Après le genre de la nouvelle et celui du roman, Sophie Képès publie Désappartenir aux Éditions Maurice Nadeau, un essai sur la psychologie de la création littéraire. Elle tente de comprendre et de traquer, selon son propre mot, « les sources cachées, les mécanismes secrets de l’écriture ». Il s’agit « d’une sorte d’auto-analyse littéraire » dans laquelle elle propose de confronter son expérience personnelle à celle de quelques auteurs-phares, sans aucune intention de hiérarchiser « les motivations conscientes et inconscientes de chacun pour écrire ».
Dan Burcea : Vous êtes connue comme écrivain, autrice de nouvelles et de romans. Cet essai de psychologie de la création littéraire, tel qu’il est annoncé par le sous-titre de votre ouvrage, vous a poussée à passer de la création à l’observation. Y a-t-il une raison particulière à cela, quelles ont été vos motivations principales à accomplir ce pas et à devenir ainsi le témoin de votre propre expérience ?
Sophie Képès : En fait, j’accumulais des matériaux sur le sujet depuis une douzaine d’années, sans savoir si le moment viendrait ou j’écrirais ce livre qui aurait pu tout aussi bien ne jamais voir le jour. Mais on peut faire remonter cette phase de réflexion à l’époque encore plus ancienne où j’ai commencé à enseigner la création littéraire à l’université en tant qu’écrivain. Dans le cadre de la transmission aux étudiants d’une pratique artistique, j’avais besoin de réfléchir à ma conception personnelle de l’écriture et de me documenter sur celle des auteurs que j’admirais. Le déclencheur du livre, c’est une résidence d’écriture que j’ai obtenue à l’Institut Mémoire de l’Édition Contemporaine de Caen. Je me suis piégée moi-même en proposant ce projet, j’étais obligée de m’y mettre ! Je savais que je devais le faire tant que j’étais en pleine possession de mes moyens tant physiques que psychiques, et d’un accès complet à mes souvenirs les plus anciens. Mais j’ignorais que j’allais tresser un matériau autobiographique à l’essai proprement dit, cet aspect-là s’est imposé à moi au cours de la rédaction.
Andreea Răsuceanu : D’autre part, vous établissez un lien entre l’insatisfaction, l’angoisse, la souffrance émotionnelle, et l’écriture-lecture (lirécrire) qui s’appuie à la fois sur des situations d’existence personnelle (celle où aucun des parents ne fait un geste pour féliciter la jeune fille de 19 ans lorsqu’elle annonce qu’elle va publier son premier livre chez un grand éditeur est terrible) et sur des références à des situations similaires dans la vie d’auteurs célèbres : Joyce Carol Oates, Kafka, Tchekhov, Virginia Woolf, etc. Une lecture d’identification des œuvres de ces auteurs semble vous définir, transformant le discours en un récit très attachant. Vous êtes-vous retrouvée davantage dans la vie et l’expérience d’écriture de l’un d’entre eux ? Ou bien l’histoire de leur vie vous a-t-elle particulièrement aidée ?
SK : C’est surtout dans leur rapport à l’écriture que je me suis retrouvée. Il est vrai que je m’identifie volontiers à Anton Tchekhov, à Danilo Kiš ou à Virginia Woolf. Confrontée dans mon enfance à de graves carences affectives, à de nombreux tabous sur les origines et le vécu de mes parents, à des maltraitances répétées, j’ai cherché dans ces auteurs magnifiques la famille qui me faisait défaut, les frères et sœurs en écriture qui me consolaient, me réconfortaient et m’accompagnaient dans mes propres efforts pour survivre et pour donner un sens à ma vie grâce à la création. Bien sûr, il ne s’agit pas pour moi de me comparer en tant qu’écrivain à ces géants de la littérature, qui ont souvent souffert plus que moi, mais seulement de me nicher contre eux, de respirer leur souffle et de mettre mes pas dans les leurs. Ils constituent ma véritable parentèle, ils sont la généalogie dans laquelle je me reconnais.
DB : « Écrire c’est vivre », dites-vous, ou encore « écrire c’est le seul moyen qu’on a trouvé pour survivre ». Vous citez à l’appui Rainer Maria Rilke qui, dans sa fameuse Lettre à un jeune poète, l’invite à bien sonder le tréfonds de son âme pour être sûr de son désir de se dédier à l’écriture. Dans quelle mesure pensez-vous nécessaire une telle ardeur, au point d’en faire « un sauf-conduit terrestre » ?
SK : Ce degré d’ardeur n’est pas nécessaire à tous les écrivains, loin de là ! Mais pour certains d’entre eux, dont je fais partie, l’écriture a représenté le seul espace de liberté accessible. Mon existence s’est coulée tout naturellement dans ce moule. En tant que lectrice, je n’ai jamais aimé les « livres-que-c’est-pas-la-peine », comme disait Jean Paulhan. Par cette expression je ne désigne pas la littérature grand public, par exemple le genre du roman policier, que j’ai pratiqué moi-même sous pseudonyme. De tels livres remplissent une fonction très respectable. Mais pour ce qui est de la littérature, il me semble que les seules œuvres dignes d’entrer dans cette catégorie devraient avoir été conçues sous l’effet d’une pulsion impérieuse, aux racines pour la plupart inconscientes. La définition que j’en donne dans mon essai est très simple : « Le sentiment que certaines choses exigent d’être dites, tel est peut-être le seul moteur universalisable de l’écriture. » Et seules ces « choses-là » méritent l’énorme investissement nécessaire pour aboutir à un livre, ce labeur insensé qu’un auteur comme Pierre Michon illustre si bien.
AR : Désappartenir est un essai qui mêle autobiographie et références de manière aussi originale qu’efficace. Au fil des micro-chapitres, c’est un regard neuf et profond sur des textes classiques qui se dessine, révélant une personnalité qui accepte de dévoiler ses pensées les plus intimes, mettant le lecteur au défi de faire de même : je me suis interrogée moi-même sur les liens que la psychanalyse établit entre l’asthme et ma relation avec ma mère, j’ai lu sur la maladie de Proust, j’ai réfléchi à ce que vous dites, à savoir que l’écriture est le seul endroit où l’on peut respirer librement. N’avez-vous jamais eu l’impression que, tout au contraire, l’écriture étouffe, à cause d’une descente trop profonde, d’une concentration excessive sur ses propres obsessions ?
SK : Tout d’abord, j’aimerais vous remercier d’avoir reçu ce livre de manière si sensible et si juste ! Et votre question m’amène à réfléchir autrement sur ce point précis. Il est possible en effet que l’écriture, après avoir été si longtemps libératrice, après vous avoir sauvé en vous restituant le contrôle de votre existence, après vous avoir permis de nouer des liens, de rencontrer les autres (les lecteurs, mais aussi les éditeurs, les confrères et les consœurs), évolue peu à peu en une menace d’enfermement, d’étouffement. Pour ma part, j’ai plutôt l’impression que cette concentration particulière, si profonde qu’elle vous retranche du monde et suspend le contexte spatio-temporel – concentration indispensable à l’élaboration de l’œuvre –, ressemble un peu au travail d’un mineur au fond de sa galerie qui ne sait pas à quel moment il retrouvera le jour, chargé de son or symbolique. C’est une situation temporaire, et même s’il est parfois difficile de la supporter, j’ai confiance qu’un jour viendra où je sortirai « revoir la lumière des étoiles », pour citer Dante. C’est juste que je ne sais pas à quel moment, car seul le livre le sait.
DB : En effet, pour rebondir sur la question d’Andreea, je citerai ici l’exemple de Hermann Hesse qui, dans Le loup des steppes, nous décrit son héros, Harry Haller, comme étant l’exemple même de « l’étranger avant l’heure », du déplacé, du loup solitaire. Être écrivain veut-il aussi dire avec Haller que l’on est condamné à mener une existence « désordonnée, solitaire, traquée et sans amour » ? Et si la condition de l’écrivain exige un tel sacrifice, peut-on parler d’un être hors du monde, pour ne pas dire damné ?
SK : Cette description du mode de vie de Haller ressemble beaucoup à l’existence que j’ai menée pendant des années sans en comprendre les causes. Je m’étais instinctivement reconnue très jeune dans ce personnage de fiction, et il est frappant que, tant d’années après, je m’y reconnaisse toujours. Le « loup des steppes » est un intellectuel cultivé qui oscille entre moments de repli, d’isolement, et moments de joie partagée, de traits d’humour. Je crois que, comme Haller, tout artiste authentique est amené à sacrifier bien des aspects de la vie normale sans l’avoir délibérément choisi au départ. Il vit en marge de la société, ce qui lui permet de l’observer lucidement, en toute indépendance. Mais cette situation le rend aussi terriblement vulnérable. Et dans certains cas, l’écrivain sert à « ravauder l’insu » familial, il devient ce que j’appelle le « lavandier des générations ». En ce sens, il est sacrifié pour le bien du groupe, assumant un rôle ingrat et méconnu dont lui-même ne prend conscience que très tard.
AR : Dans quelle mesure pensez-vous que la littérature doit son intensité et sa profondeur à l’autobiographie ? Y a-t-il une part d’autobiographie dans tout ce que nous écrivons, ou existe-t-il des situations où nous pouvons nous détacher complètement de notre expérience personnelle ?
SK : Il me semble que l’autobiographie joue un rôle décisif dans le déclenchement d’une vocation littéraire, mais que seuls le travail, la maturation, la vision et – il faut quand même le mentionner ! – le talent, donnent intensité et profondeur, sens et beauté à la littérature. Je suis très réticente devant le genre de l’autofiction, qui me paraît souvent complaisant et artificiel. Mais à mes yeux, il est évident que toute fiction littéraire se nourrit de l’autobiographie et qu’il ne peut y avoir de coupure totale entre la vie et l’œuvre. Celle-ci est le fruit d’une transformation alchimique, de la lente et difficile métabolisation de nombreux matériaux hétérogènes : souvenirs, observations, désirs, rêves, réflexions, perceptions, affects, sans oublier l’apport décisif des lectures… L’œuvre est toujours plus et autre que ces matériaux réunis – elle représente une surprise pour l’auteur même.
DB : J’ajouterais à cette présence/absence, ce que vous appelez « la prédominance d’un sentiment de différence » qui est, selon vous, « le détonateur de l’imagination », avec une référence à Danilo Kiš qui écrit : « On ne devient pas écrivain par hasard : l’action sournoise de la biographie est la première et la plus forte stimulation. » Dans quelle mesure cette affirmation confirme ce que vous disiez concernant l’autobiographie ?
SK : Je suis du même avis que Danilo Kiš. Pour provoquer un peu, je dirais que l’écrivain est comme le criminel : ils ne sortent pas de nulle part ! Ainsi, le merveilleux Tchekhov avoue dans une lettre : « Dans mon enfance, je n’ai pas eu d’enfance. » Cette phrase me bouleverse toujours. Quand j’étais petite, je me sentais différente, ou plutôt, les autres me faisaient éprouver durement ma différence. J’avais tendance à me réfugier dans l’écriture comme dans un bastion où plus rien ne pouvait me menacer ni m’entraver. Si j’avais eu des parents aimants, je n’aurais sans doute pas eu besoin de recourir à ce bastion. Serais-je devenue écrivain ? Je n’en sais rien. De fait, j’ai déclaré que je serai écrivain à l’âge de 5 ans. Je n’ai jamais pu envisager d’autre destin, ce qui est étrange car je sortais d’une famille de scientifiques. Cet essai a surgi en partie de mes interrogations concernant cette surdétermination précoce.
DB : Parmi les symptômes, voire les maladies de l’écrivain, permettez-moi de m’arrêter sur deux d’entre elles. D’abord, sur la mélancolie, état d’âme de l’écrivain impuissant devant la souffrance. Vous écrivez : « L’art a le pouvoir de ralentir la circulation du venin, pas de l’éliminer ». À ce sujet, je m’arrêterai sur le cas de Virginia Woolf pour qui « écrire équivaut à un permis d’exister, un laissez-vivre », plus encore un « moyen d’échapper à la folie et à la mort ». Bien entendu, les exemples ne manquent pas, de Kafka à Tolstoï, et tant d’autres comme, par exemple, William Styron qui rend dans Face aux ténèbres « un puissant témoignage sur sa dépression qui prend la forme de terribles pulsions suicidaires ». Quel regard posez-vous sur cette détresse, souvent proche du suicide ?
SK : Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, que je cite souvent dans Désappartenir, remarque que « l’écriture rassemble en une seule activité le maximum de mécanismes de défense : l’intellectualisation, la rêverie, la rationalisation et la sublimation ». Et il définit le concept de « résilience » non comme une guérison définitive, mais comme la faculté de reprendre le cours de son existence après le (ou les) trauma(s). De fait, je crois que le « venin » injecté dans l’enfance n’est jamais entièrement éliminé et continue à agir. Si l’on est devenu écrivain poussé par la nécessité de mettre en place, face à des circonstances hostiles, les mécanismes de défense mentionnés plus haut, ils ne suffisent pas à vous protéger pour une vie entière. Les coups du sort peuvent s’acharner sur vous, à tel point qu’au bout du compte le suicide restera la seule option. Je suis moi-même une mélancolique, tout à fait comme Harry Haller, mais je ne suis pas suicidaire.
DB : Une autre forme de suicide, beaucoup moins décisive, est celle de l’autocensure. Là encore, vous faites référence à votre vécu, à vos relations toxiques avec vos parents. D’où cette conviction que « parler en soi est criminel ». La relation de l’écrivain avec le besoin impérieux de dire la vérité se heurte souvent à cette barrière non seulement esthétique mais morale. La censure causée par la présence de la mère en est une. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
SK : Les maltraitances infligées aux enfants sont toujours présentées par leurs auteurs comme normales et même souhaitables, ainsi que le résume ce titre de la psychanalyste Alice Miller : « C’est pour ton bien ». De plus, ces maltraitances s’accompagnent d’une injonction de les taire. Ma mère m’interdisait de raconter ce qui se passait à la maison. Plus étrange, elle a cherché à me détourner de l’écriture dès le premier jour, sans jamais changer d’attitude à ce sujet malgré les démentis que lui opposait le réel. Elle me harcelait littéralement à ce sujet. Savait-elle elle-même pourquoi ? Je ne crois pas, mais je suppose qu’elle redoutait intuitivement l’immense et mystérieux pouvoir de dévoilement inhérent à l’écriture – pouvoir exercé non seulement sur les lecteurs, mais sur l’auteur lui-même, comme j’en donne plusieurs exemples. Nombre d’écrivains remarquables sont restreints dans leur travail par leur intégration précoce de l’autocensure. Le brillant Philip Roth adore jouer avec sa propre tendance à l’autocensure en utilisant habilement ses doubles littéraires. Mais il arrive que la pulsion de dire l’emporte sur l’injonction de taire, et cela donne des livres comme le mien. Quant à sa forme, pour moi, l’esthétique est une éthique, si bien qu’il était hors de question que j’adopte une posture victimaire. Désappartenir s’efforce de surmonter cet écueil en abordant tous les thèmes que m’inspirent la lecture, l’écriture et la littérature en général.
DB : Et enfin, pensez-vous qu’un écrivain est un homme vaincu ou, si une toute petite victoire est possible, pensez-vous que celle-ci l’exonère de son isolement et de tant de souffrances et de doutes qui le guettent ?
SK : Oui, je vois l’écrivain comme « une variante réussie de raté ». Cet idéaliste est souvent perçu par son entourage et son milieu comme un inutile. Sauf exception, il se heurte à l’indifférence de ses contemporains. Socialement, il est rare qu’il réussisse, et artistiquement, il n’aura jamais de garantie d’établir sa postérité. Si l’on était assuré d’avoir écrit un ou deux bons livres, ce serait déjà beaucoup ! Mais au milieu de tant de défaites, le simple fait de participer à sa culture et d’illustrer sa langue peut être vu comme une victoire en soi. Et dans tous les cas, l’art confère sens et dignité à une vie par ailleurs précaire et tourmentée. Voilà pourquoi ce n’est pas une existence pitoyable que celle de l’écrivain – quel qu’en soit le prix, elle a sa noblesse.
Propos recueillis par Andreea Răsuceanu et Dan Burcea
Sophie Képès, Désappartenir, Éditions, Maurice Nadeau, 2023, 234 pages.