Peu de gens savent que la première et la plus complète biographie de Jean Anouilh ait été écrite par une Roumaine. Anca Visdei vit à Paris, étant elle-même romancière, biographe et auteur de nombreuses pièces de théâtre jouées sur les scènes françaises et étrangères. Comme journaliste, elle a croisé la route des grandes figures de la littérature, comme Ionesco, Durrenmatt, Cioran, Garcia-Marquez, Kundera. Nous lui donnons ici la parole pour connaître ses passions, son parcours et son opinion sur ce que veut dire pour elle être écrivain roumain de langue française.
J’ai quitté Bucarest en décembre 1973. C’était bien un treize… Au siècle passé.
J’aurai vécu dix-neuf ans en roumain et deux fois plus en langue française, que ce soit en Suisse romande ou en France. Disons que mon écorce-peau, la plus récente, est française et même parisienne : surface lisse de style maîtrisée avec une langue châtiée, émaillée ici et là d’audaces insolentes pour agacer la dent du lecteur et le surprendre.
La pulpe de ma langue est romande, mûrie dans ce merveilleux pays de lacs et de montagnes, qui charrie dans mes textes des helvétismes comme les nonante, huitante, septante.
Quant au noyau, lui le plus ancien, celui d’où tout est sorti, celui sur lequel tout repose, il est bien roumain, forgé dans cette langue magnifique, bien plus modulable que le français, bien plus jeune donc plus libre. Bientôt sera rejouée à Paris, ma pièce fétiche Toujours ensemble, et là, j’entendrai une comédienne française redire ces mots que j’ai écrits, que j’ai entendus déjà en allemand, en anglais, en italien, lors des productions à l’étranger, mots que j’assume :
« Mon Dieu, le français, quelle langue ! Je me suis attelée à la traduction de mes pièces. Dire que j’ai choisi le français pour me faciliter la tâche … Dès que j’ai une idée à exprimer, pas de problème : les mots sont là, limpides et précis. Mais dès que je m’attaque au moindre sentiment, le vocabulaire se dérobe. Pour traduire “dor de tara”, je n’ai trouvé que “mal du pays”. Et si on n’a précisément pas mal … Si c’est plus insidieux que ça, précisément comme le “dor” ? Nostalgie, mélancolie, ça existe encore mais pour “dor”, cette tristesse de l’âme qui se languit, au-delà même de la souffrance, va chercher … On dirait la langue d’érudits essayistes qui n’ont ni boyaux ni cœur qui chavire. Nous, nous avons un langage de fibres, de tripes, de nerfs mis à vifs … Le français n’est qu’une langue du cerveau. Faudra-t-il que je m’ampute de tout le reste pour pouvoir réentendre ma voix ? » J’écrivais ces lignes à mon arrivée en Suisse, du temps a passé…, j’ai compris, je suis arrivée à opérer la synthèse, plutôt elle s’est opérée en moi. J’ai le don et le devoir de la transmission des expériences, la capacité de mettre toujours en évidence ce qui est commun, ce qui relie et non ce qui sépare. Une double richesse intellectuelle et sensuelle à transmettre et à préserver.
Il y a l’auteur dont la langue est le français, il y a la femme qui n’est jamais arrivée à rire autant que lors des lectures, même in petto, de Caragiale, si peut-être à certains passages d’Anouilh. Les deux coexistent dans le même être, le temps de la même vie. Je suis de passage. Mais je suis une passeuse. J’ai traduit en français des textes de Caragiale, pour relier mes deux muses. Il y a toujours des passerelles, il suffit de les emprunter. A chaque coin de rue, à chaque retour à la ligne.
Dans le cosmos et dans la vie de tous les jours. Dans la grandeur du rêve et dans l’infiniment petit. La fleur symbolique de la Suisse, rare et protégée, l’edelweiss des Alpes, l’étoile des neiges, n’est-elle pas tout aussi veloutée que sa jumelle agreste des Carpates : Floarea de colț ?
C’est cela être écrivain d’origine étrangère en France et partout ailleurs : chercher le lien, le faire vivre et chanter.
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