Interview. Mathilde Brézet : « Il peut exister, après la lecture et découlant de la lecture, un plaisir de partage, un sentiment de fraternité, qui est presque une communion »

 

Mathilde Brézet publie Le grand monde de Proust : Dictionnaire des personnages de la Recherche du temps perdu aux Éditions Grasset. Il s’agit d’une centaine de personnages qui peuplent l’œuvre monumentale de Marcel Proust et qui forment, selon l’autrice, « un dictionnaire libre et passionné ». La critique salue l’érudition de cet ouvrage et sa grande utilité à la fois pour les connaisseurs et les débutants prêts à franchir les grandes portes de la cathédrale de l’œuvre proustienne.

Bonjour Mathilde Brézet, je vous remercie d’avoir accepté de répondre à mes questions pour saluer ainsi la parution de votre livre déjà très remarqué par la critique. Avant d’entrer dans le vif du sujet, pourriez-vous dire quelques mots à l’intention de nos lecteurs roumains ? Comme vous me disiez lors de nos échanges pour préparer cet entretien, vous avez une double attirance envers la Roumanie à la fois par des amis qui y vivent et par certains personnages d’origine roumaine présents dans l’œuvre de Marcel Proust.

Je les salue bien amicalement ! Je connais trop peu la Roumanie, mais par une curieuse coïncidence, ma belle-famille s’est installée là-bas au moment où mon travail sur ce dictionnaire des personnages de La Recherche me faisait découvrir l’amitié qui liait Proust à plusieurs membres éminents de la communauté roumaine : Antoine et Emmanuel Bibesco, leur cousine Marthe Bibesco, mais aussi la grande poétesse Anna de Noailles. Découverte inattendue : il reste peu de trace de ces fréquentations roumaines dans La Recherche ; seulement, à ma connaissance, dans le directeur de l’Hôtel de Balbec : qui se présente comme étant « d’originalité roumaine ». J’espère que l’intimité de Marcel Proust avec la communauté roumaine de Paris a eu un héritage et que les lecteurs de ce pays lui ont gardé une place particulière dans leur cœur.

Dès que l’on ouvre votre Dictionnaire, les premiers mots qui viennent à notre rencontre sont ceux de « vieux amis », syntagme qui définit les personnages de La Recherche. Est-ce qu’on peut dire que ce sentiment d’amitié, de partage et de bonheur amical a été pour vous l’état d’esprit qui vous a guidée tout au long de votre travail de recherche et d’écriture de ce livre ?

Absolument. Mais ce n’était pas évident : la lecture est un plaisir merveilleux, mais c’est un plaisir solitaire. Marcel Proust ne me contredirait pas sur ce point, qui a théorisé des choses très dures sur l’amitié comme sur la lecture… Et pourtant, l’expérience de mes discussions, sur Proust ou sur d’autres auteurs, m’a convaincue du contraire : il peut exister, après la lecture et découlant de la lecture, un plaisir de partage, un sentiment de fraternité, qui est presque une communion.  La question que je me suis posée c’est : comment faire pour traduire cela dans un livre ?  

Vous mentionnez également dans l’Avant-propos le titre de l’ouvrage qui vous a servi de modèle dans l’écriture de votre Dictionnaire. Il s’agit du livre de Félicien Marceau Balzac et son monde. En quoi ce modèle s’est-il avéré important pour vous et quelles sont les lignes principales dont vous vous êtes inspirée ?

J’ai lu Balzac et son monde de Félicien Marceau à la sortie du lycée ; j’ai gardé le souvenir d’un grand plaisir de lecture. Je l’ai souvent rouvert ensuite, parce que le format par articles est très maniable. Au moment où j’ai conçu ce dictionnaire, j’ai cherché à reproduire l’attitude de ce critique écrivain : soucieux du texte, mais attentif aux impressions de lecture ; capable d’éclairer une œuvre touffue, sans renoncer au plaisir du style – le sien, nerveux, tranché, pragmatique, donne l’impression d’une voix amicale.

Sur les deux milles personnages que compte La Recherche, vous avez retenu une centaine. Pour appuyer mon propos, je me permets de citer cette phrase tirée de votre Avant-propos : « Le choix s’est opéré, par nécessité, parmi les plus importants ». Pourriez-vous nous éclairer quels sont ces critères qui ont guidé votre choix ? Qu’en est-il des autres personnages qui ne figurent pas dans votre Dictionnaire ?

Charlus, Oriane, Saint-Loup, Françoise, mais aussi le directeur de l’hôtel de Balbec : les premiers noms qui me sont venus sont typiquement ceux des personnages qui résistent le mieux à l’oubli et au temps. Ensuite, j’ai constitué la liste au fil de mes relectures, en ajoutant les personnages qui présentaient une caractérisation suffisante : c’est-à-dire qui avaient, au-delà de leur nom, un désir, des paroles, un trait de caractère, une forme d’incidence sur l’intrigue. Ou bien encore, un rôle à jouer dans l’exploration d’un thème important pour le roman. Voilà pourquoi par exemple, j’ai choisi de faire une entrée pour le prince de Foix : c’est un personnage assez « maigre », et qui agit très peu, en revanche, il est capital en ce qui concerne la peinture de l’antisémitisme de la haute société :  il fait partie d’un système.

Pour rester dans la ressemblance avec les personnages de Balzac, Proust se garde avec modestie de toute comparaison « littérale », « en laissant une certaine place à l’histoire des impressions » comme il l’écrit dans sa correspondance avec Jean Louis Vaudoyer. Pour appuyer cette affirmation, vous parlez quant à vous de la « psychologie dans le temps » que Proust aurait inventée. De quoi s’agit-il ?

C’est Proust lui-même qui emploie le terme « psychologie dans le temps ». Il fait allusion à la manière dont notre perception des gens, mais aussi les gens eux-mêmes, changent au fil du temps. C’est une vérité humaine capitale qu’il assène à plusieurs reprises dans La Recherche : « Une personne n’est pas […] claire et immobile devant nous, mais est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer » écrit-il par exemple dans Le Côté du Guermantes.

Alors que nous comprenons très bien cette stratégie transversale de faire évoluer ses personnages tout au long de son œuvre, empruntée à Balzac, il est important de noter la nouveauté apportée par Proust. En quoi consiste cette nouveauté de dévoilement morcelé, fragmentaire, surprenante car souvent antinomique, des personnages de La Recherche ? 

Proust tenait le principe du retour des personnages, mis en œuvre par Balzac dans sa Comédie Humaine, pour une trouvaille de génie. Il s’en est servi en la modifiant pour illustrer la grande vérité dont je viens de parler, en imaginant de faire changer ses personnages au fur et à mesure de leurs retours. D’un tome à l’autre, ils reviennent en ayant changé complètement, non pas leur apparence, non pas leurs désirs, mais leurs manières et leurs habitudes. Un des sous-titres prévus pour A l’ombre des jeunes filles en fleurs était ainsi « Coup de barre et changement de direction dans les caractères ». Et ailleurs Proust résume « La nature que nous faisons paraître dans la seconde partie de notre vie n’est pas toujours, si elle l’est souvent, notre nature première développé ou flétrie, grossie ou atténuée ; elle est quelque fois une nature inverse, un véritable gant retourné ». Il parle du Docteur Cottard, mais c’est valable de nombre de ses personnages.

Pouvez-vous nous donner un exemple pour illustrer cette méthode d’étendre l’évolution de ses personnages sur le temps long ? Des personnages changeants mais aussi de ceux qui restent immuables ?

L’exemple caractéristique est celui de Charlus. Le baron est présenté comme un homme à femmes dans Du Côté de chez Swann, mais se révèle inverti dans Sodome et Gomorrhe. De la même manière, le grand artiste Vinteuil se présente d’abord comme un professeur de piano sans aucune envergure dans « Combray » ; son génie ne sera découvert par le lecteur (et par Swann), que plus tard… Proust met beaucoup de soin à établir le premier aspect trompeur de ses personnages : il appelle cela des « préparations ». Tous ne sont pas peint avec cette technique cependant : un certain nombre de personnages demeurent tout à fait balzaciens. Basin de Guermantes est le meilleur exemple : odieux et impérial d’un bout à l’autre du roman.

Une autre hypothèse intéressante que vous avancez est celle de la prédominance d’une fibre plus prononcée de l’essai dans la construction des personnages proustiens « ramenés à un substrat idéologique, dramatisé avec génie pour les besoins du roman ». L’origine de cette attitude est liée chez Proust aux idées de Sainte-Beuve. Ainsi, pouvons-nous lire dans votre argumentation, certains personnages proustiens évoluent de manière contradictoire, la narration même est conçue comme « un tableau noir ». Quelle est cette évolution, et comment se construit-elle ?

Il semble que le déclencheur de l’écriture de La Recherche ait été en partie la volonté de Marcel Proust de rectifier la vision de l’artiste proposée par Sainte-Beuve dans ses chroniques de littérature. Cependant à la même époque, les confidences qu’il fait à ses amis montrent qu’il travaille sur de nombreux sujets – « une étude sur la noblesse, un roman parisien, un essai sur Sainte-Beuve et Flaubert, un essai sur les Femmes, un essai sur la Pédérastie (pas facile à publier), une étude sur les vitraux, une étude sur les pierres tombales, une étude sur le roman » mentionne-t-il en 1908. Il me semble qu’emporté par une dynamique argumentative, il ne s’est pas arrêté au seul problème de l’art, mais a exploré, grâce à ses personnages, tous les thèmes et les idées qui lui tenaient à cœur : la dureté de l’aristocratie, les rapports de l’homosexualité et de la morale, mais aussi la place des juifs dans la société française, etc.

Par exemple, les traits les plus frappants de Jupien en font à priori un personnage assez méprisable, a fortiori à l’époque où Proust publie : un inverti, gigolo, qui mêle sans vergogne le sexe à l’argent puisqu’il devient tenancier de bordel. Pourtant, dans les derniers tomes du roman, on se rend compte qu’il se conduit de manière admirable avec tous ceux qui l’entourent, et notamment avec sa nièce et avec Charlus. C’est une démonstration et un avertissement de la part de Marcel Proust : « Cessons de conjoindre moralité et sexualité ».

Vous prenez aussi appui sur cette phrase de Jean-Yves Tadié dans son livre Marcel Proust : « Proust est un romancier : c’est-à-dire que, chez lui, l’idée devient personnage. » Cela pour dire que les personnages de La Recherche sont incarnés, faits d’une « chaire dense, savoureuse, prodigieuse », des personnages, ajoutez-vous, « inventés d’après nature ». Pouvez-vous nous en dire plus sur ces propos ?

Quand on met deux lecteurs de Marcel Proust dans une pièce, la première chose dont ils parlent, après s’être fait le récit mutuel de leurs échecs et de leur réussite de la lecture de La Recherche, c’est de ses personnages :  le tic d’untel, la méchanceté de tel autre, le langage absurde et comique d’un troisième, comme ils parleraient de figures connues. Et de fait, ce qui est intéressant quand on étudie la genèse des personnages de ce roman, c’est qu’ils empruntent beaucoup aux figures que connut Marcel Proust : l’orgueil de Charlus évoque celui du comte de Montesquiou, le chic d’Oriane de Guermantes, celui de la comtesse Greffulhe, les mauvaises manières de la famille Bloch une certaine perception qu’on pouvait avoir de la famille Finaly… Presque tous les traits caractéristiques qui nous plaisent viennent des gens de son entourage, ou de son propre caractère : seulement, on ne peut jamais y lire une attaque direct contre tel ou telle car toujours ces emprunts sont recomposés dans des créatures nouvelles.

Pour illustrer, toutes ces considérations préliminaires, prenons quelques exemples parmi la centaine d’entrées que contient votre Dictionnaire. Premièrement, celui de Combray, lieu ô combien symbolique de l’univers proustien. « Combray n’est pas un lieu – écrivez-vous – c’est le pays de l’enfance, des vacances, des lectures, et des promenades ; un monde unique et fermé, un lieu clos, un temps disparu que fait ressurgir la madeleine. » Que pouvez-vous nous dire de ce lieu ?

Combray fait figure d’exception par rapport aux idées que je viens d’esquisser : ce n’est pas un personnage, et il n’est pas sujet véritablement au changement des impressions. C’est un lieu – presque – immuable, et une partie du récit par laquelle l’œuvre de Marcel Proust tient à un genre qu’on dit parfois comme mineur et qui est délicieux : le roman de l’enfance. C’est un univers familier, et pourtant inépuisable; ce sera l’aune à laquelle seront jugés les autres lieux : Venise par exemple. Et cependant je dis « presque » immuable parce que, dans le dernier tome du roman, ce lieu est l’objet à son tour d’une découverte : le narrateur se rend compte que les côtés de Guermantes et de Méséglise, qu’il avait crus toute sa vie opposés comme des pôles, communiquent. C’est un symbole très fort de la manière dont il va réintégrer ses différentes vies dans son projet littéraire.

Le deuxième personnage que je vous propose de commenter est celui de Mmes Verdurin pour la simple raison qu’il est, selon vous « un personnage, plutôt balzacien que proustien ». Elle incarne « la mauvaise foi, l’ambition, la méchanceté ; Tartuffe, Rastignac, Julien Sorel et Merteuil », alors que le modèle réel n’est pas du tout antipathique. En quoi consiste ce secret de transposition romanesque dans le cas de ce personnage et comment se déploie le travail de réhabilitation pour finir par affirmer : « La force de Mme Verdurin, c’était l’amour sincère qu’elle avait de l’art » ?

Marcel Proust, avant qu’il ne se recluse pour écrire son œuvre, était un habitué de plusieurs salons mondains et littéraires, tenus par des femmes dans lesquelles on a pu reconnaître les modèles de Sidonie Verdurin. Mme Lemaire avait tendance à se faire appeler la Patronne par exemple, et Mme Aubernon exerçait un contrôle de fer sur les conversations de son salon – au point de donner à l’avance à ses invités le « sujet » qu’il faudrait traiter dans la soirée. Marcel Proust a emprunté ces deux petites manies à ses hôtesses pour créer le grand méchant antagoniste de son roman : Mme Verdurin, qui sera l’ennemie de Swann dans ses amours avec Odette, puis de Charlus dans sa relation à Morel, et qui toujours incarnera la brutalité des salons. C’est pour cela que je n’irai pas jusqu’à dire qu’il y une réhabilitation du personnage. Seulement, au moment de faire les comptes, le narrateur ouvre une porte qu’on n’avait jamais envisagé, en affirmant qu’elle ne s’est pas seulement servi des arts pour monter dans la société, mais qu’elle les a véritablement servis, en aidant réellement nombre d’artistes. C’est très bref, mais complètement inattendu !

Et enfin, pour le troisième personnage, je vous laisse le choix et le plaisir de nous dire pourquoi cette option et en quoi est-il selon vous important et symbolique pour La Recherche

À mon tour d’être inattendue : je choisis Blanche Leroi. Il s’agit d’une bourgeoise qu’on voit peu, mais qui est une véritable gloire mondaine et que Mme de Villeparisis envie beaucoup. Ce personnage très secondaire est un des rares qui soient dotés d’une vérité sociologique : de l’aveu même de Marcel Proust, elle ressemble assez aux gloires mondaines de son temps – bien plus qu’une duchesse de Guermantes par exemple. Mais, précise-t-il aussitôt, comme en tant que romancier et écrivain il est conscient que « la postérité », c’est-à-dire le public, ne trouvera pas beaucoup de charme à cette vie ordinaire, il préfère inventer et manier des créatures fabuleusement nobles, belles, et riches. Voilà expliquée, en creux, la multiplication des altesses et autres princesses dans son roman. Et La Recherche fourmille de pistes dissimulées comme celle-là !

Propos recueillis par Dan Burcea

Photo de Mathilde Brézet : ©JF PAGA

Mathilde Brézet : Le grand monde de Proust : Dictionnaire des personnages de La Recherche du temps perdu, Éditions Grasset, 2022, 608 pages.

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