Pour la plupart de ses lecteurs, la face visible de Dan Burcea est un logo : le logo du blog « Lettres Capitales ». En 2017, il a l’idée de créer un blog littéraire francophone, où les écrivains français et roumains peuvent dialoguer pour la grande joie de ses lecteurs. Il a publié des interviews, des extraits de textes littéraires, de la poésie roumaine traduite en français, et des informations sur les dernières sorties dans les librairies des deux pays. En 2021, c’est la consécration – pas surprenante vu la qualité du blog : « Lettres Capitales » a reçu le prestigieux prix parisien Rive Gauche du meilleur magazine littéraire en ligne. (Alina Pavelescu)
Lettres Capitales est un blog littéraire reconnu, tant en France qu’en Roumanie, notamment après avoir remporté le Prix Rive Gauche du meilleur magazine littéraire en ligne en 2021. Il s’agit indéniablement d’une réalisation remarquable, mais elle ne s’est pas faite du jour au lendemain. Quand l’aventure Lettres Capitales a-t-elle réellement commencé et comment est née l’idée d’un blog francophone pour accueillir le dialogue entre les littératures française et roumaine ?
Toute aventure humaine suit les règles immuables de la naissance du projet et de sa maturation, des doutes, des hésitations et de la persévérance nécessaires pour aller jusqu’au bout. Celui de mon blog ne fait pas exception. J’ai du mal en revanche à situer le “moment zéro” de cette aventure. Pendant mes humanités au lycée, lorsque je suis tombé amoureux du français et du latin, et plus tard, lorsque j’étais étudiant en littérature et que j’envisageais, sous l’impulsion des philosophes Mihai Șora et Constantin Noica, de créer un collectif pour traduire « les grands boulevards de la littérature française », comme les appelait Noica lors d’une conversation dans les années 1980 à Păltiniș? Depuis plus de 30 ans que je vis France? Pendant toute cette période de collaboration avec la presse culturelle française et roumaine?
Difficile à dire. Je pense que la perspective la plus appropriée serait un regard dynamique, de parcours, de voyage et d’évolution durant lesquels toutes les choses mentionnées ci-dessus ont pu fusionner, menant à la naissance de mon blog en 2017. Son nom, Lettres Capitales, est construit sur la métonymie entre Lettres et Capitales (majuscules ou capitales culturelles du monde francophone), Bucarest, Paris, Bruxelles, Québec, Port au Prince, etc. Ce nom renferme en soi un vrai programme, si on y réfléchit bien. Les premiers articles sont parus en avril 2017 et depuis, je m’efforce de publier régulièrement des critiques de livres, des interviews, des portraits d’auteurs, des textes thématiques, etc. Le prix que j’ai remporté l’année dernière a été une surprise et un grand honneur pour moi, d’autant plus que j’étais entouré le soir de la remise du prix par des amis français et roumains qui ont insisté justement sur la valeur de ce dialogue qu’ils retrouvaient dans l’esprit et le contenu de ma revue en ligne. Je reviens sur la dimension de modestie qui est très importante pour moi. Ce prix est indéniablement un honneur, mais aussi un devoir. Si je devais déroger à cette règle, je suis convaincu que l’édifice tout entier s’effondrerait. On ne construit rien sur des demi-mesures, il faut de la conviction, plus encore, il faut avoir foi en ce que l’on fait.
Est-il difficile, est-il facile de faire vivre un tel blog ? Avez-vous une « stratégie de longévité » ? Ou peut-être un secret que vous avez découvert en cours de route ?
Ce n’est pas facile du tout. Je l’admets. Il faut du temps pour lire les livres, écrire des articles ou poser des questions aux auteurs interrogés. Je ne déroge jamais à la règle que je me suis fixée : je ne parle jamais d’un livre sans le lire et l’annoter pour en établir les lignes qui me semblent essentielles. C’est quelque chose que j’ai perfectionné en cours de route, ma grille de lecture est devenue de plus en plus fine, plus minutieuse. Quant à ce que vous appelez « stratégie de longévité », ma réponse est simple, il faut de la persévérance, mais il faut aussi renoncer à de nombreux loisirs qui vous prennent beaucoup de temps. Ensuite, il y a la passion qui entretient l’intérêt, mais aussi le feu de l’actualité, qui dans le monde culturel français est très vive et qu’il faut entretenir. Il faut donc faire preuve d’un certain discernement dans le choix des lectures. Au fil du temps, les auteurs sur lesquels j’écris sont devenus des amis avec qui je suis en dialogue constant. Je découvre aussi d’autres voix, chez d’autres éditeurs, et je crois qu’il faut encourager et promouvoir les nouveaux talents, sans bien sûr abaisser le niveau d’exigence critique.
L’intérêt pour la littérature française est relativement constant en Roumanie, mais dans quelle mesure la littérature roumaine est-elle visible et suscitant l’intérêt pour le lecteur français d’aujourd’hui ? Dans un marché du livre aussi riche et diversifié, comment persuader un lecteur français d’acheter et surtout de lire un livre d’un auteur roumain ?
Je pense que les traducteurs roumains – et Dieu merci, ils sont nombreux et très talentueux – et les éditeurs français qui publient leurs œuvres pourraient vous donner plus de détails à ce sujet que moi. Ce sont des personnes convaincues de la valeur de la littérature roumaine. Tous vous diront que la littérature roumaine bénéficie de l’intérêt des lecteurs français qui deviennent des lecteurs fidèles au fil du temps. Il y a tant de noms de Roumains qui ont fusionné avec la littérature et la culture françaises. Sur la base de ce substrat historique, de nouveaux auteurs viennent aujourd’hui avec une vision moderne, universelle dans leurs thèmes et leur langue, grâce aux excellentes traductions qui sont publiées. Un rôle important revient aux institutions culturelles et aux services de presse qui les promeuvent et les soutiennent. Vous savez, une fois qu’un livre est publié, il n’appartient plus à l’auteur ; ce sont les lecteurs qui déterminent son destin. Bien sûr, le succès de la littérature roumaine n’est pas aussi retentissant que celui d’autres grandes cultures. Au contraire, la classification et la segmentation ne sont plus des outils pertinents. Le dialogue est essentiel. Pour vous donner un exemple, aujourd’hui même, j’ai été contacté par une dame qui m’a écrit qu’elle était une grande amatrice de littérature roumaine traduite en français. Naturellement, je lui ai demandé d’où venait cet intérêt et ce que je pouvais faire pour l’aider à choisir parmi les auteurs roumains publiés. Elle m’a dit qu’elle est membre d’une association franco-roumaine et que grâce à mon blog, elle a découvert de nouveaux écrivains roumains. C’est un bon exemple de dialogue culturel.
Avez-vous certains critères (plus ou moins liés à vos propres préférences littéraires) pour choisir les livres et les auteurs présentés sur Lettres Capitales ou les choix sont-ils simplement déterminés par l’intérêt manifesté par les lecteurs, par ce que l’on pourrait appeler le goût du public ?
Dans un tel afflux de titres et d’auteurs, j’avoue que le choix devient un luxe. Mais aussi un inconvénient. Il suffit d’entrer dans une librairie, surtout en septembre, pour risquer de repartir avec les bras remplis de livres d’auteurs connus ou nouveaux sur la scène littéraire. Comme je l’ai dit, j’entretiens des relations amicales avec les auteurs sur lesquels j’écris et je suis l’actualité liée à leurs récentes publications. Je suis également en contact avec les services de presse des grands éditeurs, dont je scrute attentivement le catalogue des nouveautés. Je suis moins souvent les résultats des ventes et ce qu’on pourrait appeler le goût commun. Je me concentre davantage sur le goût éclairé de la presse littéraire et sur l’expérience personnelle. Sinon, il est impossible de tout lire, de tout découvrir et de tout savoir. Vous devez apprendre à dire non, à faire le tri.
Quels sont vos projets d’avenir pour Lettres Capitales ? Après avoir reçu un prestigieux prix parisien l’année dernière, pensez-vous changer quoi que ce soit dans le format ou le contenu du blog ou, au contraire, avez-vous l’intention de le garder tel quel pour ses lecteurs déjà fidèles ?
Je poursuivrai sur la même ligne d’exigence critique et de rigueur esthétique. Je vais vous dire quelque chose qui pourrait vous choquer : l’intérêt de mon blog n’est pas un succès bon marché. Il s’agit de servir une littérature de qualité afin de maintenir précisément l’exigence culturelle. Le critique qui écrit pour sa propre gloriole personnelle mesquine n’est pas un critique, mais un vaniteux. Le véritable critique sonde les profondeurs d’une œuvre afin de mettre en lumière la multitude de questions, de dilemmes et d’angoisses qui se cachent derrière les mots. Je l’ai dit maintes fois, la littérature n’est pas une réponse à nos questions, mais une pluralité d’autres questions qui s’ajoutent aux nôtres pour comprendre ce qui nous préoccupe et ce qui nous constitue en tant qu’êtres pensants. Ce sont les éléments que je recherche dans les livres que je choisis, que je lis et que je suggère aux lecteurs de mon blog. Je m’en tiens à cette ligne avec ses risques et ses inconvénients. Je pense que le nom de « feuille pour l’esprit, le cœur et la littérature », pour reprendre une phrase célèbre, me convient parfaitement.
Enfin, une question à moitié sérieuse : quel serait le conseil professionnel le plus important que vous donneriez à un blogueur littéraire débutant ?
Ne jamais écrire à l’oreille, mais lire les livres sur lesquels vous écrivez de manière approfondie, attentive et critique. Sinon, les lecteurs remarqueront immédiatement le manque de professionnalisme et se détourneront. Et, même si je me répète, qu’il n’écrive pas pour lui-même, mais pour une littérature de qualité. Les blogueurs sans talent sont l’épouvante des auteurs, comme me l’a dit un ami écrivain il n’y a pas longtemps. L’enjeu est donc double dans ce que vous faites : si vous ratez ce pari, vous perdez à la fois les auteurs et les lecteurs.
Propos recueillis par Alina Pavelescu
Traduit du roumain par Dan Burcea
L’entretien en roumain est paru dans la revue roumaine Ficțiunea Opt Motive :
Alina Pavelescu (née en 1972), autrice, historienne et archiviste, titulaire d’un doctorat de l’Institut d’études politiques de Paris, est l’auteur de romans à succès L’héritage de la vieille femme Stoltz (2018), Le syndrome de Stavroghin (2019). Elle publie également régulièrement des études et des ouvrages non fictionnels, dont Martha Bibescu et les voix de l’Europe. Correspondance et dossiers du CNSAS. 1941-1945 (2017).