Interview. Laurent Cachard : «Aurelia Kreit est avant tout un roman philosophique»

 

couv-Aurelia KreitIncontestablement, de tous les mots du dictionnaire, celui désignant le voyage détient une des plus impressionnantes familles sémantiques censées rendre compte de la multitude des hypostases que son action peut contenir : aventure, odyssée, exploration, itinéraire, pérégrination, périple, errance, escapade et tant d’autres. Cette abondance d’outils ne rend pourtant pas facile la tache de retracer l’histoire que Laurent Cachard renferme dans son roman Aurelia Kreit, tellement ces nuances se rencontrent, se croisent pour rendre son contenu d’une remarquable profondeur humaine. De 1904 à 1919, de Iekaterionslav en Ukraine jusqu’à Paris et Lyon, en passant par Odessa, Constantinople, Vienne, le voyage de ses personnages qui fuient les pogroms et la persécution, prend plutôt des allures d’exode et d’errance, d’urgence et de clandestinité. Au cœur de cette aventure, Aurelia Kreit, un nom qui intrigue et dont Laurent Cachard réécrit l’histoire 30 ans après.

 

Sur la couverture de votre livre, on peut voir une photo qui représente sans doute Aurelia Kreit. Qui est-elle et pourquoi avoir décidé, 30 ans après, d’réécrire son histoire et de lui confier le patronyme de votre roman ?

C’est difficile d’en dire trop sans casser du mystère de cette photo. Mais elle fait le lien entre les deux vies d’Aurelia Kreit, un personnage qu’un groupe de rock des années 80, à Lyon, avait pris pour égérie, photo à l’appui des affiches. Ce groupe que j’aimais particulièrement – et qui est remonté sur scène 30 ans après, le jour de la sortie du livre – avait raconté un début d’histoire, disait que les chansons étaient inspirées du journal d’exil d’Aurelia. Le très jeune homme que j’étais s’est sans doute dit qu’il fallait que cette histoire fût écrite. Le cinquantenaire qui a vu éclore le livre, enfin, aurait dû l’avertir de ce qu’il allait lui tomber dessus ! Mais c’est fait, maintenant, et je dis partout où je passe que j’ai réuni les deux Aurelia, celle du groupe et la mienne, qui sont une et multiple à la fois. Ça colle d’ailleurs à certains thèmes abordés dans le livre, quand j’y pense… C’était ma revendication première, que le livre porte son nom et qu’on la voit en couverture. Est-ce vraiment elle ou pas, ça n’a aucune espèce d’importance. Pour moi, la question ne se pose même pas.

De toute la liste de synonymes proposée plus haut, quels seraient ceux qui correspondraient au mieux à l’histoire que vous racontez dans votre livre ?

C’est une Odyssée, assurément, mais le mot périple est plus juste, d’une part parce que leur voyage dure longtemps, et ne se termine pas, puisque les cartes, en fin de roman, sont rebattues, une fois de plus. C’est surtout un voyage contraint, et périlleux, au cours duquel, à chaque instant, l’un, l’autre ou tout l’assemblage peut être arrêté, tué, effacé, comme dans ce conte d’Odessa, d’Isaac Babel, dans lequel un contrôleur abat un Juif, en toute impunité. Chaque compartiment de train, cabine d’hippomobile ou autre fabrique un huis-clos pesant, une guerre des nerfs et la maîtrise du coup d’avance, comme aux échecs. C’est aussi une allégorie du monde qui change, par mutations brusques – une idée de Paul Virilio, que j’ai toujours prise pour mienne. Aurelia n’a que quatre ans quand le roman commence, elle pourrait ne pas compter comme personnage mais c’est l’inverse qui se joue, parce que c’est d’abord pour la sauver elle, et tout ce qu’elle représente, que les deux familles ont quitté leur Ukraine.

Parlons d’abord de la partie historique, de documentation sur laquelle vous vous êtes penché pour construire votre récit. Comment avez-vous réalisé ce travail ?

Il y a peut-être le contenu de plusieurs thèses dans ce travail énorme que je me suis imposé. Initialement, je devais travailler avec une historienne, mais faute de temps, elle n’a pas suivi. J’avais commencé, de mon côté, l’histoire, l’action, et je me suis retrouvé dans une sorte de frénésie qui m’a amené à éluder la part épistémologique, tout ce qui fait le cadre historique. Mon premier éditeur m’a ramené à la réalité, et j’ai enfin commencé un vrai travail d’historien, en allant chercher l’information, les ouvrages de références, comme  « L’Ukraine ; un aperçu sur son territoire, son peuple, ses conditions culturelles, ethnographiques, politiques et économiques  », de  Kordouba & Roudnitzky, une thèse d’état éditée en 1919. Une vraie mine d’or sur tous les aspects du pays ! Une fois la connaissance assimilée, on la transforme en matériau littéraire, qui donne le crédit nécessaire au roman. Dans Aurelia Kreit, il y a transformation en littérature de données anthropologiques, historiques, psychologiques et psychanalytiques, avec comme priorité absolue de ne jamais être didactique. Ça a été un très long chemin, mais j’ai aussi contacté l’Ambassade de France en Ukraine, qui m’a orienté vers des historiens, qui m’ont conseillé des ouvrages, en anglais, souvent. Il faut beaucoup lire pour écrire, c’est une certitude ! Mais j’aime – y compris en tant que lecteur – ces ouvrages qui reposent sur du travail, ça change des ouvrages sur soi et sur ses peines de cœur ou de famille… Mon premier ouvrage édité, « Tébessa, 1956 », redonnait la parole à un jeune appelé pris dans une embuscade en Algérie : j’avais déjà procédé à ce travail de contextualisation. C’était sur 110 pages, et sur six mois d’histoire. Là, c’est sur 450 pages, dix années et quatre cultures différentes ! 

Vous qualifiez votre livre comme étant un roman. Quelle est donc la contribution de la fiction dans sa construction ?

C’est une question qui complète la précédente. Une fois le cadre installé et vérifié – il y a un véritable engagement moral là-dedans – la fiction peut démarrer. On peut faire ce qu’on veut des personnages une fois qu’on les a installés dans leur époque. J’ai totalement, nonobstant l’histoire du groupe de rock, inventé le personnage d’Aurelia et ceux qui gravitent autour d’elle. J’ai créé un canevas, une espèce de schéma narratif, que j’ai suivi tant bien que mal : parfois, des personnages prennent une importance qu’on ne leur avait pas imaginée au préalable, comme Sacha dans le roman. Tout est absolument fictif une fois que la fiction est crédible et installée – j’insiste – dans l’époque. Mais il y a des obligations, un certain nombre de sacrifices : ainsi ne pouvais-je pas être, dans une forme d’utopie à l’envers, bienveillant avec tous mes personnages, c’eût été une relecture de l’époque dans ce qu’elle avait de violent et d’injuste. Le mieux qui puisse arriver à un auteur, quand il travaille dans ce genre littéraire, c’est que le lecteur pense que j’ai recréé la vie de quelqu’un qui a existé. Or, Aurelia est créée de toutes pièces ! Mais c’est de la vraie fiction, surtout pas de l’autofiction, et les personnages sont nourris de ce que ceux qui ont vécu l’époque ont connu. La petite histoire, celle qu’on raconte, s’inscrit dans la Grande, la période, le monde d’alors. La prétention, au départ, est immense : écrire un roman russe du dix-neuvième siècle. Même si vous êtes doué, dans le premier jet, vous n’échapperez pas au travail immense, qui contraint la fiction, dans le bon sens du terme.

Anton et Nikolaï se rendent à l’évidence qu’ils doivent « mettre leur petit monde à l’abri ». Nous sommes au début du XXe siècle en Ukraine, dans le monde de la sidérurgie, là où toute l’aventure commence. Pouvez-vous résumer l’action de votre roman, en partant de cette urgence ?

Nikolaï est un ingénieur ukrainien, qui a vécu à Paris, et qui est renvoyé dans l’usine de Iekaterinoslav, parce que son beau-père, Ambassadeur de Belgique en France, veut qu’il supervise les investissements que les états et banques européennes ont actés en masse soient bénéfiques. Nikolaï accepte, mais lui a une vision humaniste du travail et cherche d’abord à ce que la condition des ouvriers s’améliore. Il a pris sous son aile Anton, qu’il trouve sérieux et doué : il en fait un contremaître, le sortant ainsi de sa condition initiale, ce que les autres acceptent mal. Là, je vous refais « Antoine Bloyé », de Paul Nizan, mais on ne refait pas ses lectures! Il se trouve que le rejet qu’entraine leur binôme va trouver des racines dans leur appartenance religieuses… Le roman commence quand une des machines est sabotée, ce que Nikolaï ne peut pas comprendre. Anton, lui, sait que le Mal est plus profond, qu’ils ont déjà connu des brimades et qu’il faut désormais mettre leurs familles à l’abri. C’est lui qui prend le pouvoir de décision, à partir de là. Nikolaï, lui, jusqu’au bout, négociera des budgets pour améliorer le quotidien de ceux qui veulent sa perte. Là dessus s’inscrit une vision politique plus brutale, incarnée par Dachkovytch, un personnage qui veut prendre le pouvoir brutalement, par l’action armée. Le débat qu’il a avec Anton est directement inspiré, cette fois, par l’opposition Stepan/Yanek dans « les Justes » de Camus : Narodnaïa Volia, la volonté du peuple contre les zemstvos, en quelque sorte. C’est un déchirement pour eux, et un échec pour Nikolaï, mais il n’y a plus d’issue, ils doivent fuir. Situer l’action juste après les pogroms de Kichinev et de Gomel donne aussi au roman ses galons d’authenticité historique, hélas…

Il y a également les relents antisémites, car il s’agit de deux familles juives vivant à Iekaterionslav. Un de vos personnages résume ainsi cette condition : « Tu sais bien qu’on est là quand on n’a plus personne à qui s’en prendre ». Peut-on parler de cet aspect comme d’une toile de fond de votre roman ?

Là aussi, il y a une prétention initiale, mais sans sa dimension péjorative. Je me suis posé, longtemps, la question de la judéité, de sa damnation. Comme Sartre ou comme Levinas. Mais je n’ai pas opté pour la philosophie pour y répondre, même si, à mon sens, Aurelia Kreit est avant tout un roman philosophique, vraiment. Sur la question ontologique, évidemment, mais surtout celle du fatum, du destin : du hasard, de la phénoménologie, de la chance aussi, mais qui a un coût, comme tout. La nature même d’Aurelia pose la question de l’élue, et donc, culturellement, du judaïsme. Je n’ai aucune prétention théologique, en revanche, ni même de connaissances sur le sujet : je constate juste, en tant que citoyen du XXI°s., que la persécution des Juifs continue, pour des raisons politiques, principalement, et que les Juifs eux-mêmes ne créent pas de violences communautaires, contrairement à l’état censé les représenter. La question du bouc émissaire, qu’on connaît en France sous le propos de René Girard, des inimitiés légitimes, m’a toujours fasciné, a fortiori dans son actualité. Que les personnages d’AK fuient un antisémitisme d’état en 1904 pour en retrouver un autre en 1918 dans le pays des libertés et des droits de l’homme est un des moteurs de réflexion du roman. Voire de réflexivité parce que l’époque qu’ils vivent eux pourrait être celle qu’on vit nous. Indépendamment de ça, écrire, en tant que non Juif, sur la judéité, m’a permis, à 50 ans, de me poser la question de l’âme et de la spiritualité. De confronter mon athéisme, en quelque sorte.

Tout aussi forte que la persécution est la peur du déracinement. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ? Quelle place occupe-t-elle dans l’économie de votre récit ?

Le déracinement, le fait d’être arraché à sa culture, littéralement, est sans doute le sujet principal du roman, et une question majeure pour moi, qui n’ai quitté ma ville natale qu’à la moitié de ma vie, pour une destination peu éloignée, qui plus est. Je ramène d’ailleurs toute la tribu de mon roman sur mes terres natales, à la Croix-Rousse, ce qui me permet, une fois de plus, de rameuter mes souvenirs et d’inscrire la fiction dans des lieux que je connais par cœur, au centimètre près. Mes Ruskoffs débarquent en France, en 1914, dans un quartier ouvrier, on les regarde bizarrement, mais sans agressivité. Eux sont porteurs d’une culture déjà brimée, à l’origine, par le voisin russe, si puissant. Nikolaï a déjà vécu l’exil, s’est déjà confronté à cette dualité, l’être que l’on est et l’étranger qu’on devient, face à quelqu’un qui est autre que soi. Les Ukrainiens ont une culture épique, fondée sur la poésie de Ševenko  – « Enterrez-moi et levez-vous ! Brisez vos chaînes ! Et du sang impur des ennemis Baptisez la Liberté ! » – une poésie de combat pour ne pas perdre son âme et son identité. Quand les personnages d’AK sont en exil, ils luttent contre eux-mêmes pour ne pas perdre cette identité, parce que cet abandon signerait leur défaite. Pour autant, là non plus, aucune correspondance avec des revendications nationalistes modernes ! Il n’y a que du beau dans l’identité qu’ils revendiquent eux. Quelque chose qui permet de lutter contre l’oubli, ma mise en exergue du livre. Moi-même, pour rire, je revendique être croix-roussien, pas lyonnais : et je réponds à ceux qui manquent de second degré que ce n’est pas parce qu’on m’a rattaché de force à la ville de Lyon en 1852 que je compte perdre mon âme et ma culture…

Ne jamais se sentir chez-soi mène parfois à des questionnements fondamentaux « Avons-nous eu raison de partir ?» interroge Varvara presqu’à la fin de votre livre. Que dit cette interrogation sur le destin des émigrés, comme le sont vos personnages ?

C’est vraiment en terminant ce roman-fleuve que j’ai compris que cet exil pouvait figurer n’importe quel exil, de n’importe quel pays. J’avais déjà eu cette impression au moment de « Tébessa », quand ce jeune homme de vingt ans, confronté à sa mort à venir, pouvait être n’importe quel jeune homme de vingt ans, dans n’importe quelle guerre. À l’époque, l’excellent premier roman de Mathias Enard, ‘la perfection du tir’, écrit au moment du conflit yougoslave mais sans accroche temporelle ou territoriale précise, m’avait marqué. Quand mes personnages arrivent à Lyon, dans la dernière partie du roman, sans trop en dire, ils sont ironiquement et officiellement autrichiens, ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour eux, en 1914… Qui plus est, je l’ai dit, l’antisémitisme est le même en France que dans le pays qu’ils ont quitté. C’est pour ça que Varvara, personnage complexe s’il en est – c’est celle dont l’évolution est la plus marquante dans le roman – pose cette question, in fine. Les sacrifices qu’ils ont faits pour en arriver là méritaient-ils d’être faits, c’est une question ouverte, qui touche à la métaphysique de tout être qui s’interroge : que reste-t-il des choix qu’on a commis, c’est une question que je me pose tous les jours, personnellement. En ma qualité d’écrivain, me défausser des mes névroses en les reportant sur mes personnages a au moins cet avantage ! Plus sérieusement, dans le monde dans lequel vous et moi vivons, le déracinement – forcé, violent, brutal – occupe l’actualité sans pour autant qu’on s’en préoccupe vraiment. Les migrants, les réfugiés politiques, rien n’a vraiment changé depuis que je suis né : c’est toujours l’affaire des autres, le sparadrap du capitaine Haddock. J’aimerais, comme mon fils, être engagé pour faire changer les choses, mais je crains que ma seule utilité sociale soit de transformer ces choses-là en matière d’écriture. Ça n’est déjà pas mal. En tout cas, c’est mon combat au quotidien. Je suis un vieux nizanien, il faut assumer l’oxymore !

Je vous propose de revenir à Aurelia Kreit. Le portrait que vous faites d’elle intrigue au début par son absence, due à son mutisme, pour laisser place à la fin du roman à une saisissante fragilité. Que pouvez-vous nous dire de cette enfant piétinée par la violence des événements et obligée de s’enfermer en elle-même sans pour autant réussir à ignorer cette cruauté ?

Aurelia en elle-même est une allégorie. D’où le titre, la photo, etc. C’est une représentation de la résistance à l’oppresseur, de l’identité, de la culture, de l’enracinement.  Son traumatisme – une forme de mutisme sélectif –  vient du fait qu’en voulant la protéger, ses proches l’ont enfermée dans un cocon qui n’exclut pas la perception du drame qui se joue, de la violence des situations. Aurelia se construit de l’adversité qu’on oppose à ceux qui la couvent, elle se détermine elle-même comme l’égérie des combats à mener, quand elle sera grande. Sur le féminisme comme sur l’ukrainité, sur la thérapie – à Vienne, elle a affaire à un disciple de Freud, qui pose les bases de la psychanalyse – comme sur la politique du siècle qui est le sien. À la Brasserie Georges, au magicien qui lui demande ce qu’elle compte faire plus tard, elle répond avec aplomb Présidente de la République. Ukrainienne, évidemment.  La fin, très ouverte, du roman, laisse augurer des aventures qui l’attendent. Seront-elles racontées, par moi ou un autre, c’est une autre question. Mais ce personnage qui m’a obsédé trente ans ne me quittera pas comme ça : entre elle et moi, c’est un bail à très long cours. Et depuis qu’Aurelia Kreit, le groupe, m’a dédié, en public, le Cœur en croix, ce morceau mythique que je n’ai cessé d’écouter depuis 1986, je me sens quasiment redevable de son sort. C’est mon deuxième enfant, pas plus facile que le premier.

Je ne peux pas m’empêcher de vous interroger sur la définition de l’énigme qu’est l’âme slave : « un regard sur le monde à la fois dépité et provocateur ». Quelle est cette urgence que vous définissez ainsi : « On ne peut pas attendre que les choses arrivent, il faut les faire venir » ?

Là, je me suis offert une liberté, à vrai dire : essayer de définir l’indéfinissable. Ce que je sais, culturellement, c’est que les Russes, pour ne citer qu’eux, ont une vision de la mort différente de celle des Occidentaux, qui la craignent par dessus tout. Les Yougoslaves, ce pays que j’ai connu par leur fabuleux basket-ball, ont montré jusqu’à l’absurde que rien ne leur faisait vraiment peur. Pour moi, c’était le point de départ : à chaque moment, la mort peut frapper. Les rescapés des camps de concentration ont souvent insisté sur cet aspect aléatoire, travailler sur la période m’a durablement marqué. Le postulat slave, que j’ai étudié à distance, est celui-ci, à mon sens : beaucoup moins égocentré que l’occidental. D’où cette distanciation, teintée d’ironie, la marque des peuples qui ont souffert mais n’ont jamais cédé. Quant à la deuxième citation, je dois le dire, c’est un emprunt, détourné, d’une devise d’Astor Piazzolla, qui reprend cette opposition ethnologique : en France, en Europe, on nous accompagne tout au long de notre parcours ontologique ; de fait, les choix, les mutations brusques, encore, sont moins marqués qu’ailleurs, dans d’autres cultures. Un argentin – qui avait tout perdu lors d’un divorce – m’a demandé un jour, contemplant mon bel appartement et ma bibliothèque, ce que je ferais de ça si je devais tout quitter, sur le champ. Depuis, j’ai fait le calcul : ce à quoi je tiens tient à rien, au sens propre. La boîte à rien offerte par mon fils il y a plus de quinze ans, deux volumes des écrits de Nizan achetés 5 francs par ma sœur il y a une éternité, ma reproduction de la Valse de Camille Claudel, peut-être. Mon ami musicien, qui a composé et interprété les chansons que j’ai écrites depuis quinze ans, cite souvent cette devise de Piazzola ; entre nous, c’est un accord tacite : qu’importe qu’on soit jugé, en mal et en bien, l’essentiel, c’est de faire les choses. Un album (« Quantifier l’amour », sorti récemment), un roman, qui n’a pas un an, encore. Je fais, depuis que j’écris, ce que Jean-Paul Dubois a un jour dit, il y a longtemps : il ne mesure pas son œuvre au nombre de volumes, mais à la hauteur des tranches empilées. Avec Aurelia, j’ai explosé le score, mais j’ai surtout touché à une culture, une identité qui n’est pas la mienne mais dans laquelle je me reconnais. Quand je mourrai, je voudrais que ceux qui m’ont aimé s’en souviennent. Il ne faudra pas être triste : la mort est le berceau de la vie. Qu’ils entonnent, après le chant des Canuts, un Hej Sokoly en mon honneur, comme dans le roman ! Mon âme sera éternelle, et liée à celle d’Aurelia : la boucle sera bouclée.

Interview réalisée par Dan Burcea

Laurent Cachard, Aurelia Kreit, Le Réalgar-Éditions, 2019, 440 pages.

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