Interview. Rene Karabash : « J’aime mettre du sens dans les noms de mes personnages »

 

Le roman de l’écrivaine bulgare Rene Karabash (de son vrai nom Irena Ivanova), Vierge jurée (titre original Ostaïnitsa), traduit en français par Marie Vrinat, remet en lumière l’histoire d’une tradition appartenant à des sociétés patriarcales des Balkans. Il s’agit de l’existence des vierges jurées, des femmes qui font serment de virginité et commencent à mener une vie d’hommes. Le code qui régit ce rituel ancestral est le Kanun de Lekë Dukagjini. De quoi s’agit-il et quelle est la réalité historique d’un tel phénomène? Nous allons essayer d’en savoir plus à l’aide de cette interview que Rene Karabash a eu la gentillesse d’accorder à notre revue en Ligne Lettres Capitales.

Bonjour Rene Karabash, permettez-moi justement de commencer par cette question liée à la nature même du sujet de votre roman, l’existence des vierges jurées. Votre narratrice nous dit qu’il ne s’agit « ni d’un mythe ni d’un conte ». De quoi s’agit-il en réalité et pourquoi ce sujet mérite de bénéficier, selon vous, d’une signification anthropologique si ample qui vous fait dire qu’il s’agit ni plus ni moins « de l’histoire de l’être humain » ?

C’est un sujet qui, au premier niveau, révèle un mode de vie âpre et « exotique » pour le monde occidental, basé sur des lois patriarcales sévères. Des lois qui, par leur nature même, privent l’homme de sa liberté. Mais à un deuxième niveau, métaphoriquement parlant, c’est un microcosme de l’homme. Des prisons dans lesquelles il se met lui-même. Les vendettas que l’on mène en Albanie pourraient facilement être les petits et grands meurtres que chacun d’entre nous commet quotidiennement contre lui-même et ses proches.

D’autre part, l’image masculine et féminine de Bekia est présente en chacun de nous sous forme d’énergie masculine et féminine. Si nous essayons d’échapper au corps en tant que physique, et de regarder au-delà du genre, à un niveau transcendantal, nous verrons dans l’image de Bekia « l’histoire de l’être humain ».

Ces vierges jurées sont connues sous différents noms du nord de l’Albanie, jusqu’au Kosovo, en Macédoine, en Serbie, au Monténégro, en Croatie ou en Bosnie. Comment avez-vous pris connaissance de leur existence et pourquoi avez-vous décidé d’en faire le sujet de votre roman ?

Pendant longtemps, j’ai cherché un signe et un thème à travers lesquels raconter mon histoire, habiller la vie avec les vêtements avec lesquels j’ai grandi dans ma famille et dans mon village. Montrer le monde à travers les trous de ce vêtement. Je viens d’un village du nord de la Bulgarie, où le mode de vie et les coutumes ne diffèrent pas beaucoup de ceux de l’Albanie. Un jour, je suis tombé « par hasard » sur une photo de la photographe Pepa Hristova, qui avait réalisé des portraits de ces vierges jurées. Je me suis dit : c’est ça ! Dans ces êtres humains « bisexués », j’ai vu ma propre histoire. C’est ainsi qu’a commencé mon étude de deux ans sur ces vierges et les lois qui régissent leurs terres. J’ai senti une telle proximité entre leur histoire et la mienne que j’ai pu créer un monde crédible sans même avoir mis les pieds en Albanie. Tout ce que j’ai fait, c’est laisser l’âme voyager à ma place, et elle est allée plus loin que je ne le prévoyais.

Les coutumes des familles, de tous les villages et de toute l’étendue bien gardée par les montagnes qui les entourent sont soumis au Kanun. Vous citez Ismaïl Kadaré qui dit de ce code qu’il est « plus puissant qu’il n’y semblait ». De quoi s’agit-il, qu’est-ce que le Kanun de Lekë Dukagjini ?

Je ne pourrais pas, en une courte réponse, couvrir toute la portée du Kanun, mais il a effectivement imprégné l’air et la poussière de ces terres, à tel point que ni la religion ni l’autorité ne peuvent faire le poids face à sa cruauté. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’Albanie n’a pas encore été acceptée dans l’UE. Peut-être que le Kanun mourra avec la dernière vierge jurée et seulement quand ses terres seront désertées. Mais là où le sang est impliqué et où il y a une vendetta entre deux clans ou une relation de sang, il est plus difficile de sortir du problème. Nous avons tous des frères ou des sœurs, des mères et des pères, et nous savons très bien combien il est difficile de maîtriser nos conflits avec eux, ils nous suivent jusqu’au bout.

L’héroïne de votre roman s’appelle Bekia. Pouvez-vous nous dire qui est-elle, que signifie son prénom et pourquoi dit-elle qu’elle est une enfant non désirée, en jouant sur l’homonymie du mot sinn ? 

J’aime mettre du sens dans les noms de mes personnages. Pour choisir les noms des principaux personnages de mon roman Ostaïnitsa, j’ai dû lire un gros livre contenant la signification des prénoms albanais. J’ai donc choisi le prénom de Bekia, qui signifie « sauvée, demeurée en vie », une sorte de métaphore de sa vie, dans laquelle elle a réussi par deux fois à revenir à la vie et à se sauver. En ce qui concerne le jeu de mots sur le mot « sinn », en bulgare il signifie non seulement « fils » mais aussi « bleu ». Cet homonyme a trouvé sa place dans le poème, dont certaines parties coupent l’histoire à des endroits clés. Cette « fugue » apparaît comme une histoire poétique en miroir qui reflète ce qui se passe dans l’histoire. J’aime cette technique, que j’ai appliquée à une échelle encore plus grande dans le nouveau roman que j’écris. Mais là, c’est sous la forme d’un conte qui évolue avec l’histoire principale.

L’histoire de Bekia prendra un tournant inattendu lorsqu’elle refusera le mariage voulu par sa famille et décidera de devenir une ostaïnitsa. Elle s’appellera désormais Matia. Il y a dans votre roman une phrase qui revient à plusieurs reprises et que je vous prierais de commenter : « l’amour dans nos contrées est égal à la mort ». Que veulent dire ces mots des conséquences de sa décision ? 

Quand une fille est contrainte de devenir une vierge jurée, peu importe qu’elle aime quelqu’un ou non. Son rôle est d’être le chef de famille et de ne pas toucher un homme. Par ailleurs, comme cela se produit dans l’histoire elle-même, Bekia a quelqu’un qu’elle aime, mais elle est obligée d’épouser le fiancé choisi par son père. L’honneur de la mariée dans ces pays est très important et ne pas le respecter est puni par la mort. La mariée est tuée par la balle que son père met dans son trousseau avant le mariage. Un acte cruel.

Une autre phrase prononcée par Bekia que je vous propose de commenter est : « le métal le plus précieux en Albanie est la liberté ». Que veut-elle dire et pourquoi pense-t-elle qu’elle se sent mieux en parlant aux colombes ou à Noura, sa vache que de parler aux humains ?

 La liberté est ce que les femmes n’ont pas en Albanie. La liberté des femmes y est un mirage. Elles n’ont pas les droits que les hommes ont. C’est pourquoi l’amour y est égal à la mort, et la seule façon pour une femme de gagner sa liberté est de devenir une vierge jurée. Et si Bekia affirme se sentir mieux avec ses animaux qu’avec les humains, c’est d’abord en raison du contact pur et authentique avec les animaux et la nature. C’est aussi ce qui la ramène finalement à la vie et la « tire par les cheveux » quand tout s’écroule : le meuglement de la vache, les abeilles, la naissance du veau comme symbole d’une nouvelle vie et d’un nouveau sens.

À travers Salé, le frère de Bekia, nous apprenons, que derrière l’histoire de sa sœur se cachent des secrets profonds. Ces secrets occupent une place importante dans la construction de votre roman. Ils prennent des aspects multiples dont le plus dur est celui de l’érosion permanente de la confiance dans le cœur de votre héroïne. Comment faut-il interpréter cette phrase : « le mensonge comme un ver » qui revient comme un leitmotiv dans votre histoire ?

Le mensonge est réellement le ver dans la pomme qui est belle à l’extérieur mais véreuse à l’intérieur. Je comparerais également le mensonge à une avalanche ou à une boule de neige qui roule et grossit, balayant tout sur son passage. Les lettres du frère Salle, qui constituent la partie épistolaire du livre, révèlent un à un les secrets de leur famille et, peu à peu, le lecteur se rend compte que Bekia nous cache quelque chose. Ce genre de personnages est le plus intéressant pour moi, ce sont les « narrateurs peu fiables » . Il y a là quelque chose qui nous est épargné, un secret, et un motif derrière ce secret. Un motif bouleversant qui fait basculer l’histoire à 360 degrés.

Il y a dans votre roman une autre idée forte qui concerne le lien de cause à effet entre le passé et le présent. Salé écrira à sa sœur cette phrase qui résonne comme une sentence douloureuse pour Bekia : « Les actes horribles du passé sont le glissement de terrain le plus horrible pour le présent ». Comment devons-nous comprendre cette affirmation ?

Les choses que les personnages de Vierge jurée accomplissent dans le passé ont des conséquences irréversibles. C’est comme l’effet domino. Ils n’ont pas de machine à remonter le temps. Ils ne peuvent pas remonter le temps. Le crime a été commis et la sentence sera exécutée tôt ou tard. Tout sera payé. Dieu retarde mais n’oublie pas. Ça a un nom : le karma. Et les personnages de Vierge jurée portent le leur. Comme une chaîne qui tinte après eux.

Et, enfin, toujours lié à cette loi qui guident nos actes, je voudrais vous interroger sur la signification de cette phrase qui provient cette fois de Dana, l’amie secrète de Bekia, qui écrit que « l’amour existe par-delà la faute et tout le reste ». Que veut-elle dire à travers ces mots ? Ne contredit-elle la phrase que nous avons citée précédemment qui disait que l’amour était égal à la mort ?

L’amour entre Dana et Bekia se trouve au-delà des lois du Kanun. Au-delà de la culpabilité et de la peur, car il n’y a qu’un seul trône et une seule chose peut s’y installer : l’amour ou la peur. Le temps n’existe pas dans leur amour et pour transmettre ce sentiment à la fin, j’ai dû amener le lecteur à un état presque méditatif, pour qu’il cesse de penser et commence à ressentir la nature et le moment présent avec ses sens. Dans le scénario de l’adaptation cinématographique du roman, qui sortira en 2023 (en coproduction avec la Roumanie, l’Albanie et le Kosovo), le réalisateur Kostadin Bonev et moi-même avons ajouté une dernière scène entre Bekia et Dana, dans laquelle elles coupent une salade et s’assoient pour déjeuner dans le jardin. L’huile d’olive coule le long de leur menton et de leurs mains, le soleil brille sur les olives et les tomates juteuses, les deux femmes se regardent avec amour, et tout ce qui se passe à ce moment-là est la vie elle-même.

Propos recueillis par Dan Burcea et traduits par Marie Vrinat

Rene Karabash, Vierge jurée, traduit en français par Marie Vrinat, Belleville Éditions , 2022, 200 pages.

 

 

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