Inscrit sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, le Căluș[1] roumain n’est pas une simple chorégraphie, mais une danse rituelle chargée de puissantes vertus, protégeant la communauté dans laquelle elle est pratiquée. On dit qu’elle est destinée à repousser les attaques cruelles des iele (à prononcer iélé), des sorcières, des créatures mythologiques féminines associées à des maladies telles que l’épilepsie, ce qui lui confère une fonction apotropaïque et prophylactique, les danseurs intervenant également à des fins curatives pour guérir ceux qui sont ensorcelés par ces créatures.
Pour décrire la danse du Căluș, on parle d’un « ensemble de manifestations et d’actes traditionnels (coutume), que l’on reconnait et met en valeur uniquement à travers ses composantes magiques, initiatiques et ésotériques (en tant que rituel), ou part le message constitué par les langages non verbaux (spectacle chorégraphique) – cette danse étant une dimension emblématique de la culture folklorique roumaine. Sa valeur identitaire réside non seulement dans son polysémantisme, qui invite à des interprétations multiples et riches, mais surtout dans son appropriation en tant que telle par les dépositaires de la tradition. [2]» Pratiqué avec beaucoup de rigueur dans les temps anciens, le căluș est mentionné par le souverain écrivain Dimitrie Cantemir dans son ouvrage Descriptio Moldaviae (1714) : « (…) il y a aussi d’autres danses proches du eres (croyance en des forces miraculeuses et surnaturelles, n.d.t), conçues selon des nombres sans pair de 7, 9, 11. Les danseurs s’appellent des călușari et se réunissent une fois par an, s’habillent en femmes et mettent sur leur tête une couronne d’absinthe tressée, ornée d’autres fleurs, parlent avec une voix de femme et, pour ne pas être reconnus, se couvrent le visage d’un tissu blanc. Ils portent tous une épée nue à la main, avec laquelle ils abattraient quiconque oserait dévoiler leur visage. Ce plein pouvoir leur a été conféré par une ancienne coutume, de sorte que personne ne peut les traduire en justice lorsqu’ils commettent un meurtre envers ceux qui leur ont enlevé le masque. Le chef de la troupe porte le nom de prieur, et le second est appelé capitaine. C’est à ce dernier qu’il incombe de demander au prieur quel type de danse souhaite-t-il, puis de le dire aux autres en secret, afin que le peuple n’entende pas le nom de la chorégraphie avant de l’avoir vue de leurs propres yeux. Car ils ont plus de cent chorégraphies de toutes sortes, dont certains sont si astucieux que ceux qui y dansent semblent ne pas toucher le sol, mais voler dans les airs. C’est ainsi qu’avec des danses et des sauts, ils parcourent tous les villages et les foires pendant les dix jours qui séparent l’Ascension du Christ de l’effusion de l’Esprit Saint. Pendant tout ce temps, ils ne dorment que sous les avant-toits des églises et disent que s’ils dormaient ailleurs, ils seraient tourmentés par les morts-vivants. Lorsque deux troupes de călușari se rencontrent sur la route, elles se font la guerre, et la troupe vaincue cède la place aux vainqueurs ; et lorsqu’elles ont conclu un traité de paix, la troupe vaincue est soumise à l’autre pendant neuf ans. Si quelqu’un meurt dans ce genre de combat, il n’y a pas de jugement, et le juge ne demande pas qui est l’auteur du meurtre. Celui qui entre dans un tel pacte doit y participer chaque année pendant neuf ans ; et s’il s’en absente, il sera victime des mauvais esprits et des morts-vivants, disent certains. Le peuple superstitieux croie qu’ils ont le pouvoir de chasser toutes sortes de maladies. La guérison se fait de la manière suivante : ils étendent le malade sur le sol et commencent à danser autour, et à un certain endroit du chant, ils le piétinent chacun de la tête au talon ; et à la fin, ils disent à ses oreilles des mots composés par eux pour la circonstance, et ordonnent à la maladie de s’en aller. Après avoir fait cela trois fois en trois jours, ils obtiennent ce qu’ils souhaitaient. De cette manière, avec un petit effort, on peut guérir les maladies les plus graves qui ont longtemps résisté à l’art de la médecine [3]».
Dimitrie Cantemir n’est pas le seul à consigner ces anciennes pratiques rituelles, mais aussi le secrétaire du souverain Constantin Brancoveanu, l’Italien Anton Maria del Chiaro, qui observe la coutume vers 1710, mais, à travers le filtre de l’altérité, il n’en comprend pas pleinement sa substance : « Pendant la semaine de la Pentecôte, des bandes de gitans hantent les foires, masqués et avec des petites rondelles de tôle accrochées à leurs talons, produisant un son bizarre pendant la danse, avec des sauts qui durent jusqu’à ce qu’ils s’évanouissent de fatigue et écumes à la bouche. Ces danseurs sont appelés călușari par les Roumains [4]».
Le chorégraphe Florian Teodorescu estime qu’aujourd’hui le Căluș se retrouve, sous différentes formes, dans une trentaine de villages traditionnels. « Les Căluș oltenien et valaque ont une large aire de répartition, les plus importants étant concentrés dans certaines vallées : Valea Cotmenei dans le département d’Argeș, Valea Iminogului, Valea Oltețului, Valea Plapcei et Valea Oltului dans le département d’Olt, avec une zone plus restreinte également dans les départements de Teleorman, Ialomița, Ilfov, Dâmbovița, Vâlcea, Giurgiu et Dolj.[5] »
Avec ses racines préchrétiennes et ses nombreuses significations symboliques, le Căluș comprend une série de moyens d’expression qui contribuent au syncrétisme du jeu : des éléments de mimétisme, des gestes et de la cinétique, tous combinés à la musique.
Un moment clé du rituel est la formation de la troupe de danseurs nommés călușari. Le folkloriste Constantin Cârstoiu a également suivi la forme authentique de la coutume et explique dans son ouvrage Hălai-șa ![6] comment le groupe de călușari s’était formé à Stolnici, dans le département d’Argeș, en l’an 2000. « Une semaine avant la Pentecôte, le chef réunissait les participants les plus habiles, obéissants, robustes, sains, honnêtes, les musiciens étant déjà recrutés, les jours de répétition établis, le lieu (généralement au bord de la rivière, dans le zăvoi (le pré, N.d.T.) ou, plus récemment, au centre culturel) fixé. [7]»
Le déroulement du Căluș se produit selon des étapes précises. Premièrement, il doit avoir lieu pendant la semaine de la Pentecôte. Pour que la force de cette « armée divine » de guerriers en conflit avec des personnages mythiques qui troublent la paix et sèment le désordre soit à son comble. Le Căluș est instauré à l’aube, par la constitution de la troupe, la création d’un drapeau (le blason de la troupe), le serment sur ce drapeau dans un lieu isolé, généralement à l’extérieur du village, rituel auquel n’assistent que les membres de la troupe. Le drapeau est constitué d’une longue perche de plus de 3 mètres de long, surmontée d’un tissu ou d’une serviette et attachée avec un fil rouge et un fagot d’ail vert et d’absinthe, une tige pour chaque membre de la troupe. Ces herbes apotropaïques sont également portées autour de la taille. Il y a quelques années, le groupe comptait 5, 7, 9, 11 et même plus de călușari, leur nombre étant impair. Mais l’ethnologue Narcisa Știucă souligne que dans certaines parties de l’Olténie, les troupes ne suivent plus nécessairement cette règle. Les călușari disposent d’un ensemble spécifique d’accessoires, notamment des bâtons, l’épée du Muet, des mouchoirs, des cordons placés en diagonale sur la poitrine et le dos comme un harnais, des clochettes, des pompons et des rubans accrochés à leurs chapeaux. Les cordons sont empruntés aux femmes, tout comme les mouchoirs, et le fait de les porter pendant le Căluș leur confère des propriétés très particulières, la fertilité, la fécondité et également des propriétés prophylactiques, en relation avec la protection contre diverses maladies. En Argeș, mais aussi dans la région de Vlașca (Giurgiu – Teleorman), les călușari ont le même type d’accessoires. L’insigne le plus important est le drapeau, qui leur confère pouvoir et réussite dans la protection de la communauté contre le jeu débridé et démoniaque des iele, des êtres imaginaires et surnaturels qui peuvent faire du mal aux humains et aux animaux. Il ne faut pas oublier les deux plantes aux propriétés magiques et apotropaïques : l’absinthe et l’ail.
La troupe est dirigée par un chef, mais il y a aussi, comme nous l’avons dit plus haut, un personnage qui, dans sa mise en scène, a un rôle ludique et de fécondité, un personnage masqué. « Dans les căluș d’Oltenia et de Muntenia, nous trouvons un personnage masqué à la fonction fortement ludique : le Muet. Mais ce n’est pas un cas général. Ainsi, il y a de très nombreuses troupes qui n’adoptent pas ce personnage. Là où il apparaît, il possède des fonctions importantes : il établit, dans certains villages, les propriétés des villageois où l’on déploie leur danse et leur ordre, il forme la troupe à l’exécution de numéros comiques, mais il aide aussi le vătaf (le capitaine, N.d.T.) à respecter les contraintes du rituel, en punissant (formellement ou réellement) ceux qui commettent des erreurs, il impose certaines règles dans leurs rapports avec leurs hôtes et avec l’assistance (il dessine le cercle dans lequel dansent les călușari et les protège des spectateurs ou de l’agression des forces maléfiques, il demande et rend aux hôtes qui les ont accueillis les plantes et les substances qu’ils soumettront à l’acte magique). Le Muet est considéré comme le symbole du refoulement de la stérilité à travers l’exhibition du phallus, et l’on croit que toucher le phallus apporte la fertilité. Outre ces symboles, c’est lui qui crée les numéros comiques lors des prestations, un temps de repos nécessaire aux călușari. Le Muet porte aussi parfois à la main une épée en bois peinte en rouge (peut-être un vestige de ses anciennes prérogatives ou une autre hypostase du phallus) ou, dans certains cas, un fouet ou d’autres objets rituels. [8]»
L’ethnographe Horia Barbu Oprișan souligne l’importance de la discipline des danseurs : « les călușari peuvent être comparés à un Ordre, soumis, comme les membres des ordres monastiques, à des disciplines internes qui ne pouvaient être enfreintes ou désobéies[9] ». À une époque où ils avaient un rôle particulier dans la communauté, les călușari étaient soumis à des règles strictes que personne n’osait enfreindre, et « ceux qui le faisaient en subissaient personnellement les conséquences qui se répercutaient sur les autres ». Ce « code » non écrit, transmis par la tradition et donc renforcé par elle pour être respecté, était tissé d’éléments susceptibles de nuire au călușar qui ne suivait pas la discipline de l’Ordre[10].
Dans le déroulement de cette cérémonie, les călușari parcourent le village et d’autres villages voisins, s’arrêtant d’une maison à l’autre, les gens laissant les portes grandes ouvertes. La danse du Căluș se déroule dans leurs cours, les călușari la pratiquent avec vigueur, au son des violons qui les accompagnent, en criant : « Hop, hop, hălai-șa!/ Pe ea, pe ea!, Ș-înc-o dată iar așa/ Hop, hop, hălai-șa!/ Hop, hop, hălai-șa, ș-așa, ș-așa,/ Zi, măi, zi!/ Hăi, hăi! [11]». Parfois, les malades s’allongeaient pour que l’on puisse danser ou sauter au-dessus de leurs corps, en guérissant ainsi de leur maladie. Les enfants étaient, et sont encore aujourd’hui, placés dans les bras des călușari pour conjurer les maladies (autrefois le malaria) et le mauvais œil.
La fin du căluș se déroule de la même manière que son début. Les membres du groupe se rendent dans un endroit isolé, un coin de forêt, près d’un plan d’eau, etc., où, au coucher du soleil, ils détruisent le drapeau et les accessoires de combat en les jetant à l’eau ou en les enterrant.
Au fil des ans, le Căluș a subi diverses transformations. Dans de nombreux cas, le drapeau a été supprimé. L’une des raisons de cette décision était la rigueur du serment sur le drapeau et le fait que les artistes n’étaient pas autorisés à rentrer chez eux avant la rupture du Căluș. Cependant, l’accueil de la danse du Căluș reste inchangé pour les communautés villageoises. Les gens continuent à accueillir les călușari à bras ouverts, demandant de l’ail et de l’absinthe pour guérir ou conjurer les maladies. Mais au-delà des limites du village, sur la scène ou lors des festivals dédiés au Căluș, sa fonction majeure se transforme en spectacle, tout en conservant la force de la danse et son caractère prophylactique et apotropaïque.
« Aujourd’hui, alors que le rituel du Căluș roumain est inscrit sur la liste représentative du patrimoine immatériel de l’humanité de l’UNESCO, chaque année, au moins un groupe en Europe ou sur d’autres continents démontre la justesse de sa reconnaissance mondiale, une occasion pour les porteurs de la tradition de scruter leur propre image, reflétée comme dans un miroir dans la façon dont elle est reçue, comprise et appréciée par un public totalement étranger à ses significations, raison pour laquelle le message est transmis presque exclusivement à travers le langage musical-chorégraphique enrichi seulement par les costumes [12]», explique l’ethnologue Narcisa Știucă.
Photos :
- Petre Măsală, trésor humain vivant (Argeș), archives personnelles Petronela-Luminița Tucă
- Gag comme dans Arges, archives personnelles Petronela-Luminița Tucă
- Festival “Călușul ca pe Vlașca”, photo des archives du Centre départemental pour la préservation et la promotion de la culture traditionnelle Giurgiu.
- Le festival “Călușul ca pe Vlașca”, photo des archives du Centre départemental pour la préservation et la promotion de la culture traditionnelle Giurgiu
- Festival “Călușul ca pe Vlașca”, photo des archives du Centre départemental pour la préservation et la promotion de la culture traditionnelle de Giurgiu
Vidéos :
Bibliographie :
- Cantemir, Dimitrie, Descrierea Moldovei, cu o notă introductivă, note explicative, un portret și o charta de Miron Nicolescu, București, Editura Socec, 1909, pp. 232-233.
- Del Chiaro, Anton Maria, Revoluțiile Valahiei, d’après le texte réédité par Nicolae Iorga en roumain par S. Cris-Cristian, avec une introduction de Nicolae Iorga, Editura Viața Românească, Iași, 1929, p. 35.
- Cârstoiu, Constantin, “Călușul – mit, ceremonial, magie, ritual, dogma”, in Dorin Oancea, Cătălin Oancea, Hălai-șa ! călușul argeșean, Editura Paralela 45, 2001.
- Oprișan, Horia Barbu, Călușarii (Studiu), Editura pentru Literatură, Bucarest, 1969.
- Sulzer, Frantz, J. Geschichte des transalpinischen Daciens, das ist der Walachey, Moldau und Bessarabiens. Im Zusammenhange mit der Geschichte des übrigen Daciens als ein Versuch einer allgemeinen dacischen Geschichte mit kritischer Freyheit entworfen, vol. II, Editura Gräffer, Wien, 1782, pp. 405-406, apud. Horia Barbu Oprișan, Călușarii (Studiu), Editura pentru Literatură, Bucarest, 1969.
- Pamfile, Tudor, Sărbătorile la români, Bucarest, 1910.
- Știucă, Narcisa-Alexandra, Călușul, emblema identitară, Editura Universității din București, București, 2009, en ligne : https://calusul.cimec.ro/1-1-calusul-emblema-identitara/
Dr. Petronela-Luminița Tucă
Chercheure en ethnologie, anthropologie culturelle et ethnomusicologie
Traduit du roumain par Dan Burcea
[1] Călușul est un dérivé du mot cal (cheval) + le suffixe uș, ce qui pourrait se traduire par petit cheval.
[2] Știucă, Narcisa-Alexandra, Călușul, emblemă identitară, Editura Universității din București, București, 2009.
[3] Cantemir, Dimitrie, Descrierea Moldovei, cu o notă introductivă, note explicative, un portret și o chartă de Miron Nicolescu, București, Editura Socec, 1909, pp.232-233.
[4] Del Chiaro, Anton Maria, Revoluțiile Valahiei, după textul reeditat de Nicolae Iorga în românește de S. Cris-Cristian, cu o introducere de Nicolae Iorga, Editura Viața Românească, Iași, 1929, p. 35.
[5] Teodorescu, Florian, Caracteristici ale Călușului oltenesc, étude disponible en ligne à l’adresse: https://calusul.cimec.ro/1-2-caracteristici-ale-calusului-oltenesc/, consulté le 29.05.2025.
[6] Cârstoiu, Constantin, „Călușul – mit, ceremonial, magie, ritual, dogmă”, în Dorin Oancea, Cătălin Oancea, Hălai-șa! călușul argeșean, Editura Paralela 45, 2001.
[7] Ibidem, p. 54
[8] Știucă, Narcisa-Alexandra, Călușul, emblemă identitară, Editura Universității din București, București, 2009, online la adresa: https://calusul.cimec.ro/1-2-caracteristici-ale-calusului-oltenesc/ , accesat la 02.06.2024.
[9] Oprișan, Horia Barbu, Călușarii (Studiu), Editura pentru Literatură, București, 1069, p. 15.
[10] Ibidem.
[11] Difficile de traduire fidèlement ces paroles où la suite d’interjections vise à donner de la force à l’incantation et à accompagner la chorégraphie. Une traduction approximative serait : « Hop, hop, hălai-șa !/ Vise-la, Vise-la ! , Et encore une fois comme ça/ Hop, hop, hălai -șa !/ Hop, hop, hălai-șa, comme ça, comme ça,/ Dis-le, dis !/ Hăi, hăi ! »
[12] Știucă, Narcisa-Alexandra, Op. cit.