Călin Demetrescu est historien d’art, ancien conservateur des musées de la ville de Bucarest et collaborateur scientifique du département des objets d’art au Musée du Louvre. Son livre Les ébénistes de la couronne sous le règne de Louis XIV qui paraîtra le 30 septembre aux Éditions La bibliothèque des arts est annoncé comme un événement à la fois par sa valeur documentaire et par la nouveauté concernant la biographie des artisans ayant œuvré pour le Garde Meuble de la Couronne et pour les Bâtiments du Roi.
Nous vous invitons à faire plus ample connaissance avec son auteur, l’historien d’art Călin Demetrescu.
Pourriez-vous vous présenter et nous parler brièvement de votre parcours, en commençant avec votre pays d’origine, la Roumanie, et surtout de votre double casquette de conservateur de la ville de Bucarest et de celle de chercheur et collaborateur scientifique au Musée du Louvre ?
Après un diplôme en histoire de l’art à l’Institut des Beaux-Arts de Bucarest j’ai travaillé d’abord comme conservateur, puis comme conservateur en chef au musée d’Art et d’Histoire de la ville de Bucarest, dont les riches collections d’art décoratif ont suscité aussitôt mon intérêt pour ce domaine. À Paris, après la soutenance de ma thèse sur Les ébénistes de la Couronne sous le règne de Louis XIV, récompensée par le prix Nicole du Comité français d’Histoire de l’Art en 2011, j’ai intégré le département des Objets d’art du musée du Louvre pour participer à un projet d’envergure, qui était celui de l’élaboration d’un catalogue du mobilier Boulle du musée, au demeurant, l’une de plus riches collections au monde. Pour ce faire, dans le cadre d’une équipe formée du conservateur en charge de ce travail, des restaurateurs du Centre de Restauration et de Recherche des musées de France, d’autres laboratoires scientifiques du Louvre, ainsi qu’avec des spécialistes des grands musées d’Angleterre et des États Unis, nous avons étudié l’ensemble des meubles d’André-Charles Boulle de point de vue technique, stylistique, etc.
Vous êtes connu comme spécialiste dans le domaine des ébénistes et du mobilier des XVIIe et XVIIIe siècles. D’où vient votre intérêt pour ce sujet et quelle place occupe-t-il dans l’histoire de l’art et surtout à cette époque ?
J’ai déjà mentionné mon intérêt pour les arts décoratifs qui s’est transformé en une vraie passion. Hélas, à Bucarest, je ne pouvais me rapporter qu’à une bibliographie très réduite et aux quelques catalogues de vente que des amis m’envoyaient de temps en temps de l’étranger. A Paris, j’ai découvert les fonds des Archives nationales, notamment ceux de la Maison du Roi sous l’Ancien Régime et du Minutier central des notaires parisiens, qui constituent une mine d’or pour les informations concernant les biographies des artisans, de leurs œuvres, des livraisons pour le Garde Meuble de la Couronne ou pour les Bâtiments du Roi. J’ai commencé donc à accumuler des références de documents, les classer par ébéniste, etc. et me constituer une documentation iconographique que je continue depuis à enrichir. Le mobilier, qui a toujours été une part intégrante de l’habitat humain, gagna aux XVIIe et XVIIIe siècles un rôle central, voire essentiel, dans le décor d’intérieur des maisons royales, des demeures de divers particuliers, allant de la plus haute noblesse jusqu’au simple bourgeois parisien, et occasionna la production d’œuvres d’une extraordinaire qualité. Le caractère souvent exceptionnel du mobilier de cette période continue toujours à séduire même à présent aussi bien les grands musées que les collectionneurs privés, les maisons de vente, etc.
Avant de parler de vos livres, précisons que vous êtes l’auteur de nombreux articles, certains ayant contribué à des découvertes importantes. Je pense, par exemple, à celui dédié à Jean Armand, un ébéniste du temps de Louis XIV. Pourriez-vous nous parler de ce travail qui préfigure le contenu de votre livre ?
Jean Armand est un ébéniste d’origine allemande – il signait Hermans ou Harmand – avant que son patronyme soit francisé, qui avait travaillé pour le Garde Meuble de la Couronne, donc il intégrait de droit le corpus d’artisans sur lequel je me suis arrêté pour ma thèse. J’avais élaboré à cette occasion, une théorie d’attribution basée sur les motifs récurrents et sur les séries analogiques, qui m’a permis de mettre en évidence un groupe très cohérent de meubles caractérisé par l’emploi des marqueteries d’ivoire sur fond d’écaille rouge, dont quelques exemplaires avaient été attribués à Pierre Gole, autre grand ébéniste du règne de Louis XIV. Mais il n’y avait presque aucune cohérence stylistique entre ce groupe et les meubles de Gole. En analysant des documents d’archives concernant Armand et en les mettant en rapport avec des signes royaux présents sur diverses pièces, cette nouvelle attribution s’imposait comme une évidence. Depuis la publication de mon article, un collectionneur qui avait une de ces cassettes que j’attribuais à Armand, m’a informé qu’il avait repéré une signature gravée, celle de Hermans, et que j’ai introduite dans le livre final. Ceci prouve que ma méthode d’analyse fonctionnait pour la période de Louis XIV, lorsque les meubles ne portaient pas encore d’estampille de maître ébéniste, comme allait être le cas pour le règne suivant.
En 2002, vous avez publié Le style Louis XIV, et en 2003 Le style régence. Quels sont les sujets de ces livres et quelles sont les nouveautés que vous apportez aux recherches dans ce domaine ?
Les deux ouvrages étaient des commandes des éditions de l’Amateur qui voulaient lancer une collection sur les styles décoratifs dans leur globalité, c’est-à-dire, décor intérieur, ameublement, objets d’art, tapis, tapisseries… Pour le style Louis XIV j’ai pensé qu’il serait plus intéressant d’aborder le sujet à partir d’un procès-verbal de visite dressé par les greffiers des Bâtiments et qui était celui d’un grand hôtel particulier parisien à la fin du règne, sur lequel je greffais les descriptions des meubles et des objets qui le décoraient, tels qu’ils étaient décrits dans l’inventaire après le décès du propriétaire de cette demeure en essayant d’y associer des images d’objets similaires conservés. Pour le style Régence, tout restait à faire, donc j’ai ordonné mon travail par type d’objets en essayant de mettre en évidence des groupes stylistiques cohérents, notamment pour les commodes dont j’ai donné un essai de typologie.
Le 30 septembre paraîtra Les ébénistes de la couronne sous le règne de Louis XIV, un livre qui est le résultat d’un long travail de recherche. Pouvez-vous nous présenter cet ouvrage et nous dire pourquoi est-il considéré comme étant une contribution majeure dans ce domaine ?
C’est le fruit d’une vingtaine d’années de recherches aux Archives nationales, dans des bibliothèques, des collections publiques et privées. J’ai privilégié deux aspects pour ma recherche : dans un premier temps celle de l’approche sociologique du groupe d’ébénistes étudiés, des relations socio-professionnelles qui s’établissaient au sein même du groupe, concrétisées dans l’élaboration de la théorie de la nébuleuse et des centres, impliquant nécessairement l’étude des motifs récurrents et des séries analogiques pour l’analyse des meubles. Dans un second temps, peut-être à cause du fait que j’ai donné une production cohérente à divers ébénistes, autres qu’André-Charles Boulle et Pierre Gole. Enfin, parce que les nombreux documents étudiés et cités m’ont permis de reconsidérer certaines affirmations relatives à l’œuvre d’André-Charles Boulle et à étudier sous un angle différent la production de son atelier, surtout à ses débuts.
Nombreux sont également les documents inédits découverts dans les archives. Ils concernent des détails méconnus jusqu’ici de la vie des artisans de l’époque. De quoi, mais surtout de qui s’agit-il ?
Il s’agit de la plupart des ébénistes étudiés ! J’ai commencé, il y a vingt ans, par découvrir des documents inédits concernant Domenico Cucci, l’un des plus grands ébénistes du début du règne de Louis XIV, qui donna les grands cabinets pour les maisons royales. J’ai trouvé une multitude de documents concernant Armand, les frères Gaudron, Michel et César Campe, Oppenordt, mais aussi des procès-verbaux d’expertise inédits pour des meubles d’André-Charles Boulle, qui éclairent sous un jour nouveau certains aspects de la production de cet ébéniste.
Quelle ont été les critères qui ont guidé votre méthode de travail et votre approche dans l’analyse du monde artisanal de l’époque, un monde fait de nombreux métiers comme ceux de menuisiers ébénistes, bronziers, ornemanistes ?
Comme je l’ai déjà mentionné, il s’agit de l’approche sociologique du groupe d’ébénistes étudiés, des relations socio-professionnelles qui s’établissaient au sein même du groupe, concrétisées dans l’élaboration de la théorie de la nébuleuse et des centres. Les influences allant du centre vers les périphéries de ces « chaînes » expliquent ainsi les différents aspects communs entre la production de tel ou tel ébéniste. La nébuleuse, perçue, par le prisme de la diachronie, comme un organisme vivant, connaît pour chacun de ses centres un développent progressif, allant jusqu’au faîte de sa floraison, suivie par son extinction et son remplacement par un centre secondaire. Ça paraît très compliqué, mais, par exemple, les quelques meubles fabriqués par les fils d’André-Charles Boulle après le décès de ce dernier, conservent les caractéristiques de la production du père sans être toutefois parfaitement identiques, bien que le modèle d’origine soit parfaitement décelable.
Vous parlez également d’une approche analogique vous ayant permis des identifications et des attributions d’œuvres majeures, notamment relatives à Alexandre-Jean Oppenordt dont vous mettez en lumière la possible collaboration avec André-Charles Boulle. De quoi s’agit-il ?
J’ai donné déjà l’exemple de Jean Armand. Pour la collaboration d’Alexandre-Jean Oppenordt avec André-Charles Boulle, la conclusion s’imposait de soi : un certain nombre de pièces associent des formes et des décors marquetés d’Oppenordt avec ceux de Boulle. Le régulateur à Atlas des collections du Conservatoire national des Arts et Métiers de Paris, ainsi que le régulateur du comte de Toulouse conservé par le musée du Louvre, parlent d’eux-mêmes…
Votre livre contient un nombre important d’illustrations en couleur, 400 environ. Comment les avez-vous choisies et quelle est leur contribution dans l’ensemble de votre ouvrage ?
Bien entendu, pour ce genre d’ouvrage on est obligé d’opérer une sélection d’images. Ma thèse contenait environ 1 600 ! Il a fallu donc s’arrêter aux images les plus parlantes par rapport à la partie du texte qu’elles illustraient, tout en tenant compte du fait que le livre est destiné en égale mesure à un public de spécialistes, mais aussi d’amateurs, qui ne possèdent peut-être pas toujours les sources iconographies auxquelles je me rapportais dans mon texte, et qu’il fallait ainsi donner au minimum un « visuel » de référence.
Une dernière question pour nous dire à qui s’adresse votre ouvrage et quel conseil donneriez-vous au grand public pour mieux comprendre et accueillir votre important travail ?
Mon ouvrage s’adresse à un public, hélas restreint, de spécialistes en mobilier d’époque Louis XIV, aux conservateurs de musée, aux experts, aux antiquaires et aux collectionneurs, mais aussi au grand public qui aime les belles choses. Pour ce dernier, je donnerais le conseil de lire ce livre comme un polar à coulisses, dont chacune contribue à éclairer l’ensemble. C’est ce qu’une charmante personne du public m’a fait comme remarque lors d’une conférence que j’ai donnée au Collège de France sur les séries analogiques, et qui m’a dit qu’elle ne connaissait pas du tout ce domaine, mais qu’elle a suivi ma démonstration le souffle coupé, « comme une série policière » !
Propos recueillis par Dan Burcea
Călin Demetrescu, Les ébénistes de la Couronne sous le règne de Louis XIV, beau livre, Éditions La bibliothèque des arts, Lausanne, 2021, 438 pages.
Origine des photos, dans l’ordre : plateau d’un bureau attribué à Boulle, de la galerie Gismondi, Paris; plateau du bureau Oppenordt du Metropolitan Museum de New York.