Vasile Ernu en dialogue avec Stelian Tănase : « Panait Istrati était un visionnaire » 

 

 

Récemment, l’écrivain Stelian Tănase a publié La vie de Panait Istrati, une excellente biographie consacrée à l’écrivain roumain peut-être le plus célèbre dans la littérature universelle. Il s’agit d’un livre bien documenté qui décrit la vie de l’écrivain roumain le plus aventureux aussi.

« J’étais curieux, le personnage m’intriguait, son mythe en particulier. J’ai eu envie de le décrypter. La question clé était évidente : qui était Panait Istrati ? C’est là que tout a commencé. D’autres lectures ont suivi : la presse de l’époque, la correspondance, les documents, les livres sur Istrati… », a révélé Stelian Tănase au journal Libertatea.

Comment avez-vous décidé d’écrire un livre sur Panait Istrati ?

Comme tous les livres que les écrivains écrivent… Un jour, vous vous réveillez avec l’idée en tête, c’est quelque chose de magnétique, et vous ne parvenez à vous débarrasser de ces maux de tête qu’en écrivant, quelques années plus tard, le mot « fin ». J’ai toujours voulu écrire une biographie. J’avais du mal à me décider sur la vie de quelle personne j’allais l’écrire. Je me suis arrêté, comme vous pouvez le voir, sur celle de Panait Istrati. Plus précisément, en 2005, j’ai demandé aux Archives nationales les dossiers des services roumains de renseignements concernant Istrati. Je ne savais pas à ce moment précis que j’allais écrire un livre sur lui. J’étais curieux, le personnage m’intriguait, son mythe en particulier. J’ai été curieux de voir ce qu’il contenait. La question clé était évidente : qui était Panait Istrati ? C’est là que tout a commencé. D’autres lectures ont suivi : la presse de l’époque, la correspondance, les documents, les livres sur Istrati… J’ai voyagé à Paris, en Grèce, en Russie, mais aussi à Brăila, j’ai fouillé tous les recoins de Bucarest à la recherche des adresses où il avait vécu, des lieux qu’il avait fréquentés. C’est ce que fait normalement tout chercheur. J’ai cependant un regret : Je n’ai jamais pu me rendre sur l’île de Céphalonie, d’où était originaire son père biologique, Gherasim Valsamis. Il ne l’a jamais connu, car il est mort de la tuberculose en 1885. Je voulais y aller cet été, mais je n’ai pas pu. J’espère cet automne. Je pense que oui. Sinon, rien de particulier sur ces aspects. Si, il y en a un. Un éditeur grec publiera une traduction de mon livre en 2025.

Définissons d’abord le genre. S’agit-il d’un livre documentaire ou d’une docu-fiction où vous vous permettez de romancer ? Quel est le cadre du livre ?

Il s’agit d’un livre strictement documentaire, sans aucune forme de romantisme, que je déteste d’ailleurs. C’est un livre qui ne fait aucune concession à la littérature. C’est une biographie. Je ne traite pas de son œuvre dans ces 300 pages. C’est le travail des autres, plus qualifiés que moi en termes de littérature. Je me suis comporté en historien, ce que je suis de par ma formation. Et cela dépasse Panait Istrati. Il s’agit de l’histoire d’une époque à partir d’un personnage central, quelqu’un qui a accumulé en lui – souvent involontairement – beaucoup de contradictions. L révolution, le fascisme, le communisme, la guerre et la paix … 

Dites-moi, s’il vous plaît, quel a été votre travail de documentation – je sais que vous êtes un homme qui parcourt les archives – ou avez-vous dû faire des recherches supplémentaires ?

Beaucoup de recherches, en fait. Les documents montrent les choses, une partie, mais pas tout, ils sont comme un bikini, l’essentiel reste toujours caché, comme on dit. Le grand défi consiste à reconstituer les liens, à assembler les choses. Mettre les détails dans un puzzle, si vous avez la patience, bien sûr. Je suis hanté par le « mal des archives », une sorte d’« ivresse des profondeurs » connue des plongeurs. Une maladie dont on ne se remet jamais. Un dossier dans les archives en appelle un autre… Et ainsi de suite.  C’est une histoire sans fin.  

Beaucoup de choses ont été écrites sur Panait Istrati, mais j’ai toujours le sentiment que nous en savons trop peu et qu’elles sont souvent romancées. Qu’apporte votre livre en termes de nouveautés, peut-être une perspective différente ?

J’ai passé en revue – à l’aide des documents d’archives de toutes sortes : presse, correspondance, documents, photographies – des épisodes de la vie d’Istrati qui étaient, à mon avis, mal interprétés, non documentés ou même inconnus. Quelqu’un a comparé, assez tristement, la bibliographie de mon livre à un annuaire. Il doit en être ainsi… Il reste encore beaucoup de choses à découvrir. Cela se fera lorsque les archives russes (Comintern, KGB, Union des écrivains, Kremlin) seront accessibles. Pour l’instant, nous reconstituons tout le squelette à partir d’un os.

En quoi son enfance vous paraît-elle essentielle ? La ville, le contexte, la famille ?

Le Danube et la ville de Brăila. Sa condition sociale extrêmement modeste. C’était un enfant de père inconnu, d’une fille-mère analphabète, une lavandière, qui parcourait les rues de la ville de Brăila à la recherche du linge à laver, les mains rongées par la lessive. C’est l’image que je me fais de Joița, sa « mère adorée », comme elle l’a écrit un jour à Romain Rolland. Qu’on se le dise, de par sa naissance, Panait Istrati n’avait aucune chance de réussir sa vie… Avec à son actif quatre années d’école primaire seulement, il deviendra plus tard, à la stupéfaction générale, un écrivain de langue française. Et encore un écrivain à succès, bénéficiant à la fois de l’estime des classes populaires, des déshérités qu’il tenait à cœur et de l’estime de l’élite. Quel destin ! Et tout au long de cette vie troublée, un témoin invisible l’accompagne : la tuberculose. La tuberculose était à l’époque une maladie incurable. Si l’on attrapait la maladie de Koch, on savait qu’on n’en a plus pour longtemps à vivre. Istrati s’est engagé dans une course désespérée contre la mort. Son problème était de remplir la vie qu’il lui restait à vivre avec quelque chose de viable, peut-être une grande œuvre littéraire. C’était son pari avec lui-même… Il échange des dialogues poignants à ce sujet avec Nikos Kazantsakis, d’autres avec Romain Rolland. Un sujet dont il n’aimait pas parler. Il était extrêmement préoccupé par le temps, à savoir le TEMPS qu’il lui restait à vivre, ce qu’il allait faire de ce temps, ce qu’il allait écrire, sur quoi il allait jeter son dévolu. Le temps qu’il lui restait à vivre était extrêmement limité et il le savait bien. Dieu n’a pas été généreux avec lui, au contraire. Le spectre de la mort n’a jamais dû le quitter. Cette course contre la montre l’a marqué à jamais. Il savait ce qui l’attendait. Il a écrit autant et aussi bien qu’il le pouvait dans le temps imparti, suspendu comme un pendu à sa corde.  

J’ai toujours été curieux de savoir comment était Panait Istrati adolescent, car c’est là que se crée le personnage. Comment le définiriez-vous ? Quels étaient ses principaux traits de caractère ?

Comme tout adolescent. Il n’était pas sûr de lui, il ne savait pas dans quelle direction aller. Vagabond, il changeait souvent de métier, travaillait ici et là au gré des opportunités et allait là où bon lui semblait. Il s’ennuyait vite. Il était instable, contradictoire. Il lisait tout ce qui lui tombait sous la main, au prix de longues nuits blanches… En dehors des voyages, les livres étaient les amis les plus précieux à son âme. 

Il existe toute une « hagiographie » sur son départ et ses voyages, sa pauvreté et ses aventures. Quelle est la part de vérité et quelle est celle de la mythologie ou de la littérature ?

J’ai décrit ses voyages et ses itinéraires avec suffisamment de détails. Constantinople, Alexandrie, Le Caire, Athènes, Naples, Marseille… Il n’était pas un touriste. Pour lui, un voyage était à 100 % une aventure. 

Vous soulevez une question délicate dans votre livre : dans quelle mesure la littérature d’Istrati lui appartient-elle, compte tenu des multiples révisions sur ses textes qu’il a effectuées ? Que doit-on penser de ces multiples révisions sur ses écrits, et pensez-vous que ses éditeurs ont joué un rôle important ?

La question est en effet extrêmement délicate. J’ai expliqué autant que je le pouvais et j’espère avoir été assez clair sur ce point. Le génie appartient à 100 % à Panait Istrati. Les histoires, la vision, les personnages, les dialogues sont les siens. Les virgules appartiennent parfois à des collaborateurs.

Dites-moi, s’il vous plaît, comment voyez-vous aujourd’hui le rôle de Romain Rolland dans la réalisation et le développement de Panait Istrati ? 

De point de vue positif, dans les premières années de leur relation, Rolland a joué un rôle déterminant dans son émergence en tant qu’écrivain, puis dans ses débuts en littérature. Leur correspondance, heureusement largement conservée, est éclairante. À partir de 1928, le rôle de Rolland devient toxique en raison de ses liens étroits avec la politique du Kremlin. Rolland emprunte les positions officielles des dirigeants bolcheviques. Jusqu’alors, il avait gardé ses distances. Il refuse par exemple de se rendre à Moscou en 1927 pour assister aux cérémonies organisées sur la Place Rouge. Plus tard, il acceptera de rencontrer Staline au Kremlin et s’alignera sur sa politique.  

Je le considère comme l’un de nos grands écrivains et je pense qu’il a quelque chose de « dobroudjéan », c’est-à-dire une sorte de « Méditerranée roumaine », qui est une zone particulière. Cela lui confère une certaine universalité. Est-ce que j’exagère en disant cela ? Car même dans votre livre, vous le reliez d’une certaine manière au Danube…

Istrati est un écrivain issu d’une « culture orale », de la fin du Moyen Âge. C’est un écrivain qui appartient au Danube, au Levant. C’est précisément ce qui a impressionné les lecteurs occidentaux… Ce monde qu’ils croyaient disparu et qu’Istrati a fait remonter à la surface.

À propos : où placez-vous Panait Istrati dans le panthéon littéraire roumain ? En tant que grand admirateur que je suis, je le place assez haut et je pense que c’est un peu injuste de ne pas lui accorder une telle place. Comment voyez-vous ce fait ?

À ce jour – 100 ans après ses débuts en littérature en 1924 – il est l’écrivain roumain le plus connu. Cela en dit long sur sa littérature et sur lui-même.  

Il y a aussi le côté politique – sa position politique. C’était un homme d’adhésion, il semblait sincère et juste, mais pas un ange, même si on ne peut pas lui reprocher des choses graves. Il a même mis en lumière certaines choses après son voyage en Russie où il révèle un système abusif et autoritaire, ce qui lui vaudra des ennuis. Comment voyez-vous cette partie de sa biographie ? 

La Confession d’un perdant[2] est l’un des livres les plus marquants du XXe siècle, malgré toutes les tentatives politiques et littéraires de l’ignorer. C’est un mélange de George Orwell et d’Alfred Koestler. Il est le premier écrivain à avoir dénoncé le mensonge soviétique. Le dossier Panait Istrati (l’épisode du voyage en URSS en particulier) est extrêmement complexe. J’ai essayé dans mon livre de clarifier ce qui devait l’être. J’espère y être parvenu. On y retrouve son engagement politique et ses motivations affectives : fanatique bolchevique, ami de Nikos Kazantsakis, lors d’un séjour de 8 jours à Astrakhan il rencontre Racovski qu’il connaissait de Roumanie. Racovski était le meilleur ami de Trotski. Puis il y a l’affaire Roussakov… Istrati comprend peu à peu (à partir de l’été 1928) que l’URSS est un État policier et non une « dictature du prolétariat » comme il l’avait cru en arrivant à Moscou. Il se rend compte que l’URSS est une « dictature contre le prolétariat exercée par l’appareil du parti ». Il était donc pris au piège, il était tombé dans un guet-apens historique. Il est le seul écrivain à l’avoir compris et à avoir choisi de le démasquer. C’est un courage énorme et singulier. 

Si vous deviez choisir un seul livre à lire par les jeunes, quel serait le livre le plus représentatif de l’œuvre de Panait Istrati ?

C’est clair, n’est-ce pas ? « La confession d’un perdant », pour lequel le Kremlin l’a détruit. En 1956 (rapport de Khrouchtchev), Soljenitsyne dans les années 70, les déclarations de Gorbatchev en 1989 montrent qu’Istrati avait raison. Un monument devrait lui être érigé à Moscou. D’ailleurs, la preuve ultime de sa vérité est l’effondrement de l’URSS… Istrati était un visionnaire.

Stelian Tanase, Viața lui Panait Istrati, Editura Corint, Bucuresti, 2024, 302 pages

Interview paru dans le journal Libertatea [1].

(Traduit du roumain par Dan Burcea)

[1] https://www.libertatea.ro/stiri/stelian-tanase-panait-istrati-nu-a-avut-nicio-sansa-sa-reuseasca-in-viata-patru-clase-primare-si-spre-mirarea-tuturor-ajunge-scriitor-de-limba-franceza-interviu-4992290

[2] Titre donné lors de la publication en roumain du livre Vers d’autres flammes (NDTR)

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