Proustienne de longue date, Diane de Margerie bénéficie aujourd’hui d’une incontestable autorité dans ce domaine. Elle a su scruter avec un regard avisé l’œuvre et la personnalité de son auteur préféré sous des angles parfois surprenants. Après Marcel Proust (Marcel et Léonie) (Ed. Christian Pirot, 1992), Le Jardin secret de Marcel Proust (Albin Michel, 1994), Proust et l’obscur (Albin Michel, 2010), elle publie cette année À la recherche de Robert Proust (Flammarion, 2016), un livre qui pose la question de la présence ou plutôt de l’absence dans La Recherche du docteur Robert Proust, le frère du prosateur. Simple oubli ou volonté affirmée d’occulter une évidence susceptible de la part d’un frère se sentant dépossédé de son rôle éminent d’aîné, comment définir sinon cette absence complète de Robert de l’œuvre proustienne ? Peut-on parler de jalousie chez ce grand-frère que Diane de Margerie décrit dans Proust et l’obscur comme le peintre de la jalousie et l’analyste du sadisme ? Sinon, comment définir cette absence que Marcel décrit en Jean Santeuil, dans une avalanche de superlatifs, comme la plus certaine, la plus efficace, la plus vivace, la plus indestructible, la plus fidèle des présences ?
Diane de Margerie mène l’enquête de la manière la plus passionnante et nous fait partager de surprenants secrets.
Pourquoi un livre sur Robert Proust ?
D’abord, parce que, comme j’ai longtemps vécu à Chartres, j’étais tout près d’Illiers où les deux enfants, Marcel et Robert, ont passé plusieurs fois l’été chez leur tante du côté paternel, Léonie. C’est de cette époque que datent les photos des deux enfants, qui m’ont énormément frappée lorsque je les ai vues au musée d’Illiers. Marcel est né en 1871 et Robert, un an et demi après, en 1873. Donc, ils sont séparés par très peu de temps. Plus tard, à l’âge de l’adolescence, ils ont commencé chacun à vivre leur vie, mais, étant donné qu’ils ont eu cette enfance commune, dans un Paris déchiré par la Commune, tout au début, lorsque madame Jeanne Proust était enceinte de Marcel et que le père de Marcel, le docteur Adrien Proust a été blessé par une balle perdue, la première vie de Marcel, la vie utérine, comme on l’appelle, a été agitée. On imagine facilement combien, pour la mère, ce fut une grossesse difficile, tandis qu’à la naissance de Robert la paix était revenue. L’on peut donc se dire que, dès l’enfance, quelque chose les a séparés, une expérience douloureuse d’un côté et une expérience beaucoup plus équilibrée, de l’autre. Alors, je me suis dit, comment se fait-il qu’avec toutes ces photos, ces cas psychologiques intéressants qui pour un grand romancier comme Marcel ne peuvent pas s’oublier, comment se fait-il que le narrateur soit le seul enfant de La Recherche ? Et comment se fait-il que Robert ne soit jamais mentionné lui-même, sauf une fois dans Contre Sainte‑Beuve ? Dans toute cette œuvre, Robert a disparu et c’est pour cela que j’ai voulu rendre justice à ce frère absent.
À partir de quel moment Marcel a-t-il choisi d’être fils unique?
Je dirais que cette idée l’a hanté toute sa vie mais qu’il a commencé à être fils unique dans La Recherche après la mort de sa mère, et que l’enfance a dû en quelque sorte resurgir et, comme il ne voulait pas la raconter exactement comme elle fut, (sauf un peu dans Jean Santeuil, mais pas dans La Recherche) l’essentiel est transféré, transformé. Il n’y a pas d’enfant parmi les personnages de La Recherche, sauf le nourrisson d’une fille de cuisine qui meurt immédiatement. C’est ainsi que le narrateur s’affirme en tant que fils unique.
S’agit-il, selon vous, d’un oubli volontaire ?
Oui, certainement, parce que on n’imagine pas, à vrai dire, l’œuvre de La Recherche où il y aurait un narrateur qui a un frère qui le surveille, qui vit sa vie, qui partage avec lui toutes ces aventures, etc. Donc, je pense que c’est un oubli complètement volontaire, surtout que La Recherche est un livre sur la mémoire, ce qui me fait dire qu’en fait cet oubli n’est pas un oubli, c’est évident, mais que c’est une transfiguration de sa propre vie.
Ou plutôt de la jalousie ?
Sur ce sujet il y a eu un livre très important de René Peter, Une saison avec Marcel Proust : Souvenirs, paru seulement en 2005, où cet ami de Marcel Proust raconte un été passé à Versailles après la mort de la mère. Que s’est-il passé après la mort de sa mère ? Marcel a enfin accepté de faire une cure qu’il avait toujours refusée, une cure pour son asthme et aussi pour ses insomnies. Après cette cure du docteur Paul Sollier et après son deuil de sa mère, Marcel confesse à René Peter combien il a été jaloux : J’ai été jaloux jadis de mon propre frère que j’aimais tendrement mais qui faisait de si bonnes études, le veinard. Cependant, avec ma santé intermittente, moi, le pauvre, je piétinais. Oui, René, j’ai été jaloux de mon propre frère, de ce beau Robert qui, depuis, s’était lancé dans la médecine, selon les vœux de mes parents. Je crois que cette confession est tout à fait sincère, tout à fait vraie et qu’elle explique beaucoup de choses : pourquoi, par exemple, la jalousie sera le sentiment principal décrit dans La Recherche. Elle est beaucoup plus forte que la tendresse, que l’amitié, que l’amour. C’est la jalousie qui règne. Cela explique aussi la disparition de Robert qui resurgit cependant sous le nom d’un personnage, Robert de Saint-Loup. Robert de Saint-Loup est, tout au début, le portrait de Robert Proust, quelqu’un de très séduisant, très intelligent, aimant les sports qu’aimait Robert Proust, c’est-à-dire le bateau, le tennis, enfin, il y a beaucoup de points communs. Mais que se passe-t-il après ? Il se passe la dégradation de cet homme, de ce personnage fascinant Robert de Saint-Loup qui, tout d’un coup, après des actes héroïques pendant la guerre, perd sa croix d’honneur dans un bordel masculin. Vous voyez là le rapprochement possible avec Marcel car, avec cette précision, Robert de Saint-Loup devient homosexuel. Ensuite, après toutes ces épisodes, il est enterré en grande pompe dans la ville paternelle, à Illiers. Je pense, donc, que la jalousie a été le sentiment que Marcel a dû combattre. En fait, tous ces personnages finissent par être dégradés. Pensez à celui d’Odette dont Swann dit qu’il ne sait pas pourquoi il a perdu tellement de temps avec quelqu’un qui n’était pas son genre. Il y a, donc, toujours la jalousie qui finit par dominer l’amour. Oui, je crois que la jalousie de Robert, dissimulée, a été quand même primordiale.
S’agit-il d’un meurtre fraternel et fondateur, comme vous l’appelez?
Justement, pour tuer la jalousie il faut tuer la personne qui la provoque. C’est bien pour cela qu’un silence absolu s’est installé au sujet de Robert, silence qui a été brisé par des allusions, parce que beaucoup d’amis de Marcel s’appellent Robert et des personnages portent le même prénom. Beaucoup de petites villes provinciales qui entourent Illiers ont ce nom dans leur toponymie, comme l’a remarqué Philippe Berthier dans son livre sur Saint-Loup. Donc, vous voyez, c’était la seule façon de juguler cette jalousie : par le silence. Vous avez cité dans l’introduction cette phrase extraordinaire qui dit que l’absence est la plus fidèle des présences. Je crois que cela est tout à fait vrai, le silence peut justement préserver un sentiment dont on ne veut pas parler.
D’une volonté de dissimulation de la part de Marcel Proust?
Oui, si on y pense, l’on peut même affirmer qu’il s’agit d’un des plus grands romans écrits sur le mensonge. Tout le monde ment dans La Recherche. Le narrateur est soi-disant hétérosexuel, Albertine cache ses amours lesbiennes, madame Verdurin aussi, enfin, tout le monde dissimule quelque chose et c’est vrai que c’est un livre sur le mensonge tout à fait remarquable.
Peut-on qualifier votre livre de récit sur une absence?
On dit que les absents ont toujours tort mais moi je crois qu’ils ont toujours raison. Tout de même, regardez comment Illiers, devenu Combray dans l’œuvre, ressurgit jusqu’à la fin du Temps perdu. Combray est le lieu primordial, le lieu de l’enfance et le lieu du père. Ce qui m’a beaucoup frappée aussi c’est que le père, Adrien Proust, est absent dans l’œuvre. Le père sévère est présent dans Jean Santeuil mais pas dans La Recherche. Tout est rattaché au lieu de Combray, toutes les choses importantes ont lieu à Combray. Je pense donc que les absents sont toujours là, ils sont toujours présents d’une manière ou d’une autre. Oui, j’ai été frappée, parce qu’on a beaucoup écrit sur l’amour entre la mère et Marcel, alors qu’il a choisi comme lieu primordial la ville natale de son père. Il y a beaucoup de silences ici, mais ces silences sont parlants.
Vous revenez sur les notions de transferts, annulation et oubli qui sont, selon vous, les grands remèdes à la souffrance proustienne. Pouvez-vous nous en dire plus?
Oui, écrire La Recherche où il joue un rôle principal a dû guérir Marcel de cette jalousie enfantine. Il faut dire aussi que, parallèlement au fait que son frère Robert ait choisi la médecine, Marcel va combler son œuvre d’images médicales, de comparaisons scientifiques, biologiques, d’une étude de la nature absolument précises. Au fond, Marcel va faire son chemin parallèle à sa façon, avec son vocabulaire scientifique. Je connais peu d’œuvres qui ont autant de mots scientifiques, tout en étant très poétiques. Je pense que cela lui a permis de transférer, de transposer ses sentiments en création. Le scalpel de l’écriture rejoint le bistouri du chirurgien, comme je l’écrit dans mon livre.
Peut-on affirmer que l’asthme serait pour Marcel une maladie captatrice […] destinée à triompher de Robert dans cette rivalité qui les réunit et les oppose à l’égard de leur mère?
C’est-à-dire que Marcel a toujours voulu être malade. Sa première crise a lieu lorsque son petit frère Robert n’est plus un petit frère en dentelle, en jupette, habillé comme on le faisait à l’époque, comme une fille. Lorsque Marcel a 9 ans, Robert en a 7, et, peu à peu, ils vont vers l’adolescence et c’est une sorte de meurtre de l’enfance qui a lieu avec cette puberté et cette adolescence. L’asthme va être pour Marcel une forme de solution, de construction, de manière de se faire soigner, d’être au premier rang, de rejoindre la médecine dans le sens que lui est le malade et qu’il doit se faire soigner. Il participe ainsi d’une certaine façon à la médecine. D’ailleurs, il parle de la maladie comme d’une grâce, il y a une phrase où il dit la grâce de la maladie. C’est cela qui lui a permis de mener une vie complétement hors normes, de renverser le jour et la nuit, d’écrire la nuit, de régenter un peu son monde et de prendre sa place de victime souffrante auprès de sa mère.
Il y a entre les deux frères une attitude concurrentielle à l’égard de leur mère.
Il y a eu, sans doute, une rivalité vis-à-vis de la mère, mais moi, personnellement, je crois que Robert s’est tourné très vite vers son père dont il a choisi le métier et qu’il y avait entre ces deux hommes une relation beaucoup plus facile, affective, que la relation extrêmement ambigüe entre Jeanne et son fils Marcel. Si on relit les lettres de Marcel à sa mère, il y en a qui sont assez surprenantes où il est d’une intimité corporelle stupéfiante – il parle à sa mère de ses urines, enfin, on est déconcerté par ces lettres. Ce qui nous fait penser qu’il cherchait à prendre la place de ces deux hommes chirurgiens. D’ailleurs, il se prenait ainsi pour le professeur Proust, il se prenait pour un médecin lui-même et, quand il écrit à ses amis, ses lettres sont presque des ordonnances avec des détails sur les diagnostics et sur la médication. Dans mon livre, je cite une lettre de Marcel à Lucien Daudet où il lui écrit : Je ne crois pas que tu aies de l’asthme. Tu as probablement de la dyspnée toxico-alimentaire, elle se guérit de la façon suivante : purgatif drastique (eau-de-vie allemande et sirop de nerprun) suivi de lavages intestinaux pendant deux jours […]. Je vous fais grâce de la suite mais n’est-ce pas étonnant d’écrire ainsi à un ami ? Et est-ce que cela ne nous fait pas penser à quel point la médecine occupait son esprit ?
Vous notez que ni le père ni le frère ne deviendront jamais des personnages de La Recherche, et que Marcel garde à leur encontre un silence pudique [qui] les préserve et les accompagne. Comment expliquer cette attitude?
Je vous dirai qu’en tenant compte de cela, il m’arrive de préférer Jean Santeuil à La Recherche, parce que le premier est beaucoup plus autobiographique, beaucoup plus réel. Le père est beaucoup plus présent dans Jean Santeuil tandis que dans La Recherche c’est toujours la même chose, il a disparu. Mais, comme je vous le disais, Marcel a décidé que tout ce qui est important se passe dans la ville natale du père. Je me souviens aussi d’une lettre absolument incroyable écrite par Marcel, deux jours après la mort de son père, où il dit à sa mère, qu’il aimerait tant prendre le petit déjeuner avec elle mais, comme il n’était pas arrivé pendant la nuit à retrouver l’épingle de son caleçon, il n’a pas pu dormir. En revanche, il n’a pas un mot sur la mort de son père. Je pense qu’au fond ils se sont formés deux clans, le clan masculin, paternel et fraternel et le clan de Marcel avec Jeanne, sa mère. Je constate qu’il y avait chez Marcel une grande nostalgie pour le monde masculin des hommes de la famille qui s’exprime par toutes ces choses que je viens d’évoquer, par les personnages de Saint-Loup, par l’absence révélatrice : on voit ainsi que les absents sont présents et ont souvent raison.
Peut-on parler chez Marcel Proust de méfiance à l’égard du corps médical?
Marcel a connu beaucoup de médecins aux dîners que la mère organisait pour Adrien et Robert où tous les amis d’Adrien étaient invités et, par conséquent, il en a connu beaucoup de réels et en a mis beaucoup de fictifs dans son œuvre. Il a même confié à Madame de Noailles qu’il aurait voulu écrire un livre sur les médecins, sur la médecine, ce qu’il n’a jamais fait. Il s’est contenté de créer un certain nombre de personnages médecins. Mais ce qui est amusant c’est que, lorsqu’on est obsédé par l’œuvre d’un écrivain, il surgit toujours des coïncidences : moi, qui me sens très proche du monde proustien, en classant les papiers de mes parents, j’ai retrouvé une lettre étonnante d’un médecin ami de Proust, le docteur Brissaud. Proust aimait beaucoup Brissaud, et il se trouve que ce docteur Brissaud a soigné ma grand-mère. Vous voyez, le monde est petit. J’ai cette lettre précieusement gardée. Mais d’autres médecins fictifs dans La Recherche sont tournés en dérision, comme Cottard. Il y en a un qui se sauve : c’est le docteur Percepied qui, un jour où la famille traverse en voiture Illiers, s’arrête pour les saluer, laisse son patient tout seul et aide le jeune narrateur à écrire ce qu’il est en train d’écrire dans la voiture. C’est la seule fois où l’on voit la médecine et l’écriture liées. Mais il faut préciser que Robert a, quant à lui, beaucoup écrit, environ 27 publications, très souvent sur les cas anormaux, comme des hommes-femmes, des hommes efféminés ou bien des femmes à barbe. Ce côté anormal que l’on trouve évidemment dans La Recherche. Je me demande d’ailleurs d’où vient cet intérêt pour le côté hors normes chez les deux frères Proust ?
Vous dites que le docteur Brissaud a soigné votre grand-mère, Henriette Fabre-Luce. Ce témoignage a toute son importance car, avec vous, on ne sait jamais où se trouve la frontière entre le monde réel et la fiction, et on a l’impression que l’on tient ici un témoignage de premier ordre.
Ah, écoutez (rire), ça m’amuse que vous me disiez cela car j’étais tellement contente de retrouver cette lettre qui parle de ma grand-mère, que j’ai bien connue, qui vivait toujours couchée avec une voilette retenue par un oiseau en diamants. Elle aurait pu faire un personnage proustien extraordinaire. Elle a été soignée par Brissaud à qui elle a donné ses interprétations de certaines maladies, comme si c’était elle le médecin et lui, le patient. Le docteur Brissaud écrit à mon grand-père en s’excusant devant les accusations de madame Fabre-Luce qui disait de lui qu’il avait été méchant et cruel. On voit que ce personnage qui était ma grand-mère aurait pu trouver sa place dans La Recherche, aux côtés du docteur Cottard ou d’un autre médecin. Vous avez raison de le dire, le réel et la fiction correspondent quand on est soi-même d’une famille hors normes !
Que répondez-vous à ceux qui parlent d’une attitude faite de reproches de la part de Robert à l’égard de son frère aîné, Marcel?
Ah, non, non ! Ces affirmations m’agacent énormément, parce que je ne sais plus où j’ai lu un article sur mon livre où l’on suggérait que Robert avait un certain mépris pour le côté fantasque et peu raisonnable de son frère Marcel, mais il n’en est rien. Vous savez, il faut lire le livre de Céleste Albaret, Monsieur Proust, où elle raconte la mort de Marcel qui ne voulait pas se faire soigner. Je crois que ce n’était pas par haine de son frère, mais je pense que, comme il avait fini son œuvre, il désirait finir sa vie. Jamais Robert n’a prononcé de critiques méprisantes contre Marcel. Tout vient de sa femme, Marthe, qui, elle, était extrêmement jalouse de la solidarité entre les deux frères. C’est là tout à fait une autre histoire qui ne concerne en rien les relations de Marcel et de Robert. D’ailleurs, après la mort de Marcel, dans la Nouvelle Revue Française, en 1923, est paru l’hommage de Robert à Marcel. Dans ce texte, il y a une phrase qui, pour moi, résume leur relation : elle fusionne avec Marcel et son œuvre. Alors, je la cite : Il [Marcel] était tout mon passé, il était ma jeunesse et ma jeunesse était enfermée dans son individualité. Je trouve cela magnifique et prouve à quel point, finalement, sous les apparences du silence et de la séparation, leur amitié fraternelle a toujours continué de vivre.
Propos recueillis par Dan Burcea (18 décembre 2016)
Crédits photo, JHON FOLEY/OPALE/LEEMAGE/GALLIMARD
Diane de Margerie, À la recherche de Robert Proust, Éditions Flammarion, 2016, 160 p., 16 euros.