Si je suis née au nord de la France, près de la frontière avec la Belgique, c’est des années plus tard que j’ai pu m’entendre prononcer ces mots intérieurs « je suis parmi les miens ». L’heure était tardive… Dans une salle réservée à l’accueil du public, – l’action se situe à Dublin –, j’animais une table ronde autour de laquelle des écrivains venus de divers espaces francophones devisaient sur leur double passion : la langue française et les livres… Soudain envahie par l’étrange formulation restée muette, « je suis parmi les miens », aurais-je voulu oublier ainsi mes origines familiales, le parcours de mon enfance au milieu de trois frères, mes années d’épouse et de mère, mon engagement comme professeur de Lettres, ou encore ma première mission à l’étranger, aux Pays-Bas précisément ? Aucunement : ce parcours-là est raconté dans un livre qui vient de paraître « Un chemin silencieux ». Non : je venais d’arriver en Irlande pour occuper un poste de direction dans le cadre du réseau mondial des Alliances françaises. Ce soir-là, je me trouvais au milieu de mes invités venus des lointains pour échanger sur ce que chacun et chacune avait sans doute de plus intime : l’écriture. Les années précédentes, au cœur de ma mission universitaire néerlandaise, j’avais organisé des rendez-vous semblables pour faire découvrir aux jeunes étudiants, partout sur le territoire, les livres d’aujourd’hui écrits en français. Encore plus tôt, j’avais imaginé en France un programme télévisuel destiné aux publics scolaires sur le double thème des livres et de leur travail futur.
En réalité, depuis l’enfance j’étais mordue : lire, faire lire, donner le désir immodéré de plonger dans l’univers d’un autre, d’une autre. En somme s’oublier pour apprendre à se connaître mieux dans l’infinité des différences. Quitter l’immédiateté pour aller vers l’horizon. Tel est l’immense pouvoir des livres. Et la vie accélérait ce pouvoir sur moi, dans un grand nombre de mes choix.
Est-ce ce soir-là que je décidai d’orienter un grand nombre d’activités culturelles vers le livre en langue française partout sur le territoire irlandais ? Ou quelque temps plus tard depuis mon bureau, plongeant le regard dans le parc verdoyant de Trinity College, l’université centrale de la ville, lorsque je fis le rêve d’un premier salon du livre Franco-irlandais ?
Aujourd’hui encore je retrouve l’exacte sensation qui fut mienne à cette minute précise. Sous mes yeux, l’étendue de la pelouse soigneusement entretenue semblait me proposer une sorte d’espace qu’il s’agirait de fouler avec respect, en compagnie de ceux qui l’occupent légitimement. Le temps de notre passage nous est compté. Seules importent les traces que nous déposons, surtout si elles s’inscrivent en connexion avec les pas des autres. C’était comme un livre de plus qui s’ouvrait et qu’il me fallait écrire. Je savais que sur cette terre ancienne la poésie règne en maîtresse, au secret des mémoires, au cœur des imaginaires. En chaque Irlandais une petite veine circule où coule le sang poétique. Tant d’auteurs y ont reçu la juste reconnaissance du prix Nobel de littérature. Je ferais la connaissance de l’un d’eux, Seamus Heaney, dont je n’oublierais ni la haute stature, ni l’humble grandeur, poète dont l’œuvre accompagnerait souvent mes pas irlandais.
Revenons aux faits : la littérature française la plus récente me semblait assez rare sur les rayons des librairies que je visitais. Une étude précise était venue confirmer ces observations et me permettre d’envisager l’axe où diriger mes initiatives. Je décidai alors de donner une conférence sur le roman français contemporain, partout sur le territoire. Je ferais venir de France les ouvrages afin d’accompagner ma démarche. Libre à chaque spectateur d’acquérir ceux qu’il apprécierait ! Ce serait mon premier tour d’Irlande, comme responsable des alliances françaises sur l’ensemble du territoire. Et je ferais une découverte souvent émerveillée, tant par la variété parfois sauvage de certains paysages que par l’humour joyeux d’un peuple souvent imprévisible ! Cork, Limerick, Waterford, Kilkenny, Galway et bien d’autres sites livreraient lentement leurs secrets. Plus tard je reviendrais, accompagnée d’écrivains que je présenterais devant étudiants et professeurs d’universités. Cheminant sur les routes, je croiserais aussi les femmes d’Irlande à la beauté si rare. Et j’entendrais dans ma mémoire de lectrice les mots étranges d’André Breton « l’eau et le feu se conjurent vertigineusement dans les yeux verts d’une femme rousse », dont la saveur surréelle prendrait une réalité toute irlandaise. Les livres une fois encore favorisaient les rencontres, ouvraient le dialogue avec l’autre dont je reconnaissais la proximité. Lentement je sentais mon rêve d’un événement commun prendre corps pour croiser les voix poétiques du pays celte avec celles de France ouvertes aux voix francophones. Le premier festival s’ouvrit un soir de printemps 2000 et s’ouvre chaque année depuis lors, grâce à la détermination de tous. Invitée moi-même 20 ans plus tard, je partagerais de riches débats sur la condition féminine en littérature, thématique reconnue enfin nécessaire !
Le voyage en Francophonie ne faisait que commencer. A peine revenue en France à l’automne suivant, l’écrivaine et poétesse franco-libanaise Vénus Khoury-Ghata me demande de convaincre certains auteurs de prendre part au nouveau prix lancé par l’OIF, le Prix des cinq continents de la Francophonie. J’embarque donc avec les membres du jury constitué pour cette nouvelle aventure qui nous conduit à Beyrouth. Je découvre le Liban, pays souvent meurtri, mais toujours vibrant d’une vitalité littéraire ouverte à tous les croisements. Je recueille cette vibration qui anime la mienne, étend ma perception d’une passion pour la langue française qui déborde si largement du cadre hexagonal. Fidèle et déterminée, c’est en France que je ferais entendre pendant trois ans les voix venues d’ailleurs, les proposant aux publics des alliances françaises.
Puis vient l’Italie. Ce sera officiel cette fois : je suis chargée par le groupement des représentations diplomatiques francophones de Rome de mettre en place chaque année des événements culturels communs visant à couronner la fête de la Francophonie célébrée partout au monde le 21 mars. Le partage devient total, dans la conception des échanges et le choix des invités, choix parfois difficile si grandes sont la richesse et la diversité des auteur(e)s. Des débats importants sont tenus, la langue y est scrutée et honorée, la littérature interrogée quant au rôle qu’elle peut tenir sur le devenir du monde. J’en rendrai compte, notamment dans ce long entretien mené avec Jean-Christophe Rufin puis Vénus Khoury-Ghata sur les menaces qui pèsent précisément sur la diversité. (cf. Gerflint, Synergies Italie)
Mon voyage en Francophonie se poursuivra au Maroc quatre ans durant. Responsable de l’Institut français du Nord, je peux concevoir et animer le Salon du livre de la ville du Détroit. L’occasion se prête au changement : constatant l’émergence d’une scène artistique profuse et l’existence d’un vaste salon du livre à Casablanca, je propose de transformer celui de Tanger en Salon des livres et des arts. Toutes formes de création artistique me paraissent urgentes à promouvoir dans un étroit dialogue. N’est-ce pas le regard porté sur tous les types d’œuvre qui favorise en nous la reconnaissance des ressemblances humaines ? Ecrivains, artistes, mais aussi universitaires, responsables culturels viennent débattre de sujets aussi anciens que profondément actuels. L’au-delà des œuvres, le sort présent et à venir de notre planète, le grand œuvre des villes, feront émerger des préoccupations universelles que les artistes ne cessent de faire entendre… sans être suffisamment entendus encore ! cf. programmes accessibles sur internet.
La route qui me ramène en France pour quelque temps me permettra de poursuivre l’ouverture entre les arts au Centre des Monuments Nationaux où j’encouragerai l’accueil des œuvres contemporaines au cœur de monuments parfois très anciens, comme en témoigne l’article paru dans la revue Monumental du Ministère de la culture. De la même façon, je ferai entendre des voix francophones dans la crypte même de la Basilique Saint-Denis… avant de faire un dernier séjour à l’étranger.
C’est la Grèce qui me permet de clore un engagement professionnel tout entier dévolu au partage, dans le croisement des connaissances et des expériences, des écritures et des œuvres, à la recherche de ce qui rassemble et unit, sans rien méconnaître de nos différences.
Porter en terre étrangère les signes les plus divers de la création littéraire et artistique française pour les mettre en résonance avec les œuvres de peuples et d’artistes lointains, lointains en apparence, est une chance inégalée. À chaque pas franchi vers l’ailleurs, en effet, ne sentons-nous pas plus de proximité que d’altérité ?
Affirmons-le : les écrivains francophones partout au monde viennent irriguer l’écriture française : ils emportent avec eux un peu de la terre de leur pays d’origine qu’ils mêlent à la nôtre, terreau devenant ainsi plus fertile encore.
Ajoutons ceci : si l’écriture elle-même consiste à chercher un autre langage pour exprimer le dessous des choses, – la réalité n’existe que soulevée, selon René Char –, celui qui s’exprime dans une langue différente de celle à laquelle il fut formé dans l’enfance cherche cette autre forme du réel, va à la rencontre de cet autre en soi. Son chemin, plus ardu en apparence, est une preuve de vérité.
Je ne cesserai d’en témoigner par des livres, des conférences, des rendez-vous culturels : le partage des voix ouvre la voie vers la connaissance mutuelle qui lève les barrières de l’incompréhension et repousse les démons qui hantent encore notre planète.
Et je comprends chaque jour plus précisément que « les miens » adoptés tacitement voici plus de 25 ans se trouvent ici et partout où le désir de créativité s’exprime, en combat assidu contre toutes formes de destruction et d’exclusion.
Banyuls-sur-mer, novembre 2024
Marie-Christine Vandoorne
Officier dans l’ordre des Palmes académiques
Chevalier dans l’ordre des Arts et Lettres
Membre du Parlement des Ecrivaines Francophones fondé et présidé par Faouzia Zouary.
Prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises décerné en 2024 par l’Académie française
Ouvrages
- Œuvres en création : prosoème esthétique, en cours d’écriture.
- La danse de la mémoire : roman, publié chez Abramo éditeur.
- Un chemin silencieux, d’elle à moi : récit, aux éditions des trois colonnes.
Articles
- Analyse du livre « Sciavitu, manomissione e classi dipendenti nel mondo antico », in la Revue des Etudes Grecques, 1980.
- Textes de conférences sur le roman français contemporain, 1996,1997, in le Cahier du Département de Français de l’Université d’Amsterdam.
- Le Mythe d’Electre à travers les âges ou la vengeance revisitée, ibidem.
- Etat des études et de la mémoire culturelle française dans le monde, appliqué aux Pays-Bas, 1998, in les Actes du Congrès de l’Association Internationale d’Etudes Françaises.
- De la tradition à la Création, texte de conférence donnée lors du Colloque organisé dans le cadre du festival Atout African, 2002, Bénin. Cf. Cahiers de LEND.
- Articles littéraires dans la revue Synergie, numéro spécial d’Atlanta, juillet 2004.
- Articles littéraires et textes pédagogiques à destination des professeurs de français d’Italie, revue en ligne Hyperbul.
- Préfaces de catalogues d’artistes : Yanik Pen’du, Mahi Binebine, Wifredo Lam, Aziz Abou Ali, Créations plurielles, René Tazé, Nisa Chevènement, Abdelkrim Ouazzani, Nathalie Junod Ponsard, Mimouni. Tomek.
- L’art contemporain dans les monuments nationaux, in la revue Monumental.
- Catalogue d’artiste : Daniel Mangion, peintre.
- Articles dans la revue « pages culturelles » publiée annuellement par l’Association Culture et Patrimoine en Côte Vermeille, 2022, 2023
- Article dans l’Anthologie IV du Parlement des écrivaines francophones, ed. Magellan octobre 2024