À la question d’où vient l’élan qui pousse Frédéric Vitoux de l’Académie française à écrire son nouveau roman L’Ours et le Philosophe, l’auteur répond par un syntagme qui en dit long sur ce que nous oserions appeler la clé capable de déchiffrer l’entièreté de son œuvre littéraire de La vie de Céline à Sérénissime, La Comédie de Terracina, L’Ami de mon père¸ Clarisse, Jours inquiets dans l’île Saint-Louis, Les Désengagés, Au Rendez-vous des Mariniers, L’Express de Bénarès, Longtemps, j’ai donné raison à Ginger Rogers et tant d’autres.
Selon lui, il s’agit d’un mélange de sentiments et d’imaginaires nommé des affections imaginaires.
Et si L’Ours et le Philosophe s’inscrit dans un univers thématique se situant à la frontière d’un romanesque légitimé par l’histoire, pour utiliser ici une formule chère à la critique attentive aux relations entre littérature et histoire, son titre à fort caractère antonomastique accompagnant l’admiration de l’auteur pour les différentes espèces de plantigrades et des amoureux de la pensée, nous laisse à peine deviner le genre de personnages qui se cachent derrière.
En réalité, il s’agit du sculpteur Étienne-Marie Falconet (l’Ours) et de Denis Diderot (le Philosophe).
Ces deux destins qui s’entrecroisent en plein milieux du XVIIIe siècle illustrent bien une conviction qui habite au plus haut degré l’esprit de l’académicien-romancier, celle du « goût de la culture face à la confiance dans l’avenir ou dans la postérité ».
Ce questionnement occupe au fil de leurs lettres entre 1765 et 1767 une place éminente dans la correspondance entre les deux hommes, provoquant, souvent de manière abrupte, des échanges épistolaires passionnés que le temps aura du mal à apaiser.
Falconet, le grand sculpteur qui se verra confier par l’Impératrice Catherine II et grâce à la recommandation de son ami Diderot la réalisation de l’œuvre magistrale de la statue de Pierre le Grand nommée Le Cavalier de bronze est un artiste qui doute de ce que son ami philosophe appelle de manière inappropriée à son goût la postérité, ce vocable qui lui semble dépourvu de sens et de réalité. Le sujet occupe de manière moins intense Diderot qui écarte d’un revers de main les réserves de son ami. Selon l’auteur de l’Encyclopédie qui « puisait dans la postérité des motifs d’encouragement », la postérité était cette force qui garantissait à tout créateur «l’espoir d’apporter quelque chose aux générations à venir».
Plus pessimiste, plus enfermé sur lui-même, Falconet, l’Ours, trouvait ce sentiment comme nous venons de le dire, sans importance, accessoire, ce qui le conduisait parfois à être abrupte voire détestable avec ses contemporains et même avec ses proches. Les choses ne vont pas s’améliorer après le départ de Falconet à Saint-Pétersbourg où il allait séjourner pendant douze ans, le temps nécessaire à la réalisation de son œuvre monumentale commandée par Catherine II.
Cette relation bouillonnante offre à Frédéric Vitoux l’occasion d’écrire des pages mémorables sur les liens d’une amitié qui devient le reflet d’une «douleur sans nom», comme il en arrive hélas souvent dans la vie.
Ces réflexions sur l’inconstance humaine, souvent plus proche d’une maladresse que d’une intention malhabile et rancunière offrent à l’auteur l’occasion idéale, comme il aime tant le faire, d’ennoblir et de hisser ses personnages au rang de héros de littérature, tout cela dans le territoire d’une double géographie, réelle et symbolique, celle de l’Île Saint-Louis. L’auteur revient constamment à cette spatialité insulaire, à ce lieu où il est né et où il habite, « le seul territoire de ma vie, depuis ma naissance », comme il l’appelle. En réalité, il n’a jamais cessé de parler de cette insularité et de ces deux sentiments contradictoires qui composent, selon lui, cette géographie, à la fois comme évidence étymologique de l’isolement et comme frissonnement, comme peur émanant étrangement de ce territoire circonscrit mais faillible, abandonné à toutes les inquiétudes.
Les deux personnages du roman L’Ours et le Philosophe ont partagé à leur époque cet espace situé en plein cœur de Paris. Ils s’y sont installés à des moments différents de leur vie : Diderot, en 1743, à l’âge de 30 ans, Falconet, en 1786, à l’âge de 70 ans, « où il s’établirait avant de s’y éteindre cinq ans plus tard », comme nous l’indique l’auteur.
Mais la respiration romanesque impose de par son déroulement une étendue plus large, à la mesure du rayonnement de la France à cette époque, illustrée par ces écrivains et artistes.
Que dire de la perméabilité que dégage ce récit entre l’histoire proposée et l’auteur qui la raconte ?
Un dialogue sous-jacent s’installe au cours des pages comme une conversation en miroir de l’auteur avec lui-même dans un irrépressible besoin d’introspection ; parler des autres vaut tout autant parler de l’esprit qui leur donne vie et qui tente de se reconnaitre à la manière de Balzac en ses créatures. Des allusions à sa vie imposent leur présence que ce soit dans son passé familial, avec des références à ses grands-parents ou à son épouse qui l’impressionne avec « son silence attentif » ou dans les secrets de son travail d’écrivain.
Un questionnement quasi permanent l’occupe à nouveau ici : celui de la nécessité d’écrire et de la mission de l’écrivain. Chez Frédéric Vitoux cette préoccupation revêt un double aspect qui est liée de manière forte à l’existence même des artistes, des penseurs et des écrivains « qui inventent, qui colorent, qui émeuvent, qui bâtissent, qui composent, qui surprennent et qui nous apprennent à voir notre époque, sans se bercer pour autant d’illusions sur des lendemains qui leur demeurent indéchiffrables, alors que le passé semble pour eux reculer, noyé de brumes ou d’ignorances ».
Pour mieux illustrer sa position, Frédéric Vitoux prend pour témoin Jorge Louis Borges qu’il invite à répondre à la question « pour qui et pourquoi écrire ? ». On connaît la réponse de l’écrivain argentin : « J’écris pour moi, pour mes amis et pour adoucir le cours du temps ».
L’académicien français fait sienne cette déclaration et convoque en même temps à la tribune de l’Histoire ces deux personnages, Diderot et Falconet, qu’il fait revivre en l’espace de ses presque quatre cent pages à travers une amitié contrastée, une aventure commune qui fait rayonner le génie français, un témoignage d’une humanité parfaite et une invitation à revisiter l’histoire culturelle dont il se déclare lui-même complice et surtout redevable.
Une question persistante occupe à son tour le lecteur : et si, en parlant de Falconet et de Diderot, Frédéric Vitoux, au soir de sa vie, nous parlait en fait de sa propre expérience d’écrivain ?…
«Les livres – nous dit-il – sont des œuvres de l’esprit, qui s’appuient sur le langage, l’arbitraire conceptuel des signes, pour donner corps à leur contenu et, dans le cas du roman, à l’imagination de leurs auteurs. Mais cette imagination, elle, ne cesse de hanter, d’habiter, de malmener même parfois les romanciers, physiologiquement parlant.»
Dan Burcea
©JF Paga pour le portrait de Frédéric Vitoux
Frédéric Vitoux, L’Ours et le Philosophe, Éditions Grasset, 2022, 384 pages.