Portrait en Lettres Capitales : Wafa Ghorbel

 

 

Qui êtes-vous, où êtes-vous née, où habitez-vous ?

Je m’appelle Wafa Ghorbel. Je suis née en Tunisie et je vis actuellement à Tunis. Je suis universitaire, chanteuse et romancière. J’ai acquis la nationalité française et j’en profite pour garder un lien privilégié avec la France, ce pays dont j’étudie la langue, la littérature et la civilisation, dont j’aime la culture, où j’ai vécu huit ans, où j’ai fait mon troisième cycle d’études supérieures, où j’ai soutenu ma thèse de doctorat et où je continue à avoir des amis, des collègues, des activités scientifiques, artistiques et culturelles. Au-delà de la France, cette nationalité me permet de me déplacer plus librement en Europe et ailleurs dans le monde. Je suis donc franco-tunisienne et cela me va comme un gant puisque je suis adepte du métissage et du multiculturalisme. Voyager, aller à la rencontre de l’autre ici et ailleurs est essentiel pour moi.

Vivez-vous du métier d’écrivaine ou, sinon, quel métier exercez-vous ?

Je ne vis malheureusement pas du métier d’écrivaine. Rares sont ceux qui peuvent vivre de ce métier, et je me demande d’ailleurs si le mot « métier » est approprié. Pour moi, écrire est une passion, tout comme chanter. Me consacrer entièrement à cette passion serait extraordinaire mais je n’en suis pas encore là. Qui sait ? Ça viendra peut-être un jour…

En parallèle, je conçois et donne des spectacles quand l’occasion se présente. Ce n’est pas avec cette passion non plus que je gagne ma vie.

Je suis, par ailleurs, universitaire, enseignante-chercheuse, docteure en Littérature et Civilisation Françaises. J’enseigne dans les universités tunisiennes depuis 2007 et j’aime me diversifier dans mon travail. Il est vrai que je suis « spécialiste » en lettres modernes. Toutefois, je n’hésite pas à proposer et à assurer des cours en dehors de cette spécialité : à côté des cours de roman, de théâtre et de poésie, j’ai donné des cours de bande dessinée, de roman policier, de chanson française… Je pense que l’université gagnerait à sortir des sentiers battus en s’ouvrant à d’autres disciplines contingentes.

Comment est née votre passion pour la littérature et surtout pour l’écriture ?

Ma passion pour la littérature et celle pour l’écriture sont nées quasiment au même moment, vers mes douze ans. Le programme imposé par l’école publique tunisienne (le collège) était très intéressant. Les contes pour enfants ont été abandonnés pour des lectures romanesques beaucoup plus sérieuses et passionnantes. Grâce à ma première professeure d’arabe du collège qui avait une pédagogie pluridisciplinaire très avant-gardiste, la séance de lecture se transformait en séance de théâtre, de chant, de peinture… Cette même enseignante nous incitait également à tenir un journal intime, un exercice que ne m’était pas étranger puisque mon père s’y adonnait et s’y adonne toujours depuis des décennies (bien avant ma naissance) devant mon regard curieux et admiratif. C’est ainsi que j’ai commencé à écrire. Mon écriture romanesque qui viendra plusieurs années plus tard demeurera d’ailleurs très proche de ces premiers écrits de l’intime.

Par ailleurs, la bibliothèque de mes parents était l’une de mes meilleures amies pendant l’adolescence. Quand j’avais le sentiment que personne n’était en mesure de me comprendre, les romans que je dévorais se faisaient l’écho de mes émotions en éruption et de ma sensibilité à fleur de peau, de chair et de cœur. Lire ouvrait mes horizons, me permettait de respirer, de rêver, d’aimer, de rire, de pleurer, de voyager. « Et si j’écrivais des romans ? Moi aussi, j’ai des choses à dire, des histoires à raconter ! » C’est ainsi que, vers l’âge de quinze-seize ans, j’ai écrit mon premier roman en langue arabe. Je n’ai pas cherché à le publier parce que je ne savais pas ce qu’il valait et je n’avais aucune idée de la façon dont il fallait s’y prendre.

Quel est l’auteur/le livre qui vous ont marquée le plus dans la vie ?

Les premiers écrivains qui m’ont le plus marquée sont arabes. C’est grâce à eux que j’ai découvert la littérature. Je pense notamment à Gibran, à Ihssan Abdel Koudouss, à Naguib Mahfouz… Mais l’écrivain qui a le plus marqué ma vie est incontestablement Georges Bataille. Je l’ai découvert l’année de ma maîtrise grâce à un module intitulé : « La littérature et le mal ». C’était comme un coup de massue, un tremblement de terre, de mer et de ciel. Lire Bataille a ébranlé toutes mes certitudes… Je lui ai d’ailleurs consacré un mémoire de D.E.A., une thèse de doctorat de 500 pages, une vingtaine d’articles, plusieurs conférences et communications en Tunisie, en France et en Roumanie. Plus je le lis, plus je me rends compte aussi bien de l’importance majeure de sa pensée que de son actualité et de sa modernité. J’ai récemment pu parler de lui à Vézelay, le village où il a vécu plusieurs années et où il est enterré, devant un public qui ne le connaissait que pour sa réputation sulfureuse et subversive.

Quel genre littéraire pratiquez-vous (roman, poésie, essai) ? Passez-vous facilement d’un genre littéraire à un autre ?

Je suis essentiellement romancière. Le roman est mon genre de prédilection aussi bien quand je lis que quand j’écris. Je suis trop bavarde pour me limiter aux nouvelles. J’ai besoin de prendre le temps de construire mon intrigue, de camper mes personnages, de m’y attacher pour que mes lecteurs puissent s’y attacher à leur tour. J’ai rarement écrit des poèmes, mais il me semble qu’il y a des passages très poétiques dans mes romans. Mon écriture est rythmée, musicale et imagée.

Les rares poèmes que j’ai écrits sont des adaptations des paroles de plusieurs chansons françaises à texte, en arabe littéraire ou dialectal : « Ne me quitte pas » de Brel, « Avec le temps » de Léo Ferré, « Dis, quand reviendras-tu ? » de Barbara, « La bohème » d’Aznavour… Qui sait ? J’écrirai peut-être un jour un essai. L’idée me tente. Mais pour l’instant, le roman me fascine le plus. Il me semble que c’est le genre le plus complet : il est proche du théâtre par ses dialogues, proche de la poésie par sa musicalité et ses images, proche de l’essai par sa réflexion sur des sujets divers…

Comment écrivez-vous – d’un trait, avec des reprises, à la première personne, à la troisième ?

Jusqu’à maintenant, je n’ai écrit qu’à la première personne. Le « je » donne à l’écriture une dimension intimiste, sincère et spontanée. Cependant, il est vrai qu’il peut induire en erreur parce que le lecteur confond aisément écrivain et personnage.

Je n’écris pas d’un trait. Mon écriture est pulsionnelle et impulsive. Elle est plus l’expression d’un besoin physique et psychologique irrépressible, que celle d’une obligation intellectuelle. Je ne suis pas de celles et de ceux qui écrivent de 8h du matin à midi ou de minuit à 4h du matin, tous les jours. Je ne peux pas m’imposer cette discipline. Certains jours je suis capable d’écrire pendant plus de douze heures et certains jours, je suis incapable d’écrire un seul mot, et cela peut durer des mois. Je ne suis pas une professionnelle de l’écriture. Je suis une passionnée.

D’où puisez-vous les sujets de vos livres, et combien de temps est nécessaire pour qu’il prenne vie comme œuvre de fiction ?

Tout ce que je vis, je lis, j’écoute, je regarde peut être source d’inspiration et constituer le sujet de l’un de mes romans : un incident dans ma propre vie, dans celles de mes proches, un fait divers, un événement marquant… Généralement, j’aime parler de ce qui me ressemble : des différents déboires de mon époque, de ma génération, de mon pays ou d’autres pays que je connais de près, notamment la France. Je ne le fais pas par manque d’imagination, mais parce que c’est ce que je connais le plus et c’est ce qui me concerne le plus. Il m’arrive d’aborder des phénomènes auxquels je n’ai jamais été mêlée comme la question de l’immigration clandestine, l’expérience de mort imminente, la culture flamenca, de parler d’endroits que je n’ai jamais visités, comme l’Argentine dans Le Tango de la déesse des dunes, l’Italie et l’Andalousie dans Fleurir, mais pour pouvoir le faire de façon vraisemblable, il me faut de longs mois de recherche et de documentation de tout genre.

Pour ce qui est du temps nécessaire pour que la fiction prenne vie, c’est très aléatoire. Cela dépend des sujets traités, de la durée de la documentation. Mais cela est surtout tributaire de ma disposition psychologique, intellectuelle et physique à écrire. Je tangue entre des moments d’inspiration effrénée et des traversées du désert. Je mets entre deux et cinq ans à écrire un roman.

Choisissez-vous d’abord le titre de l’ouvrage avant le développement narratif ? Quel rôle joue pour vous le titre de votre œuvre ?

Je n’ai pas la même démarche pour tous mes romans. Pour Le Jasmin noir, j’avais choisi le titre avant de commencer l’écriture. Cette image oxymorique est la matrice même du texte. Elle en annonce la couleur et le ton. Mon seul regret est sa ressemblance avec le nom d’un parfum connu. Cependant, le titre de mon livre est venu bien avant la commercialisation de ce parfum. J’aurais pu le changer au moment de la publication qui n’a eu lieu que 8 ans après la fin de la rédaction, mais je n’avais aucune envie de le faire : le roman ne serait plus le même sans ce titre dont il est issu.

Pour Le Tango de la déesse des dunes, le titre est venu après. J’avais en tête l’image d’une danse, une valse au départ, mais finalement j’y ai renoncé. La valse est trop structurée pour décrire la vie et les choix de mes personnages. Il fallait une danse plus improvisée, plus imprévisible, plus tragique, plus passionnée et moins canonique. J’aime beaucoup l’image à laquelle renvoie le titre, toutefois je regrette sa longueur qui empêche de le retenir, contrairement au Jasmin noir qu’on retient facilement.

Pour ce qui est de mon dernier roman, Fleurir, le titre est venu vers le milieu de la rédaction. J’allais l’appeler Entre deux eaux, traduction du titre d’un morceau de flamenco du grand guitariste et compositeur espagnol Paco de Lucía. J’y ai renoncé parce que, en faisant des recherches, je suis tombée sur un documentaire sur la pêche maritime qui portait le même titre. En avançant dans l’écriture, Fleurir s’est imposé à mon esprit. D’abord, j’avais envie d’un titre très court, par opposition au titre du roman précédent. Ensuite, il s’agit d’un roman initiatique avec une promesse de floraison et de résilience. Et enfin, la danse que pratique mon personnage principal, le flamenco, repose sur un mouvement que le danseur ou la danseuse fait avec ses mains, appelé floreo : fleurir, en espagnol. Plus j’avançais dans la rédaction, plus cette image de la floraison s’imposait. Il épouse parfaitement la quête personnelle de Yasmine (jasmin, encore une fleur) ainsi que celle de son pays qui traversait sa « révolution du jasmin » et son « printemps arabe ». J’ai aimé l’idée d’attribuer à mon roman un verbe à l’infinitif comme titre. À chacun de le conjuguer (ou pas) à sa façon, à la personne et au temps qui lui conviennent.

Quel rapport entretenez-vous avec vos personnages et comment les inventez-vous ?

Je suis tellement proche des mes personnages qu’il m’arrive d’oublier qu’il s’agit d’êtres de papier. Je m’identifie complètement à eux (notamment aux personnages principaux, qu’ils soient féminins ou masculins). Je tremble pour eux, je souffre avec eux. Il m’arrive d’avoir des nuits d’insomnie parce qu’ils se trouvent dans une impasse, parce qu’ils vivent un drame. Il m’arrive de les voir dans mes rêves ou dans mes cauchemars. Je vis dans leur peau, chante, danse, ris et pleure avec eux, au moment de la rédaction. Je les invente peut-être, mais ils me réinventent incessamment. Je leur insuffle beaucoup de moi-même, de mon être, de mes passions, de ma philosophie, de mes angoisses, de mes phobies, de mes attentes, de mes rêves. Je leur injecte également des doses de l’espoir et du désespoir de toute une génération, de tout un pays et au-delà du pays. Certains de mes personnages s’inspirent de personnes que j’ai réellement connues, d’autres sont inventés de toute pièce. Je n’obéis pas à un mode de création préétabli. Tout dépend des besoins de la narration.

Parlez-nous de votre dernier ouvrage et de vos projets.

J’ai parlé un peu plus haut de mon dernier roman, Fleurir. Il s’agit d’une suite indépendante du Jasmin noir et du Tango de la déesse des dunes. C’est l’histoire de Yasmine Ellil, littéralement Jasmin de Nuit), jeune insulaire tunisienne, victime d’un viol commis par son professeur. Pour sauver l’honneur de la famille, ses parents l’obligent à épouser son bourreau. La jeune fille se résigne d’abord puis finit par s’insurger. Elle décide de tout quitter… C’est entre deux eaux, deux rives, deux souffles et deux feux qu’elle tentera de tisser son identité et de faire fleurir sa plaie. L’art – essentiellement le flamenco – occupe une place prépondérante dans ce roman comme dans mes deux romans précédents. Quand le chaos s’installe, quand tout espoir se perd, seul l’art demeure.

Après la trilogie du jasmin, j’ai entamé un nouveau projet d’écriture romanesque où je parle d’une maladie silencieuse. La musique sera encore au cœur de ce texte dont je ne peux pas donner plus de détails pour l’instant.

            Je vous remercie infiniment de votre intérêt !

©crédit photo : Saif Boulifa

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