« Vous vous réveillez un matin, vous êtes noire. » Cette constatation faite par l’héroïne du roman de Laure Gouraige Les Idées noires publié chez P.O.L. renvoie à la célèbre phrase de l’incipit de la Métamorphose de Kafka. L’écrivaine française entend donner à son sujet une double portée symbolique autour de l’identité et du déracinement. Ce questionnement fait irruption à la suite d’un message téléphonique reçu de la part d’une mystérieuse journaliste qui bouleverse son quotidien. Mille autres interrogations font surface et l’invitent à une remise en question censé effacer le sentiment d’être « décevante » et la pousser « se voir d’un regard nouveau ». Changeant avec brio d’instance énonciative à travers un croisement très réussi entre la première personne du singulier et la deuxième du pluriel et cultivant avec désinvolture l’auto ironie, le roman de Laure Gouraige fait ressortir une sensibilité à fleur de peau capable de rendre à la fragilité de son personnage une dimension profondément humaine.
Justement, je vous propose de commencer notre dialogue par cet étrange coup de téléphone reçu par votre héroïne provenant d’une journaliste inconnue. Qu’a-t-il de si puissant ce message pour en faire l’élément déclencheur de l’histoire que vous racontez ? J’utilise à dessein ce terme dramaturgique à cause de la valeur ajoutée qu’il offre à la manière prompte, tranchante dont est construite l’intrigue de votre récit.
Le message est l’irruption brutale d’un élément extérieur dans la subjectivité de la narratrice. On observe combien il va chambouler son moi intérieur, son identité, faisant de l’appel l’illustration du rapport que nous entretenons aux autres dans notre propre construction. C’est à partir de cet événement que la narratrice va entamer sa quête identitaire.
Déjà en parlant de votre héroïne, est-ce que c’est de vous qu’il s’agit ou y a-t-il une part fictionnelle plus ou moins importante dans sa construction ?
Certains éléments biographiques s’inspirent de mon histoire. Comme celui de la narratrice, mon père est né en Haïti, alors que ma mère est française. Une partie de ma famille paternelle vit aux États-Unis, pays où je voyage régulièrement. Quant à moi, je suis évidemment le résultat de ce mélange. Ces éléments m’ont aidé à construire l’identité du personnage. Cependant la narration et la plupart des anecdotes racontées sont fictionnelles.
Pour revenir au fameux message téléphonique, il va faire naître chez votre personnage toute une suite d’interrogations : la peau colorée, le cheveu énervé, les traits arrondis, jusqu’aux origines haïtiennes du père et enfin, l’oubli comme conséquence d’une mémoire subissant les assaut du temps. Tout cela est résumé par une phrase déjà évoquée : « Vous vous réveillez un matin, vous êtes noire ». Pourriez-vous nous expliquer la signification et la portée de cette phrase ?
Cette phrase est le point de départ du livre. On comprend que la vie de la narratrice est scindée en deux. L’existence qu’elle menait avant ce matin-là est révolue. L’idée qu’elle s’était faite d’elle-même ces trente dernières années est subitement bouleversée par une affirmation extérieure qui lui impose une autre vérité. Elle pourrait choisir de la refuser, de la réfuter, mais elle l’accepte intégralement avec les conséquences que ce changement produira dans sa vie.
Pour rebondir sur ce que vous venez de dire, signalons la présence de plusieurs thématiques dans votre roman. Retenons pour commencer la première d’entre elles, celle de l’identité. Répété jusqu’à en perdre le sens, ce mot devient une vraie obsession pour votre héroïne. Que représente pour elle cette identité à laquelle il lui est si difficile d’en trouver des synonymes pertinents ?
Le concept de l’identité lui était totalement étranger avant de recevoir cet appel. Soudainement, elle place cette question au centre de sa vie, parfois de manière exagérée, car elle a l’impression que ce terme donne une légitimité à son existence. Elle répète qu’avant l’appel elle n’était rien, désormais elle peut s’accrocher à une généalogie, à un drame familial qui lui donne l’illusion de s’inscrire d’une histoire commune. L’attachement identitaire auquel elle tient subitement, lui octroie une place qu’elle n’avait pas auparavant.
Deux barrières s’élèvent dans cette tentative de définir l’identité de la narratrice : celle de la question de la couleur de peau et celle de la question de la race qu’elle rencontre dans un formulaire administratif. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces sujets ?
Au cours du récit la narratrice est sujette au jugement des autres, parfois on la dit noire, parfois blanche, son identité est constamment questionnée. Elle découvre donc que la race et la couleur de peau ne sont que des constructions sociales. Des constructions en mouvement qui bousculent ses propres convictions.
L’identité renvoie vers la thématique des origines les deux étant étroitement liées à l’histoire familiale et à la distance prise avec Haïti, le pays de la lignée paternelle de votre héroïne. Quel est ce sentiment qui l’envahit et pourquoi dit-elle qu’elle est « en deçà de sa propre vie, ignorante du passé, inapte au présent » ?
Effectivement la narratrice sent que l’attachement récent qu’elle a pour son identité est partiellement fictif. Son père ne lui a jamais parlé d’Haïti, elle n’y est jamais allée, elle ne s’est pas intéressée à la culture de son pays, et pourtant depuis cet appel, elle prétend que ces éléments sont les plus importants de sa vie. Elle est tout de même assez lucide pour se rendre compte qu’elle est ignorante de son histoire familiale et que ce passé auquel elle fait référence est en partie une pure fabrication.
Plusieurs figures veillent sur ce passé quasi inatteignable pour elle : celle de la grand-mère Ima, de la mère et surtout du père absent. Que pouvez-vous nous dire de ces figures tutélaires – autre thématique majeure – qui l’aide à construire son propre roman personnel ?
L’héritage identitaire et historique repose en effet sur la figure de la grand-mère haïtienne, mais également de son oncle et de sa tante qui vivent aux États-Unis. Ils sont le lien direct qu’elle entretient avec Haïti, ce qu’il reste palpable de ce pays et de cette généalogie. Sa mère également joue un rôle essentiel dans cette transmission, elle raconte Haïti à sa fille et lui remet comme symbole de filiation, la recette de sa grand-mère. Grâce à ces éléments la narratrice est capable d’inventer, comme vous le dites très bien, son roman personnel.
Dans ce travail narratif de se constituer une histoire personnelle, une place essentielle est laissée à la fiction avec le risque de fabriquer une identité artificielle, « celle que vous n’êtes pas » et qui se construit grâce à « une curiosité fatiguée ». Quelle place occupe ce besoin du réel, cette nécessité de se rendre sur place sur les lieux de ses aïeuls, de voir de ses propres yeux les paysages qui ont vu naître sa propre lignée ?
Pendant les trois quarts du récit la narratrice ne veut pas aller en Haïti, elle préfère se tenir loin de cette réalité pour continuer de fabriquer un imaginaire artificiel qui lui convient davantage. Elle redoute de devoir se confronter à la vérité de son pays, et à la fois elle a honte de ne jamais y être allée. C’est cette honte qui va l’obliger à sentir la nécessité de se confronter à la réalité. Soudainement l’imaginaire construit devient insuffisant.
Je vous propose de nous arrêter une minute à un aspect concernant votre style abondement habité par une réjouissante vivacité. Vous croisez les angles narratifs en passant avec aisance d’une personne verbale à une autre. À l’occasion de la sortie de votre premier roman, La fille du père, vous avez parlé de votre volonté de donner une place prépondérante au texte écrit. Est-ce que l’on peut dire, en parlant de votre deuxième roman, Les Idées noires, que cette fois vous êtes plus attirée par l’oralité, par le discours direct ?
J’avais envie en écrivant ce deuxième roman de trouver un style plus vif, en effet, plus direct qui permette de bousculer le lecteur. Le discours direct au milieu du discours rapporté permet de jongler avec ces deux temporalités. Il n’y pas de dialogues véritables, mais on entend les voix des autres personnages ce qui n’était pas le cas de mon premier roman. Le choix de la deuxième personne du pluriel a fait partie également de cette volonté de donner du rythme au récit, qu’il y ait dans l’écriture le même mouvement que dans la subjectivité de la narratrice. Le pronom personnel « vous » permet à la fois d’impliquer le lecteur comme sujet et à la narratrice de se convoquer elle-même à travers ses pensées.
Je ne peux pas conclure notre discussion sans vous demander quels ont été les défis les plus tenaces dans l’écriture de ce roman. Est-ce que écrire sur soi, sonder ses ressorts intimes et tenter de trouver la matrice idéale pour s’y reconnaître et y puiser son énergie est chose facile ? Sinon pourquoi écrire des romans si ce n’est pas pour tenter de se réconcilier avec le monde et surtout avec soi-même ?
L’écriture du roman a fait émerger le rapport que j’entretenais avec mon histoire que je n’avais jamais interrogé. J’ai dû, comme la narratrice, fabriquer un passé dont j’étais ignorante. Pendant la rédaction du texte j’ai longuement songé à faire quelques recherches sur mes origines, à poser des questions à mes oncles et tantes. Finalement, j’ai pensé qu’il serait plus intéressant d’écrire autour de mes absences. J’avais suffisamment d’éléments pour inventer des souvenirs et je craignais qu’en interrogeant ma famille, je perde cette tension entre réalité et fiction. J’ai donc préféré garder mes manques pour les faire vivre dans la narration.
La honte de la narratrice de ne jamais être allée en Haïti est quelque chose qui m’a fortement imprégnée pendant la rédaction. De même qu’en écrivant sur la mort d’Ima, j’ai symboliquement enterré ma propre grand-mère, deuil que je n’avais jamais fait depuis son décès, il y a dix ans.
C’est important d’écrire pour se réconcilier avec le monde, mais c’est essentiel d’écrire pour les autres. Il faut trouver dans chaque histoire personnelle, dans nos ambiguïtés, les éléments qui peuvent tendre vers l’universel. La littérature ne devrait pas être une thérapie individuelle.
Propos recueillis par Dan Burcea
Crédits photo de l’autrice : © Constance Mégard Giacomoni
Laure Gouraige, Les Idées noires, Éditions P.O.L., 2022, 158 pages.