Les Grands Entretiens de la Rentrée littéraire 2022 : Yasmina Khadra, « Les Vertueux »

 

J’ai tenté de m’améliorer de livre en livre. Les Vertueux est, je l’espère, l’aboutissement de cette persévérance

 

Présenté avant même sa parution comme « la plus bouleversante des œuvres de Yasmina Khadra », Les Vertueux confirme ce superlatif par son extraordinaire vitalité narrative, son souffle, sa beauté et la fragilité si humaine de son personnage principal. Le début tragique du siècle où la Grande Guerre prend le pouvoir absolu de destruction fait dire à Yacine Chéraga, le héros du roman, ces paroles d’une dureté implacable : « Il n’y a rien de pire que la guerre. Rien n’est tout à fait fini avec la guerre, rien n’est vaincu, rien n’est conjuré ou vengé, rien n’est vraiment sauvé. » Seule une fraternité héroïque sera capable d’atténuer les douleurs laissées par cette blessure. Par cette fraternité inconditionnelle, Les Vertueux peut être considéré comme Les trois mousquetaires modernes, faisant de Yasmina Khadra un Alexandre Dumas contemporain. Réussiront ils à surmonter leurs épreuves ? Quelles seront les conséquences d’un tel parcours ? Pourront-ils retrouver la vie d’avant, mais surtout réparer tout ce que la guerre leur a fait subir ? Questions auxquelles Yasmina Khadra a accepté de nous répondre avec la gentillesse qui lui est si familière.

Cher Yasmina Khadra, quel plaisir de se retrouver après tant de temps depuis notre précédente collaboration, et surtout à une occasion si particulière que celle de la parution du livre dont vous affirmez être essentiel pour votre œuvre littéraire. Pourquoi lui accordez-vous une telle importance ? Comment est-il né et que représente-t-il pour vous ?

J’accorde de l’importance à tout ce que j’entreprends dans la vie, et dans mes textes. En tant qu’auteur, je veux mériter le moindre intérêt que m’accorde mon lectorat. S’il m’arrive de décevoir certains, ce n’est pas faute d’avoir opté pour la facilité. J’écris ce qui me tient à cœur, avec la même passion et le même sérieux. Quant à Les Vertueux, j’ai essayé d’aller le plus loin possible dans mes tripes, puiser l’inspiration afin de franchir, enfin, le cap. Quarante années d’écriture et de combat ne pouvaient se permettre de crapahuter sur place indéfiniment. J’ai tenté de m’améliorer de livre en livre ; Les Vertueux est, je l’espère, l’aboutissement de cette persévérance. Pour la première fois, malgré des romans comme L’Attentat et Ce que le jour doit à la nuit qui ont connu, par endroits, des réactions négatives, Les Vertueux est salué unanimement par les critiques.

Ce qui impressionne le plus à la lecture de votre roman est son extraordinaire souffle narratif qui fait de votre texte un magma en ébullition, d’une force rarissime, où les plans changent d’une page à l’autre, souvent d’un paragraphe à l’autre. Connaissant votre prodigieuse capacité de conteur, j’aimerais vous demander quelles ont été les sources pour écrire Les Vertueux ?

Sans doute les larmes de ma mère. Oui, je suis persuadé que ce sont les larmes de ma mère qui sont la source de mon inspiration. Lorsqu’elle parlait de son Sahara, des héros de sa tribu, des batailles que lui racontait son père, ma mère devenait la reine des poétesses. Elle était illettrée, mais elle savait dire les choses avec un talent de conteuse qui me laissait songeur.

Votre roman renferme une histoire d’une fraternité héroïque, comme je le disais en introduction, digne des Trois mousquetaires auxquels vous faites allusion vers la fin de votre roman. Que pouvez-vous nous dire de cette qualité de vos personnages ? Est-ce que cette vertu héroïque se trouve au cœur même du titre de votre roman ?

Ce que j’avais à dire, j’ai mis plus cinq cents pages à essayer de le rendre accessible aux autres, trois années de travail forcené, des nuits d’insomnie interminables tant l’histoire de Yacine Chéraga me tenait en haleine, noyautait mes pensées. Rien ne doit être dévoilé de cette histoire aux allures de saga. Il y a tellement de rebondissements qu’il serait injuste d’en gâcher les surprises. 

Écartelé entre deux identités, emporté par des événements comme le sable au gré du vent, votre héros, Yacine Chéraga, alias Boussaïd Hamza, vit à une vitesse incroyable comme si le film de sa vie se déroulerait en accéléré. Et pourtant, contrairement à ce fracas extérieur, sa vie intérieure connaît un équilibre permanent, grâce à sa foi dans son destin. Cela fait de lui un personnage romantique de par sa bouleversante existence et sa capacité à se mettre debout après chaque chute. Qui est ce personnage ? Est-ce qu’il vous ressemble ? Par quelle secrète alchimie l’avez-vous fait arriver jusqu’à nous  ?

Yacine me ressemble un peu. Peut-être même beaucoup. Il vit une existence qu’il n’a pas choisie, qui n’est pas faite pour lui, mais qu’il assume avec une touchante philosophie. S’il parvient à surmonter l’ensemble des épreuves, c’est grâce à sa droiture. Dans un monde impitoyable, géré par le rapport de force au détriment de la sagesse et de la raison, on est contraint de faire un choix : être un loup ou bien un agneau. Yacine a évolué parmi les loups, mais il n’a pas hurlé avec eux. Et s’il s’est conduit en agneau, c’est pour être tout près du Seigneur son berger. Il s’interdit de faire du tort autour de lui et se barricade derrière sa Foi pour demeurer le brave petit bonhomme élevé dans la frugalité, la loyauté et la longanimité.

La première partie de votre roman est dédiée à la Grande Guerre à laquelle sont obligés de participer votre personnage principal et une jeunesse kabyle. Ayant quitté leur douar, et même la ville, ces soldats se sentent à leur tour emportés par un destin qui ne leur appartient plus. « Nous étions persuadés, dans notre douar, que lorsqu’on éclot sous la mauvaise étoile, on s’évertue à apprivoiser le pire. Hélas, nous étions loin de la vérité ». Nous connaissons l’horreur que vous inspirent toutes les violences et les guerres souvent décrites dans vos romans. Comment avez-vous abordé cette fois cette partie du récit ? Est-il facile de décrire la guerre alors que les faits dépassent tout entendement et alourdissent le bras qui porte la plume de l’écrivain  ?

Pour décrire la guerre, il suffit de se référer à la bêtise humaine, à l’absurdité des slogans et au formatage des hymnes. Lorsque les Hommes sont persuadés qu’il existe des causes supérieures à leur propre vie, à leurs familles, à leurs enfants, toutes les dérives et tous les délires sont permis. J’ai fait huit ans de guerre dans les maquis terroristes et j’ai mesuré combien il est imprudent de s’engouffrer dans la Vallée des ténèbres et de se l’approprier. Dans Les Vertueux, j’ai voulu que la guerre se raconte par elle-même, qu’elle se trahisse, qu’elle lève le voile sur sa laideur qu’aucune victoire ni aucun héroïsme ne saurait lifter. La guerre est sans doute la plus effroyable méprise de soi, la plus radicale des dévalorisations, le plus implacable des mensonges. Sa synthèse réside dans les fientes dont les oiseaux « enguirlandent » les statues équestres des conquérants.

Au milieu de cette boucherie, il y a les Turcos, ces soldats d’une bravoure digne des grandes épopées héroïques. Une alliance indéfectible naît de ces moments où la vie et la mort s’avancent main dans la main, les menaçant à chaque seconde. Dans quelles archives ou dans quel coin de votre imagination avez-vous trouvé ces héros liés à la vie, à la mort comme des mousquetaires du début du siècle dernier ?

Le danger est fédérateur de tous ceux qu’il menace. La guerre est le partage équitable des horreurs et de la souffrance. Forcément, les trompe-la-mort se serrent les coudes. Une fraternité de désespoir forge naturellement, instinctivement, machinalement des liens aussi sacrés que les serments. Sans cette solidarité, aucun soldat ne se sentirait à l’abri de ses peines, pareil à un condamné attendant le coup de grâce. Lorsqu’on est face au péril, tous les jours et à chaque instant, on met en instance ses apriori, les couleurs de peau, l’origine des compagnons d’armes et les statuts et on fusionne dans une fratrie émouvante et indéfectible. 

Une des grandes qualités de Yacine Chéraga est sa grande sensibilité et son besoin d’amour. Avec Mariem, il forme un couple d’une rare beauté où chacun apporte ce qu’il doit au couple : la douceur de la femme et l’assurance de l’homme. Que pouvez-vous nous dire de la force dégagée par cet amour ? Que nous dit-il de la profondeur aimante et du besoin d’amour de l’être humain ?

L’amour est la seule épreuve digne d’être subie. Souffrir en amour, c’est toucher le soleil du bout des doigts. C’est le vrai triomphe de la vie, la gloire vraie acquise à sa totale splendeur. Il y a un passage dans Les Vertueux qui nous rappelle à l’ordre, qui nous éveille aux choses essentielles en ce monde : ces femmes qui se baignent dans la rivière et qui dénoncent, à leur insu, l’absurdité de la guerre. Elles incarnent la beauté, la joie, le bonheur possible. Il n’y a pas de profondeur en l’amour. Il n’y a que des cimes si proches des étoiles. Sans amour, le paradis n’est qu’un désert où les anges s’ennuient et où les houris ne ressemblent à rien.

Renaître de soi-même est le plus haut degré de la volonté de vivre de Yacine Chéraga. « La vie – dit-il – est une traversée et tu es un simple pèlerin. Le passé est ton bagage. Le futur, ta destination. Le présent, c’est toi. Si ton bagage t’encombre, dépose-le à la consigne. Si ta destination est hasardeuse, sache qu’elle l’est pour tout le monde. Vit à fond l’instant présent, car rien n’est aussi concrètement acquis que cette réalité manifeste que tu portes en toi. » Vaste programme, pourrait-on dire. Nous sommes en 1925, selon le narrateur, mais ces paroles n’ont pas pris un ride depuis. Que pouvez-vous nous dire de cette capacité de résilience de votre personnage ?

Je crois que le message est clair. Hier, comme aujourd’hui et immanquablement demain, c’est le message de la foi en soi. Tolérer ce que l’on ne peut empêcher et continuer d’avancer et de vivre pleinement ce que le sort, ou le destin, nous concède. Celui qui a choisi de chercher son bonheur jusque dans le cœur des infortunes aura compris ce qu’il y a à comprendre en priorité ici-bas. Quant à celui qui traque ses vieux démons au lieu de les conjurer, qui voit en la gentillesse de la faiblesse et en la méchanceté une sorte d’exercice déluré ou bien une façon de se donner une visibilité, celui-là passera devant sa vie comme une ombre chinoise sur l’écran blanc des nullités. Au soir des bilans, lorsque toute chose lui deviendra étrangère, il mesurera l’ampleur du gâchis qu’aura été son existence. Je suis persuadé que la seule arme dont nous disposons pour affronter l’adversité est la quête permanente de ce qui nous réjouit et nous instruit.

Propos recueillis par Dan Burcea

Photo de l’auteur ©Jean-Philippe Baltel/SIPA

Yasmina Khadra, Les Vertueux, Éditions, Mialet Barrault, 2022, 544 pages.

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