Kœur est le titre suggestif du livre que Sylvie Largeaud, enseignante-chercheuse à l’Université de Polynésie française, publie aux Éditions L’Harmattan. Roman à thématique complexe, conçu comme un itinéraire initiatique et qui se propose d’inverser les perspectives de l’immigration dans un aller-retour entre un pays natal et un pays d’origine, Kœur reste en même temps une œuvre littéraire d’une grande beauté qui invite le lecteur à goûter aux saveurs multiples d’un langage poétique raffiné et enchanteur.
Justement, en parlant de la force suggestive de votre langage, permettez-moi de vous interroger avant tout sur le titre de votre roman, car je pense qu’il sera capable de nous mettre déjà sur la piste de votre démarche d’écriture. Pourquoi Kœur, que signifie ce mot et pourquoi mérite-t-il d’être l’étendard de votre récit ?
Kœur est l’union des mots « cœur », et « kër » qui veut dire maison, famille, lieu d’appartenance, en wolof (principale langue du Sénégal). Ce titre annonce la question suivante : le pays que nous disons nôtre, est-il celui de nos origines, ou bien celui où nous sommes nés, où est ancré notre cœur ?
Le titre réunit deux langues, tout comme le roman fait converser deux cultures. À l’instar du titre, aussi, la langue du roman est inventive, insolite, parfois même proprement dé-routante: elle entraîne le lectorat à côté des sentiers tout tracés, explore des champs locutoires inaccoutumés. Cette démarche d’écriture crée un espace poétique qui permet, à chaque pas et faux-pas, de s’ouvrir à de multiples possibles langagiers, de se frayer un chemin de découvertes vers une littérature multiculturelle.
Vous avez déclaré, en présentant votre livre, qu’il s’agissait, comme je le disais dans l’introduction, d’une inversion de perspectives dans la thématique de votre roman. D’abord, de quelle thématique s’agit-il et pourquoi vous a-t-il fallu faire appel à cette inversion de concepts ?
En filigrane, ce récit invite à inverser les questions identitaires qui agitent la France : il interroge les concepts d’intégration, d’appartenance. Sandrèle, jeune femme d’origine française, sillonne son pays natal, le Sénégal, auquel elle est passionnément attachée. Elle dit adieu à cette terre qu’elle doit quitter pour une France inconnue. Son épopée lui ouvre les yeux sur la complexité de sa relation aux autochtones, l’expose aux collisions culturelles, la confronte au passé esclavagiste, aux blessures coloniales, à l’injustice climatique. Malgré tout, elle continue d’adresser une déclamation d’amour à ce pays, à ses habitants, et crie sa douleur de devoir les quitter.
Toutes proportions gardées – et elles sont de taille ! – cette jeune femme ressemble un peu aux « personnes issues de l’immigration africaine » en France. Ces dernières sont la cible d’un racisme historique et institutionnel ; Sandrèle, quant à elle, fait partie de ces Français de l’étranger en Afrique que l’on nomme « expatriés » et non « immigrés » … parce que, dans les récits identitaires de langue française, les Français ne sont les « immigrés » de personne. Kœur défie ce discours, déplace les perspectives. C’est depuis le Sénégal que sont examinées les relations aux pays natal/pays d’origine, les phénomènes migratoires et leur portée politique, sociale, économique et environnementale. Les divers personnages sont autant de variations sur ces thèmes. Au discours franco-centré, Kœur offre des récits en miroir.
Ainsi peut-on percevoir ce que vivent des personnes immigrées ou issues de l’immigration. Ressentir leur amour pour la terre où elles sont nées, et leur souffrance lorsque leur appartenance est questionnée. Saisir la difficulté de rompre les liens à la terre natale, si rudes qu’ils soient, pour un pays d’origine dont elles ignorent souvent presque tout.
Vous êtes universitaire et vous maniez sans aucun doute ces notions d’immigration, de changement climatique, etc. Personnellement, ce qui m’intéresse, s’agissant du roman comme genre littéraire, c’est quelle est la part personnelle, secrète qui a contribué à l’origine et à l’élaboration de votre récit ? Pourquoi dites-vous que votre roman s’adresse à toutes les personnes – dont vous faites sans doute partie, qui aiment l’Afrique ? Que signifie cet amour ?
Tout comme Sandrèle, je suis native du Sénégal, et j’aime ce pays que j’ai dû quitter pour mes études supérieures en France. Il y a une large part personnelle dans ce récit : des expériences que j’ai traversées au fil des années sont remodelées, ramassées sur quelques semaines. Donc en termes de genre littéraire, Kœur ressemble diablement à une fiction autobiographique. Et pourtant…
Je ne suis pas Sandrèle.
Kœur est un récit d’aventure. Un personnage intrépide, des rencontres hautes en couleur aux endroits les plus divers, la vie grouillante à bout portant : tout cela tisse une intrigue dont les péripéties mènent jusqu’au paroxysme de la passion – dans tous les sens du terme.
C’est aussi un conte initiatique nimbé de réalisme magique, écho des littératures orales de tradition africaine. Ses regards croisés sont autant d’apprentissages possibles vers la compréhension du monde, menés dans le bonheur et dans la douleur.
C’est également un roman décolonial, quand il explore l’histoire de l’Afrique subsaharienne depuis les temps anciens jusqu’à nos jours, ou quand il touche à des motifs contemporains brûlants tels que les relations Nord-Sud ou l’effondrement environnemental.
Et surtout, Kœur est une ode au Sénégal. Car il s’y déploie une panoplie de paysages, de personnages, de situations et d’actions, tous célébrés dans leur splendeur comme dans leur laideur – dans leur horreur parfois – avec lyrisme. Tout au long, ce poème en prose chante ce pays. C’est en cela qu’il s’adresse à ceux qui aiment l’Afrique. C’est là surtout que se niche la part personnelle, secrète, le cœur de Kœur : mon amour du Sénégal et de la littérature.
La force de votre démarche narrative réside, selon moi, dans le croisement très raffiné entre le style épique, qui raconte l’aventure de la jeune Sandrèle et d’autres personnages, et le style poétique qui donne à cette narration la lumière nécessaire pour illuminer votre écriture. Pourquoi avez-vous eu besoin de cette transposition poétique du réel qui entoure l’histoire que vous racontez ?
Vous avez vu juste : ce n’est pas un choix, c’est un besoin. Une injonction intime. Un jour, sans l’avoir prévu, je me suis assise et j’ai commencé à écrire. Les mots ont coulé de ma plume. Et ces mots avaient la forme que vous décrivez : poétique, épique…
Ce jour-là, j’étais en France, et le Sénégal me manquait. Sans doute est-ce pour cela que je l’ai habillé de poésie. J’ai voulu le revêtir des plus beaux atours, des plus belles formes que je pouvais inventer. Lorsque le présent vous pèse, l’écriture vous élève, vous emporte vers des contrées oniriques. L’écriture vous offre une vie vicaire. Alors, autant qu’elle soit belle ! Au fil du temps, depuis la France ou le Sénégal, j’ai continué de modeler cette narration, avec passion.
Le style épique permet de mêler à l’histoire individuelle quelques grandes questions qui parcourent l’Histoire. Chaque escale est une étape dans la construction identitaire du personnage, mais aussi de nos sociétés. Les motifs de cette épopée sont parfois merveilleux, parfois réalistes, rudes, abrupts, crus, violents. Le cheminement de Sandrèle s’avère de plus en plus ardu. Mais il est transposé, enrobé de poésie car, à travers toutes les péripéties, c’est toujours un chant d’amour que l’on écoute, goûte, respire…
La composition typographique de Kœur est aussi au service d’une transposition du réel. Le texte est parcouru de ruptures, de suspens, de marges, d’alinéas, composant une prose en vers libres. S’en découle une lecture en cadences, assonances, résonnances… où suspens et ruptures accompagnent les doutes, extases et fractures des personnages. Cette composition invite à une lecture au plus près de Kœur.
Dans l’univers ponctué d’aventures et de souvenirs, vos personnages font chacun avec sa part de lumière une apparition remarquée. Je vous propose d’en énumérer quelques-uns pour bien saisir le caléidoscope de votre histoire. Bien entendu, il y a Sandrèle, la toubab. Qui est-elle ?
Sandrèle est toubab, de peau blanche. Elle est née au Sénégal. Elle se sent sénégalaise. À vingt-et-un ans, libre, insouciante, pétulante, elle n’a peur de rien… sauf de « cet iguane monstrueux qui hoquetait en travers de son chemin » : sa séparation obligée d’avec le pays natal.
Elle entreprend donc un voyage d’adieu à sa terre, et scande à tout vent sa passion pour la brousse et ses villages, l’océan Atlantique, la mégapole de Dakar et leur palette de personnages bigarrés. Mais son parcours ébrèche peu à peu « l’art naïf de ses certitudes ». Ses épreuves au Sénégal vont croissant, jusqu’à Dakar qui la propulse dans les tréfonds d’un univers fourmillant, protéiforme, et la force à sonder au plus profond de ses fondements identitaires.
Christan et Orlando sont les premiers personnages qui vous permettent de mettre en perspective la réalité de l’immigration et du retour aux origines. Constater leur nouvelle situation ne suffirait pas pour crayonner les contours de leur réalité nouvelle. Que symbolise leur aventure dans l’économie de votre récit ?
Christan et Orlando sont français d’origine sénégalaise : issus de l’immigration en France. Excédés par le racisme de leurs concitoyens, ils ont quitté le pays natal pour leur pays d’origine inconnu. Images inversées du destin de Sandrèle, ils participent aux jeux de reflets qui sous-tendent Kœur : « À vingt ans, ils s’installaient en Afrique quand elle s’apprêtait à en partir et chacun s’élançait, par chemins contraires, sur un autre continent ».
C’est au détour d’un village de brousse que nous les rencontrons, en proie aux multiples difficultés que pose leur intégration à la terre de leurs ancêtres. Ils partagent avec Sandrèle une extrême sensibilité à « la magie de la brousse » et une âpre espérance d’appartenir à ce pays. La partition qu’ils jouent dans la gamme des questions migratoires est un prélude, une variation sur celle de la jeune femme : ils sont tous trois « amoureux éconduits, échaudés mais obstinés, de l’Afrique ».
Awa est un autre personnage clé de votre roman. Comment décrire sa sagesse, sa colère, sa claire vision ?
L’action se situe dans les années 1990, et le Sénégal subit déjà de plein fouet changement climatique, effondrement de la biodiversité… Awa, fille, épouse et mère de pêcheurs, est une icône de l’écoféminisme africain. « Cent trente kilos de tendresse et d’aplomb », figure de la terre nourricière, elle est activement engagée pour la survie de son village au bord de l’Atlantique. Sans détours, elle assène ses vérités aux grandes puissances, « les omnivores du grand Nord », tout autant qu’aux villageois asservis au « monstre Consommation ». Contre l’inaction d’un patriarcat transi d’angoisse, elle organise des comités de femmes. Contre la surpêche internationale, elle interpelle les pouvoirs politiques.
De la montée des eaux, du pillage des océans, des côtes « urbanisées ghettoïsées balnéarisées pelousées arrosées », aux « prés carrés de l’Occident, des multinationales FMI Banque Mondiale », Kœur dénonce l’injustice qui résulte du racisme climatique. Injustice qu’illustre, de façon à la fois réelle et métaphorique, l’un des leitmotivs du roman : l’absence de pluie en Afrique, et son excès en France.
Au XXIe siècle, les pays riches responsables de cette injustice sont rattrapés par cette métaphore : la pluie s’y fait rare. À l’échelle mondiale, l’accès à l’eau est de plus en plus objet de convoitises ou conflits. Mais cette situation existe depuis longtemps dans les pays les moins émetteurs de gaz à effet de serre, et plus pauvres.
Dans la perspective d’un départ prochain en France, Sandrèle revisite le village de Ramatou et fait ses adieux à Dakar, la Capitale à laquelle elle est très attachée. Ce sont des moments de grande beauté, mélange de poésie, de rêve, de magie. Je retiens ici, même si on a envie de citer des pages entières, la description de la nuit dans le village de Ramatou où « la nuit grésille, crépite stridente » dans le vacarme d’une nuit « qui pétille, susurre, crisse, métallique, grince ». On a l’impression que l’on voit avec les oreilles à travers le concert de la nuit. Pourquoi cet attachement si fort à ces paysages, à tel point qu’ils deviennent des territoires miraculeux, féériques, presque thaumaturgiques ?
Ces lieux sont décrits de façon subjective, à travers le prisme d’une passion absolue. Le pouvoir thaumaturgique, faiseur de miracles… c’est l’amour de Sandrèle pour ce village et cette ville.
C’est mon propre amour pour le Sénégal, qui me souffle ces mots, qui les glisse sous ma plume, qui investit mon esprit. J’ai écrit les scènes que vous évoquez in situ : il s’agit d’un véritable ressenti.
Dès l’enfance, j’ai perçu la splendeur des tableaux vivants qui peuplaient les trottoirs de la ville, des volutes de latérite rouge qui s’élevaient sur la savane… À l’école au lieu de prendre des notes dans mes cahiers de cours, je croquais la courbe d’un cou, le rebondi d’une cambrure, les contorsions d’un baobab, la pénombre d’une échoppe. J’entretenais un rapport intime avec toute la beauté qui m’entourait. J’étais aussi attentive à la beauté des langues : « la langue brune de kola » qui claquait autour de moi, la langue lissée des livres, et la langue stridulée des ailes des criquets… Tel est le paysage d’enfance féérique dans lequel j’ai grandi. Cette lumière, ces lignes, ces musiques m’ont nourrie et me nourrissent encore. Je ne fais que les restituer sur le papier.
Devant cette réalité enchanteresse, celle de Paris que Sandrèle découvre et où le ciel tombe sur la tête, où la pluie reflète les lumières des néons s’efface brusquement. Que dit ce changement de votre personnage, brusquement arrachée à sa terre lumineuse ?
Ce changement correspond à l’arrivée de Sandrèle dans ce pays d’origine dont elle ignore tout. Elle est déracinée. Totalement inadaptée. Pétrie de préjugés, d’angoisses, de terreurs, d’incompréhension. Tout lui parait hostile, aliéné. Française d’origine, elle est proprement étrangère à la France. Elle a le sentiment de se défaire de son être.
Son parcours ne donne cependant qu’un faible aperçu de l’immense difficulté de l’immigration en France, car lui sont épargnés les obstacles tels que course aux papiers, discrimination au logement, disparités de revenus, délit de faciès… La majorité des immigrés est dépourvue des privilèges innés de Sandrèle. Mais peut-être sa souffrance offre-t-elle un tremplin de compassion envers celle de ces immigrés.
Le contraste réside également dans la manière de se comporter des gens qui ont purement et simplement perdu leur sourire et qui vivent « dans une solitude organisée », comme « des figures de cire ». Sandrèle sombre dans une tristesse abyssale. Comment vit-elle ce choc ?
C’est un choc multiforme. Paris, l’automne, la pluie, le froid. Dans la Grande École : l’entre-soi d’une élite, la différence d’avec des pairs issus de milieux favorisés, déjà rompus à un langage, des pratiques affinés dès l’enfance. Dans la rue : l’indifférence d’une population distante, pressée, anonyme, happée par une société urbaine de consommation, mécanisation, compétition. Ces chocs conduisent à s’interroger sur le sens de nos modes de vie, de travail, sur la nature et les priorités de nos sociétés occidentales, sur notre relation à l’humain.
Sandrèle tente de se persuader qu’elle va s’adapter, déploie diverses stratégies dans ce sens. Sans effet. Sa volonté s’étiole. Les a priori ont raison d’elle – sont-ce les siens, ou ceux des personnes qui l’entourent ? Cette jeune femme, l’instant d’avant si hardie, si combattive, bat en retraite. Elle se retire. Ce sont des pages très sombres, où l’on voit Sandrèle glisser doucement vers la déraison.
Et enfin, à l’exemple de Djoley, Sandrèle est animée par « un devoir de réussir ». Comment comprendre ce devoir pour des gens qui doivent, comme elle, affronter la réalité d’un exil, même provisoire ?
Le « devoir de réussir » de Djoley et Sandrèle est double. D’abord, il y a le devoir filial selon la coutume africaine : donner tout de soi pour assurer aux parents de vieux jours tranquilles. Ensuite, l’exil en France se fait au prix de tels sacrifices, qu’eu égard à ce prix, il faut réussir. En France, Orlando est investi du même devoir mais par procuration : réussir là où ses parents, première génération d’immigrés, ont échoué.
Ce devoir est l’une des variantes des phénomènes migratoires que Kœur laisse entrevoir, à travers une volée de personnages multiculturels, à échelles et tonalités variées. Leurs destinées se réfractent, s’unissent ou s’éloignent, complexes et colorées, comme une invitation à voir le monde depuis diverses latitudes.
Propos recueillis par Dan Burcea
Sylvie Largeaud, Kœur Editions de l’Harmattan, 2022, 180 pages.