosa Robota réussira à créer ce réseau et à amener de la poudre au Sonderkommando. Rosa sera arrêtée avec Ala Gartner, qui avait recruté sur son ordre des prisonnières qui travaillent dans la poudrerie de l’usine d’armement d’Auschwitz, et deux des sept jeunes filles qui travaillaient dans cette poudrerie, Ester Wajcblum et Regina Sapirstajn. Toutes les quatre seront pendues. Comment les SS ont-ils remonté la filière des femmes ? Qui a dénoncé ? Nous ne le saurons jamais. Ce que nous savons en revanche, c’est que Roza Robota qui était en liaison avec Noah à Auschwitz et Godel Silber, prisonnier à Birkenau.  Roza était la seule à connaitre le nom de dizaines de jeunes filles impliquées dans cette résistance. Elle n’a jamais parlé sous la torture. Si elle avait donné le nom de Noah, toute la filière d’Auschwitz aurait été arrêtée, et en donnant le nom de Godel, toute la filière de Birkenau, aurait été dissoute. Roza Robota et ses camarades symbolisent la bravoure et la résistance face à une oppression inhumaine. Dans un camp d’extermination, les risques sont extrêmes : pour une tranche de pain ou pour sauver leur vie, des prisonniers se transforment en mouchards au service des SS. En dérobant la poudre explosive, ces femmes ont non seulement soutenu la révolte du Sonderkommando, qui avait décidé de saboter les centres de mise à mort nazis, mais elles nous donnent une leçon de courage pour sauver la dignité humaine. Jusque dans les lieux les plus sombres et les plus sanglants, des étincelles de bravoure ont brillé.

On ne peut pas ne pas lier à ce courage une autre valeur qui donne de l’espoir aux femmes prisonnières : celle de la beauté. Halina Grynsztajn, une prisonnière de 14 ans, est fascinée par la mode des tabliers à volants à Auschwitz. « Toutes les femmes voulaient avoir le leur. […] Parce que, tant qu’il reste une goutte de vie, les gens continuent à s’habiller, et même à faire l’amour. L’espoir est le dernier à mourir » (p.301). Cette dernière phrase est terrible ! Comment la commenter ?

Halina Grynsztajn (48693), née à Varsovie, est transférée à Majdanek, puis à Auschwitz. Elle doit sa survie aux escarpins à talons hauts que sa mère lui a demandé de porter et qui la font paraître plus grande. Malgré sa grande jeunesse, elle comprend immédiatement que malgré la terreur des chambres à gaz, la force de vie continue à irriguer le camp.  Même si Halina, n’a pas la clé de ce mystère,  d’autres femmes nous l’expliquent : se laver les mains et le visage avec du thé, puisqu’il n’y a pas d’eau dans le camp, se priver de pain pour acheter aux chiffonnières une robe, des chaussures, des foulards ou des culottes et des soutiens-gorges (accessoires totalement interdits par les SS aux femmes), c’est obtenir la chance de ne pas être désignée comme une clocharde malade et être envoyée dans une chambre à gaz. Se farder les joues et les lèvres avec de la poudre de brique, c’est dissimuler sa pâleur ; utiliser la cuillère de margarine distribuée le soir dans la paume, par les filles de salle pour se graisser le visage, c’est gagner quelques jours de vie. Toutes ces combines pour paraitre en meilleure santé, ou agréable à voir, ont été payées au prix de la faim. Et la faim est effroyable quand il faut tenir debout deux fois par jour, plusieurs heures sous les intempéries pour le recensement, puis aller travailler sur les chantiers dix heures par jour.  Ajoutons que celles qui ont droit à « l’amour », sont les kapos criminelles allemandes et autrichiennes de Ravensbrück, privilèges que les SS leur ont accordé pour qu’elles puissent accomplir leurs basses œuvres et diriger les femmes à leur place.

La même Halina Grynsztajn, écrivez-vous, avouera soixante-dix ans après la Libération qu’à Birkenau « elle n’était obsédée que par une seule question : aurait-elle la chance de recevoir avant de mourir son premier baiser ? » (p.302). Cette phrase ne dit-elle pas tout de la fragilité de la condition des femmes au milieu de l’enfer qu’elles vivent ?

Cette phrase est bouleversante. Malgré la haine et la mort, se raccrocher à l’amour, c’est se lancer vers l’avenir. C’est vouloir survivre.

Il ne faut pas occulter la présence des SS, des bourreaux et de tout l’univers répressif mis en place : cruauté, lâcheté, automatismes dans la répression et dans les actes les plus barbares. Comment qualifier ces bourreaux, encouragés sans doute par la condition de femmes de ces prisonnières, et donc encore plus méprisables ?

Himmler voulait des femmes pour diriger les prisonnières. Le camp des femmes de Ravensbrück était donc surveillé par un groupe de femmes, les Aufseherins, et leur supérieure, Johanna Langefeld. Toutes ces femmes étaient habillées d’un uniforme gris, qui leur vaudra le surnom de « souris grises ». Mais pour les SS, misogynes, il n’était pas question d’intégrer les femmes aux SS. Himmler avait donc créer la SS-Gefolge, une unité féminine qui n’avait le droit ni à des grades, ni à des décorations, et surtout pas à commander seules un camp. Langefeld, à Ravensbrück, était chapeautée par le commandant SS Max Koegler, un ancien berger. Langefeld et Koegler ne s’entendaient pas. Langefeld voulait régner seule sur le camp des femmes sans rendre de comptes à Koegler, qui s’est arrangé pour la précipiter à Auschwitz où Langefeld, fidèle à elle-même, s’opposa à Rudolf Höss jusqu’à ce que ce dernier finisse par la renvoyer à Ravensbrück. Langefeld sera remplacée par Maria Mandel, qui obéira non seulement à Rudolf Höss mais acceptera également d’être secondée par des SS dans le camp.

Les SS, féminins et masculins, ont donc dominé sans scrupules ces milliers de prisonnières rasées, mal habillées, maigres, déshumanisées, qui ne pouvaient être distinguées les unes des autres. Seule la maladie peut attirer le regard des médecins SS qui les condamnent illico à la chambre à gaz. Comme elles ne peuvent se laver, elles sont puantes. Les pluies inondent le camp, qui se couvre de boue. Des femmes disent qu’elles s’enfonçaient parfois jusqu’aux chevilles pour aller d’un block à l’autre. La cinéaste polonaise prisonnière Wanda Jakubowska, qui réalisera le seul film tourné à Auschwitz, La Dernière Étape, raconte qu’elle a arrosé la terre de Birkenau avec des milliers de litres d’eau sans parvenir à obtenir cette bouillabaisse piétinée par des milliers de femmes. Et cette boue couvrait des femmes qui devaient rejoindre leurs couchettes sans pouvoir se laver.

On ne le redira jamais assez, le travail de mémoire de la Shoah est indispensable. De nos jours encore, l’antisémitisme se manifeste partout dans le monde. Pensez-vous que votre livre est encore plus nécessaire aujourd’hui et que les témoignages qu’il rassemble doivent nous avertir sur les menaces qui pointent leur nez ?

Je ne sais pas. Je l’espère. J’ai fait ce que j’ai pu, j’ai fait de mon mieux. Mais il n’y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Et d’ailleurs, je suis persuadée que l’antisémitisme est illogique, incompréhensible. Il surgit même dans des pays qui n’abritent aucun Juif.

Propos recueillis par Dan Burcea

Chochana Boukhobza, Les femmes d’Auschwitz-Birkenau, Éditions Flammarion, 2024, 574 pages. 

Les photos qui illustrent cet article sont dans l’ordre : 
  • Travail par les hommes dans le camp de femmes – dessin de Jan Komski
  • Piatkowska : crédit Mémorial Auschwitz
  • Adélaïde Hautval : crédit Yad Vashem
  • Mala Zimetbaum : crédit Museum Auschwitz
  • Katya Singer : crédit Museum Auschwitz
  • Roza Robta crédit USHMM

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