Daniel Kay publie Vies héroïques aux Éditions Gallimard, un recueil qui conjugue, sous le patronage du poème en prose, plusieurs genres littéraires nommés en sous-titre : Portraits, sentences et anecdotes.
Faire appel à ces différents procédés littéraires n’est pas chose inhabituelle pour cet auteur attentif aux détails qu’il sait extraire du réel avec une constante acuité. Dès lors, s’aventurer dans les couloirs de la méditation pour contempler l’édifice de la condition humaine, à la fois dans sa plénitude et dans sa fragilité, exige de sa part encore plus de justesse et d’empathie. Le lien délicat entre l’auteur et ses personnages, entre les mots et les nécessaires silences, entre l’ordinaire de l’existence et ces vies héroïques imposent dès l’Avant-propos de ce recueil leur (re)définition.
Pour Daniel Kay il existe « un héroïsme hors classe, grandiose » celui du saint ou du résistant, et un « héroïsme minimaliste », celui « du combat contre le quotidien », celui, dirions-nous, de l’acédie et du désespoir de chaque instant.
Il y a dans ce livre de Daniel Kay une propension du regard. C’est à travers cette lucarne qu’il transforme en une sorte de « fenêtre sur cœur » donnant vers une suite bigarrée d’existences, qu’il regarde Empédocle et Dalida, Rimbaud, Saint Jean à Patmos ou Malraux, Verlaine ou Blaise Pascal, Barrabas, les sédévacantistes, les cyclistes ou d’autres personnages tout simplement inventés pour l’occasion.
Tout un programme, si l’on pense au temps écoulé entre Vies silencieuses (Gallimard, 2019) et le présent recueil qui donnent à voir à travers chaque personne invoquée un annuaire de vies sublimées en destins, ce qui est, sans doute, la clé de voûte à laquelle aspire chacune d’entre elles, sans aucune exception.
Comment ne pas penser d’ailleurs ici à la magistrale formule michonienne des Vies minuscules auxquelles Daniel Kay veut redorer le modeste blason ?
Prenons un exemple révélateur qui parle de la manière dont l’auteur construit ses textes avec un art qui préfère l’allusion esthétique à la place des grands développements épiques.
La figure qui s’y prête, à mon sens, le plus à cette (trans)figuration est celle de Simone Weil, celle qui voulait faire de la philosophie une manière de vivre, comme disent ses exégètes. Or, que dit Daniel Kay l’imaginant en plein dialogue avec sainte Thérèse D’Avila et le Général de Gaulle ?
« Les saints, les presque saints sont plus exposés que les autres au diable. »
Comment ne pas voir en ces mots le résumé de ces trois vies exemplaires, synonyme des vies héroïques ? Des vies de doute et de dévouement, de don de soi pour une cause qui les dépassent ? Appelons-les des épreuves de la vie, des combats contre le Mal, cette majuscule reproduisant d’ailleurs le titre d’un des chapitres du recueil de pensées de Simone Weil La Pesanteur et la Grâce (Plon, 1947). Si la figure de la Grande Thérèse est facilement repérable dans ce paradigme de son très connu chemin de la perfection, celle du Général de Gaulle se retrouve non seulement dans son attachement à la foi catholique, mais aussi à l’espérance qui a animé son combat pour la France.
Mais il y a sans doute plus qu’une simple conversation dans ce tête-à-tête imaginé par Daniel Kay. Il marque de son empreinte tout le parcours spirituel et le combat de Simone Weil qui, dans son Autobiographie spirituelle, une lettre adressée en 1942 au père Joseph-Marie Perrin, parle de sa vocation. Ce témoignage la fait se situer dans la lignée des grandes saintes, telle que Thérèse d’Avila.
Quant au Général de Gaulle, on sait très bien que Simone Weil est revenue de New York pour le rejoindre la France libre à Londres. C’est à cette période qu’elle écrit, parmi de nombreux autres textes, La Personne et le sacré, Luttons-nous pour la justice ? et surtout L’Enracinement, une de ses œuvres majeures.
Qu’en est-il des âmes des ouvriers qui expérimentent « des contradictions sublimes » ?
Pour comprendre cette assertion, il faudrait revenir à la phrase de Simone Weil et en citer la seconde partie, écartée par Daniel Kay : […] parce que la connaissance réelle qu’ils ont de leur misère leur rend la lumière presque intolérable ». Cette condition misérable ne serait donc pas propre seulement aux saints soumis « au dualisme de la pesanteur et de la grâce », elle dépend aussi de la condition sociale de toute une classe dont le combat peut prendre des contours « sublimes ».
On voit bien que ce pas de côté de l’analyse n’est en réalité qu’une invitation à la réflexion, au second degré, à l’apophtegme, à la sentence comme une ouverture vers la vraie scénographie qui se met rapidement en place. Une scène où le visuel transfiguré par le voile de la métaphore renvoie sans cesse au second degré et invite le lecteur à s’adapter aux repères historiques ou culturels dont seul l’auteur semble avoir les clés.
Prenons un second exemple, qui se trouve sur la page suivante de ce livre.
Il s’intitule Gastronomie.
Nous le reproduisons en entier :
« On dit que Denis Diderot est mort après avoir mangé de la compote de cerises, lui qui a dégusté tant de beaux fruits chez Jean Siméon Chardin. »
Pour déchiffrer cette anecdote sous forme d’énigme, le lecteur doit suivre plusieurs pistes biographiques des deux hommes dont il est question dans ce portrait-anecdote. La première est liée à la mort de Diderot, telle qui est racontée dans ses Mémoires par sa fille, Madame de Vandeul : « Il se mit à table, mangea une soupe, du mouton bouilli et de la chicorée. Il prit un abricot ; ma mère voulut l’empêcher de manger ce fruit. “Mais quel diable veux-tu que cela me fasse ?” Il le mangea, appuya son coude sur la table pour manger quelques cerises en compote, toussa légèrement. Ma mère lui fit une question ; comme il gardait le silence, elle leva la tête, le regarda : il n’était plus. »
La seconde partie concerne les fameuses œuvres de Jean Siméon Chardin, tableaux tant admirées par Diderot et dont il fait l’éloge en ces termes : « C’est la nature même. Les objets sont hors de la toile et d’une vérité à tromper les yeux. »
Le tour est ainsi joué, l’énigme est décodée sans diminuer le plaisir d’une lecture enjouée, comme une suite de succulentes devinettes.
À l’occasion de son passage dans Fil de MémoireS de Jeanne Orient, le 5 novembre, Daniel Kay reconnaît avoir mis dans les pages de ce tome des choses dans lesquelles il croit, des réflexions et un peu de lui-même aussi.
Il évoque ensuite les verbes être et (se) tenir dont les significations convergent vers une double définition de la manière de manifester notre présence humaine. La remarque me semble suffisamment intéressante pour nous y arrêter un instant et dire toute son importance ontologique. Sans rentrer dans des détails trop philosophiques, rappelons que le syntagme de ente et essentia de Saint Thomas d’Aquin indique que le verbe être dit également l’essence des choses et des êtres. Heidegger parlera de Dasein, le fait d’être déjà-dans-le-monde que Daniel Ket évoque à cette même occasion.
Quant au verbe (se) tenir, il a raison de lui conférer une valeur essentielle de sa présence (mot qui vient lui-même de pre-essere) dans le monde, se tenir, mais aussi faire face, nous dit-il. Il y a dans ces deux références deux réalités dont on ne dira jamais assez qu’elles parlent de notre manière d’affronter notre condition humaine. D’une part se tenir devant, de manière contemplative devant l’autre, même lorsqu’il s’agit de Celui plus grand que nous – Elie se tient debout devant l’Éternel – et ensuite faire face, affronter, se regarder de front, ce siège de la pensée et des sentiments, cette verrissima fronte, ce visage sincère, comme disaient les Anciens.
Cette longue parenthèse en dit long sur l’intérêt suscité par la lecture de cet ouvrage et sur le plaisir d’une lecture qui demande à chaque pas à être décryptée.
Un dernier effort.
De quel fait et de quelle personne parle l’auteur lorsqu’il écrit ceci (p. 93), sous le titre
Un plagiaire :
Souvent, il s’adonnait à la chasse aux papillons, toujours dans le jardin des autres ?
S’agit-il d’un écrivain, d’un artiste peintre, d’un acteur, d’un réalisateur de cinéma ?
Les paris sont lancés.
Dan Burcea©
Crédits photo de Daniel Kay : © Fil de MémoireS de Jeanne Orient
Daniel Kay, Vies héroïques, Éditions Gallimard, 2024, 120 pages.