Claudia Florentina Dobre publie cette année « Ni victime ni héroïne – Les anciennes détenues politiques et les mémoires du communisme en Roumanie », un livre essentiel pour comprendre la répression communiste et la complexité de la société roumaine contemporaine. Il s’agit d’un domaine qu’elle étudie depuis quelques années et pour lequel elle a passé son doctorat à l’Université de Laval, en 2007. Son travail de recherche continue aujourd’hui dans le cadre du Centre d’études mémorielles et identitaires de Bucarest dont elle assume la fonction de présidente.
Pourquoi ce livre – dans quel moment de votre carrière est-il né et dans quelles conditions ?
Ce livre est une édition révisée et partiellement récrite de ma thèse de doctorat en histoire soutenue en 2007 à l’Université Laval de Québec. La réécriture s’est avérée nécessaire pour plusieurs raisons : premièrement, parce que j’ai changé d’avis sur certains aspects que j’ai analysé dans ma thèse. A cela s’ajoute les nouveaux développements en ce qui concerne les mémoires du communisme en Roumanie que j’ai dû prendre en compte dans cette réédition. Des raisons personnelles s’y ajoutent également : l’évolution de ma relation avec les anciens détenus politiques interviewés, le développement de ma réflexion concernant le témoignage et la mise en discours du trauma ainsi que le devoir de mémoire qui m’habite dès le début de ma recherche de thèse.
Cette réédition (Ed. Électra, 2019) porte un titre nouveau : faut-il croire qu’il s’agit dans ce changement d’une évolution dans la perception de la problématique qu’elle contient ?
Pas tout à fait, parce que dans les grandes lignes ma réflexion reste la même. Il s’agit plutôt d’un recentrage sur le discours des femmes persécutées par la politique qui, dans ma thèse, n’occupait pas une place centrale dans l’analyse. Pour mettre en évidence ce changement de perspective, j’ai aussi changé de titre. Les données de la recherche restent les mêmes ainsi que mes conclusions.
Dans l’Introduction, vous dressez un constat très lucide sur la situation actuelle de la perception du communisme en Roumanie. Elle concerne plusieurs aspects que j’aimerais évoquer avec vous. Le premier est celui de la conservation du pouvoir par intermittence après le coup d’Etat de 1989 par les néocommunistes. Pourrait-on dire que celle-ci est la cause première de tous les maux dont souffre la société roumaine post-communiste aujourd’hui ?
La société roumaine d’aujourd’hui est le produit de 44 ans de communisme. Malheureusement, en décembre 1989, Ceaușescu et sa femme ont été exécutés, le communisme a été « condamné par l’Histoire », comme a clamé à haute voix le néo-communiste Ion Iliescu, l’artisan du Coup d’Etat contre Ceausescu et le premier président post-communiste, mais les communistes n’ont pas renoncé au pouvoir, au contraire, ils ont été très décidés de le garder pour eux-mêmes et leurs familles. Dans ce contexte, il n’y a pas eu de la place pour un vrai travail de deuil qui aurait aidé la société roumaine à se reconstruire sur des bases différentes.
Le deuxième aspect que vous explorez à juste titre concerne la gouvernance mémorielle. Comment la définissez-vous et quelles formes connaît la mémoire liée au régime communiste en Roumanie de nos jours ?
J’ai emprunté le terme de gouvernance mémorielle à Johann Michel, professeur de Sciences Po. à l’Université de Poitiers et IEP de Paris. Ce concept met en évidence que la construction des politiques mémorielles doit être le produit d’une négociation entre les différents acteurs de la mémoire, dont l’État, les communautés de mémoire, les institutions internationales ainsi que les entrepreneurs de la mémoire (des personnes privées qui jouissent de l’influence dans le champ mémoriel). En Roumanie, la gouvernance mémorielle s’inspire de celle du pays : on fait semblant et on négocie en cachette pour finir toujours à faire ce que nous disent les institutions internationales dont le Parlement européen, le Conseil de l’Europe etc. Cela explique pourquoi la mémoire du communisme a été sujet d’appropriation par les acteurs politiques en jouant un rôle important dans les luttes de pouvoir.
Peut-on parler dans ce contexte d’une amnésie volontaire, entretenue, voire instrumentalisée par les régimes successifs, alors qu’en 2006 le président Băsescu a condamné officiellement le régime communiste ?
La manière dont les néo-communistes – au pouvoir par intermittence jusqu’aujourd’hui – ont géré le passé communiste a été l’amnésie. Traian Băsescu a saisi l’opportunité politique d’une condamnation formelle du communisme en Roumanie dans le contexte de la condamnation par le Conseil de l’Europe et par le Parlement européen des abus et des crimes commis par les régimes communistes. La Roumanie envisagée par le président de l’époque devrait être le bon élève de la nouvelle classe est-européenne.
Comment qualifier cette condamnation, contestable en elle-même et considérée trop tardive ? Quel sens donnez-vous à la conclusion de condamnation impossible avec laquelle vous clôturez ce chapitre ?
À la suite des informations récentes (la collaboration de Traian Băsescu avec les services secrets communistes, la Securitate), cette condamnation formelle prend tout son sens. Encore une fois, il s’agit d’une « forme sans fond » destinée uniquement à marquer un coup aux yeux des Européens.
Qu’en est-il de la perception actuelle de la mémoire du communisme en Roumanie que vous définissez comme mémoire rose ou pseudo-nostalgie ? Peut-on parler de différences, voire de divergences générationnelles dans la manière dont les sujets interrogés lors des différentes enquêtes perçoivent ce phénomène ?
La mémoire, que j’ai appelée rose, est une forme de mémoire qui a investi l’espace publique dans les années 2000 grâce à une nouvelle génération des intellectuels qui ont choisi de réfléchir d’une manière différente sur leur passé communiste. Au lieu de diviser le monde entre les bons (les anti-communistes) et les méchants (les communistes), ils ont regardé du côté de la vie quotidienne de chacun. Et notamment de réfléchir sur les manières de contourner un régime qui voulait contrôler même la vie intime de ces citoyens. Quant à la pseudo-nostalgie, cela est, d’une part, le résultat d’un travail de deuil inaccompli de la société roumaine post-communiste, mais également le fruit des frustrations accumulées par les Roumains dans les trente dernières années. Il s’agit là d’une critique du présent qui n’arrive pas à répondre aux attentes des citoyens.
Peut-on parler aujourd’hui d’un état des lieux des persécutions politiques ? Quelles sont actuellement les organismes qui tentent de collecter des informations et quelles sont les instances à dresser un bilan de ces crimes ?
Les persécutions politiques ont fait l’objet de recherches très pointues avec des résultats remarquables. Ces résultats doivent se retrouver dans les manuels d’histoire, dans le système d’enseignement en général et sous toutes les formes possibles. Plusieurs institutions s’attellent à faire de la lumière sur ces aspects : des instituts de recherche, des fondations privées, même les média. Le bilan des crimes reste à être dressé par les historiens une fois que les données s’accumulent et que la réflexion dépasse le cadre strict des luttes pour le contrôle des différents champs du pouvoir.
Y a-t-il actuellement un tel bilan chiffré ?
Le bilan des victimes de communisme n’est pas très exact. On a des estimations quant au nombre des détenus, des personnes persécutées. Cela fait bizarre pour un tel régime comme ce fut le cas avec le régime communiste (très bureaucratique) n’ait pas gardé des statistiques fiables sur ces sujets. Les chiffres varient d’une source à l’autre et ils vont de quelques milliers de gens persécutés à plusieurs millions.
En parlant de la méthodologie utilisée dans votre livre, vous faites mention du concept de récit de vie emprunté au sociologue Daniel Bertaux. Comment l’avez-vous utilisé dans le cas de vos interlocutrices – des anciennes détenues dans les prisons communistes ?
La méthode des récits de vie m’a semblé être la plus appropriée pour l’analyse du vécu des femmes persécutées par la politique puisqu’elle fait de ces femmes des actrices de leur vie et de sa mise en discours ultérieur. Cette méthode consiste à demander aux interlocutrices de raconter leur vie selon leurs envies, tout en mettant en évidence ce qui leur convient le mieux. Il est vrai que le thème de ma recherche a orienté leur mise en récit. Ce thème a été énoncé dès le début comme étant la mémoire des persécutions politiques dans la perspective des anciennes détenues politiques.
Parmi les victimes de la répression communiste des années ’50 en Roumanie vous parlez du cas de Mme Alexandra G. jugée dans ce que l’on a appelé « le lot français ». Cela pourrait intéresser les lecteurs français. De quoi s’agit-il ?
Les communistes se sont attelés à la destruction systématique des anciennes valeurs nationales. La francophonie était une composante importante de l’identité des Roumains. Non seulement la civilisation française était honnie mais également la langue en tant que véhicule important de transmission de l’idéologie, des valeurs et des mœurs. En 1948, la nouvelle loi de l’enseignement élaborée par les communistes stipulait que toutes les écoles et les autres unités d’enseignement en langues étrangères (sauf en russe, bien-sûr) devaient être fermées. Cela a été le cas du lycée et de l’Institut français de Bucarest. Néanmoins, ces mesures semblaient insuffisantes aux communistes qui voulaient à tout prix finir avec l’amour pour la France de la part des Roumains. Alors, pour donner du poids à leurs décisions et à leur propagande, ils ont décidé de mettre en scène un procès contre les personnes qui s’entêtaient à garder le contact avec la France et sa culture. Des anciennes enseignantes et étudiantes du lycée, des membres de la bibliothèque de l’Institut français, des couturiers roumains qui allaient à cette bibliothèque pour lire les journaux parisiens de mode ont été arrêtés, mis en prison et, parfois, envoyés dans les camps de travail du canal Mer Noire – Danube.
Quel était le quotidien dans les prisons communistes pour ces femmes ?
La vie quotidienne dans les prisons communistes a été une lutte constante pour la survie. Il fallait faire taire la faim, les douleurs, mais également résister au froid, aux humiliations et parfois aux tortures infligées par les tortionnaires. D’autre part, la vie carcérale des détenues politiques était remplie de discussions passionnantes sur l’Histoire, la littérature, le cinéma, etc. La prière les accompagnait tous les jours, en cachette bien-sûr, et, de surcroît, ressentie comme rédemptrice. Il faut dire aussi que la vie de tous les jours était bien réglée par les autorités, avec un programme stricte suivi rigoureusement par tout le monde.
Pourquoi trouvent-elles des choses positives, malgré toutes ces horreurs qu’elles ont vécues ?
La plupart de mes interlocutrices étaient de très jeunes femmes au moment de leur emprisonnement. Elles étaient en plein processus de construction identitaire en tant que femmes mais surtout en tant que personnes. La prison les a fait comprendre leur fragilité, mais également leur force, les a aidées à connaître leurs limites, leurs points faibles. Qui plus est, l’expérience de la prison a été une expérience formatrice pour beaucoup d’entre elles. Elles ont appris des langues étrangères, des manières de parler, de se comporter, etc. Se retrouver en prison avec des femmes de mêmes milieux a été aussi une manière de prolonger leur vie d’antan, de retrouver les mêmes codes sociaux et culturels.
Parmi les plus précieuses pertes causées par la répression vous citez « l’innocence, l’espoir, la féminité, l’idéal de vie ». Même si elles sont difficilement quantifiables ou peut-être à cause de cela justement, ont-elles pesé par la suite dans la reconstruction de leur vie ? Et de la société, en général ?
L’expérience de la prison a été sans aucune doute une expérience traumatisante pour toutes les anciennes détenues politiques. Les choses positives les ont aidées à survivre mais, néanmoins, le temps passé dans les geôles communistes a été un temps perdu, volé par les communistes à ces jeunes, les élites de la Roumanie de l’entre-deux-guerres. Evidemment, cela a pesé sur toute leur vie, sur leur carrière, sur leur désir de ne pas avoir d’enfants, sur leurs manières d’agir, de vivre et même de raconter leurs histoires. C’était un trauma qu’ils n’ont jamais pu surmonter en dépit de leurs essais constants. Dans le cas des femmes, le poids de ce trauma m’a semblé plus lourd à porter. À l’époque communiste, elles ont vécu la détention comme un stigmate qu’elles ont cherché à cacher à tout prix tandis qu’après la chute du régime la peur incorporée les a empêchées de se réjouir de la liberté retrouvée.
En parlant de ce « patrimoine narratif de la répression » que votre livre et d’autres encore tentent d’instaurer, où situez-vous vos recherches actuellement et quels sont vos projets dans ce cadre de recherche ?
Après la chute du communisme en Roumanie, des centaines des mémoires de prison ont été publiés. Des enquêtes auprès des anciens détenus politiques ont été également initiées et réalisées soit par des chercheurs, soit par des journalistes. Ce patrimoine est une source extraordinaire pour comprendre le passé récent de la Roumanie, l’évolution de la société, ses mœurs et son imaginaire social. En ce qui me concerne, je continue à puiser dans ces sources inestimables et je suis en train d’écrire un livre en roumain sur le même sujet pour donner l’occasion aux Roumains d’apprendre un peu plus sur ce passé traumatique qui a changé pour toujours le visage de la Roumanie.
Interview réalisée par Dan Burcea
Claudia Florentina Dobre, « Ni victime ni héroïne – Les anciennes détenues politiques et les mémoires du communisme en Roumanie », Editura Electra, Bucarest, 2019, 245 p.