Et si on parlait couleurs ? – nous invite Annie Mollard-Desfour.
Non pas dans le sens entendu par l’homme contemporain et ses prothèses pixelisées pour qui la qualité chromatique des écrans n’est en réalité qu’une question de confort et surtout de critère de vente. Son regard fuyant, zappeur et agressé par le mouvement incessant est incapable d’y voir une quelconque beauté picturale d’un monde qui se dérobe à la vocation esthétique, en devenant virtuel.
Mais restons plutôt dans le domaine insoupçonné de la fascination, cette fois dans celui de l’Histoire et de la linguistique qui suscite, chacun à son niveau, un intérêt tout aussi grand lié aux capacités de perception et de désignation des couleurs à travers les époques, depuis l’Antiquité, jusqu’à la Renaissance qui fut la grande époque des peintres et jusqu’à l’essor des techniques de fabrication des pigments auxquels la langue devait donner des équivalents, pas si facile à trouver d’ailleurs dans grand nombre de cas. Depuis la Genèse, nous savons que toute chose qui existe réclame un nom, sinon elle disparait de l’univers de nos représentations ou est condamné à errer éternellement dans les couloirs du non-dit. Le vocabulaire est ainsi devenu le dépositaire de cette capacité qui s’avère si fluctuante au fil du temps. Le sujet fascine les linguistes, surtout lorsqu’il s’agit des incohérences. Ils se demandent, par exemple, pourquoi en grec et en latin il n’y a aucun mot pour désigner le bleu ? Pourquoi ces peuples côtiers ne désignent-ils jamais la mer et le ciel comme étant bleu ? Et pourquoi chez Homère, mais aussi dans la Bible, il y a peu d’adjectifs de couleur, supplantés par ceux qui disent la luminosité, l’éclat, la brillance, la matité ? Impossible de nous arrêter ici en détail sur ces aspects traités ailleurs par tant de linguistes[1].
Il est temps de nous tourner à ce stade vers les Dictionnaires des couleurs d’Annie Mollard-Desfour, linguiste-lexicographe, rattachée à l’Unité mixte de recherches « Lexiques, Dictionnaires, Informatique » aux CNRS-Universités Cergy-Pontoise-Paris 13 Villetaneuse et à « L’Institut de Linguistique Française ». Elle a dédiée une longue partie de son activité à l’analyse sémantique et à la manière dont les couleurs imprègnent notre langage et, par conséquent, notre capacité de comprendre et de représenter ce qui nous entoure et nous construit. Son œuvre est impressionnante, surtout sa série de « Dictionnaires des mots et expressions de couleur, XXe et XXIe siècles » où on trouve des volumes dédiés au Bleu (coll. « CNRS Dictionnaires », 2004 (1re éd. 1998), au Rouge (coll. « CNRS Dictionnaires », 2000, 500 p.), au Rose (CNRS Éditions, coll. « CNRS Dictionnaires », 2002, 287 p.), au Noir (CNRS Éditions, coll. « CNRS Dictionnaires », 2005, 288 p.), au Blanc (CNRS Editions, coll. « CNRS Dictionnaires », 2008, 332 p), au Vert, CNRS Éditions, coll. CNRS Dictionnaires, Paris, 2012.)
Le dernier en date donne la parole au Gris (coll. CNRS Dictionnaires, Paris, décembre 2015, avec une préface de Philippe Claudel). Afin « d’étaler ses différences, ses contradictions », l’exigence savante laisse place aux textes pour dire les mille et une « nuances et usages concrets ou symboliques au XXe siècle et à notre époque contemporaine ». Le but de ce dictionnaire est, par conséquent, celui de « définir, gloser, mettre en perspective avec l’ensemble des autres couleurs, avec les périodes antérieures – notamment grâce à l’histoire des mots, aux étymologies – pour souligner les permanences ou évolutions ».
Le gris est une couleur si peu regardée, quasi-ignorée, voire contestée quant à sa pertinence et à son influence sur notre perception du monde. Au sens figuré, elle est symbole de tristesse et de ce que l’on appelle des « âmes grises », pour reprendre ici le titre d’un des livres de son préfacier Philippe Claudel. Dans son travail de linguiste, Annie Mollard-Desfour n’hésite pas à s’arrêter dans son « Introduction » sur les différents aspects liés à l’« ambiguïté originelle » du gris, allant jusqu’aux « multiples nuances contemporaines », et à sa riche « symbolique ». Elle cite, à ce sujet, toute une série d’associations et de symboles que nous reproduisons ici en guise d’exemple: « gris de la vieillesse, gris de la pensée et de l’intelligence, gris de la peau, de l’altération, couleur de la fatigue, de maladie, d’émotion négative, de mauvaise humeur, gris de la ville et de la technologie […] de la tristesse, du pessimisme, de l’ennui », etc. Chacune de ses nuances sont ensuite développées dans des sous-chapitres qui réunissent des familles sémantiques construites autour d’elle. Prenons l’exemple du gris de la ville où le sens est sublimé dans des syntagmes comme « gris béton, bitume, ciment, gris parpaing, gris macadam, gris trottoir, gris mur, gris building, immeuble ».
Cette multitude de nuances formées à l’aide des expressions autour du mot de base est ensuite déclinée dans ce livre conçu sous sa forme lexicale, par ordre alphabétique, comme un dictionnaire. La première partie est justement un « Dictionnaire du mot gris », ouvrage exhaustif, structuré en plusieurs parties, d’abord celle de l’étymologie et de ses valeurs grammaticales (adjectif, verbe, substantif), suivi d’un chapitre dédié aux « Dérivés, De Grisaille à Vert-de-gris, en passant par Grisbi, Grizzli, Grizzly, Polio, Feldgran… » et, enfin, d’un troisième dédié aux « Variations du mot gris, de l’Acier au Zinc ». Là encore, les exemples peuvent nous donner une idée de la valeur du travail de recherche d’Annie Mollard-Desfour. Si des mots et des expressions comme « faire grise mine » ou aller en cellule de « dégrisement » sont connues par un grand nombre des locuteurs, d’autres le sont moins, preuve que la richesse sémantique de ces expressions comme « petit-gris » (un escargot) « un paquet de gris » (tabac à rouler, enveloppé dans du papier gris) ou « Gris de Lille » (fromage de Maroilles) est encore inexplorée.
La valeur incontestable du travail d’Annie Mollard-Desfourtire tire sa source dans sa double passion à la fois pour les mots et pour les couleurs dans leurs hypostases de réalités symboliques capables de parler de la manière dont chacun de nous voit le monde. Car, en fait, que voyons-nous et comment disons-nous ce que nous voyons ? Ce sont là deux aspects de sa réflexion si bien explicités dans ce livre-dictionnaire qui incite la curiosité des novices et l’intérêt des spécialistes.
Sans doute, la lecture d’un dictionnaire n’est pas un exercice habituel et prolix, car sa substance ne vient pas de la narrativité, mais de l’intérêt constant qu’il réveille dans notre curiosité à chaque entrée, à chaque nouveau terme qui suit sagement la prédestination alphabétique qui lui est due. On dit des grands interprètes et des grands sportifs qu’ils doivent, pour garder la forme, faire tous les jours leurs gammes et leurs tours de stade. On oublie, en revanche, que l’écrivain doit agir de la même façon, en exécutant ses gammes quotidiennes sur les pages des dictionnaires. Interrogé sur les livres qu’il emporterait sur une île déserte, Jean d’Ormesson avait répondu qu’il préférait prendre le Littré. «Toute l’histoire de la littérature est dans le Littré», avait-il déclaré.
Tout est dit.
Pour ceux qui aiment les mots et les arts visuels, la série des Dictionnaires des couleurs d’Annie Mollard-Desfour va faire leur bonheur ainsi que celui du grand public, en apportant des informations fondamentales à tous ceux qui veulent comprendre le rôle qu’elles jouent dans la construction de notre langage et donc de notre regard symbolique sur le monde. Ces dictionnaires devraient être présents sur toutes les étagères des écoles d’arts et celles des linguistes chercheurs qui s’intéressent à ce domaine. Le grand public ne devrait pas être en reste, le domaine étant très passionnant et hautement utile à l’enrichissement de notre culture générale.
Dan Burcea
Annie Mollard-Desfour, « Le Gris », Préface de Philippe Claudel, CNRS Éditions, Paris, 2015, 316 p. 30 euros.
[1] Voici, à titre d’exemple, un fragment de l’article publié par Nathalie Levisalle dans Libération : « En latin ou en grec, le ciel et la mer sont rarement qualifiés de bleus. Le vocabulaire est flottant. En grec, l’adjectif kyaneos qualifie aussi bien le bleu des yeux que le noir des vêtements de deuil. Et glaukos, qui indique une idée de pâleur, s’applique aussi bien au bleu des yeux, qu’au vert des feuilles ou au jaune du miel. Cela vient aussi de ce que, dans les sociétés anciennes, on ne nomme la couleur des phénomènes naturels que sur un plan métaphorique. Le ciel est blanc, rouge ou noir, selon la façon dont il agit sur la vie des hommes. Dire qu’il est bleu n’a pas de sens. Chez Homère, on trouve très peu d’adjectifs de couleur, mais énormément d’adjectifs de luminosité. Même chose dans la Bible où on est très attentif à l’éclat, la brillance, la matité. C’est une constante des sociétés anciennes. Et, au Moyen Age encore, un bleu brillant est perçu comme plus proche d’un rouge brillant que d’un bleu terne. » (http://next.liberation.fr/livres/2000/10/19/en-latin-et-en-grec-il-n-y-a-pas-de-mot-pour-dire-bleu_341276)