Noha Baz publie Une patrie en vrac un livre kaléidoscope sous forme « d’instantanés croqués sans complaisance ni misérabilisme » qu’elle dédie à son pays, le Liban. Médecin pédiatre et diplômée des hautes études du goût et de gastronomie de l’université de Reims, elle est aussi fondatrice du Prix littéraire « Ziryab » et de l’Association Les Petits soleils qui vient en aide depuis sa fondation, il y a 25 ans, aux enfants démunis vivant sur le sol libanais.
Vous avez écrit de nombreux livres faisant surtout l’éloge de la gastronomie du Liban, et de manière naturelle, dirions-nous, à la beauté et aux saveurs de votre pays. Une patrie en vrac vient de compléter ce patrimoine avec en plus une fulgurance qui tente de surprendre des moments-clés de l’actualité brulante de ces dernières années. Comment est né ce livre dont le titre renvoie d’emblée à une spontanéité enchantée et enchanteresse qui guide votre écriture ?
J’ai toujours regardé le Liban avec le cœur pour arriver à comprendre ses contrastes et ses paradoxes. La beauté de sa Terre est incontestable mais comme je le dis dans Une patrie en vrac ce pays navigue en permanence entre paillettes et tragédies. J’y ai effectué mon internat de médecine en pleine guerre. Une expérience extraordinaire et une école de vie qui vous apprend à privilégier l’essentiel c’est à dire l’humain avant tout. Je me suis donc efforcée malgré toutes les horreurs vues d’en regarder avec tendresse les cicatrices dans ses paysages et dans mes compatriotes et d’en débusquer la beauté. Je crois que je suis née comme cela et que c’est ma façon d’être au monde. Cette Terre du Levant est magnifique, mer et montagne, sa lumière est un émerveillement quotidien qui aide à dépasser tous les problèmes. Même si la situation est quelque fois intenable face aux crises politiques économiques et sociales qui s’y croisent hélas à répétition et auxquelles il faut sans cesse trouver des solutions : assurer l’eau, l’électricité, des médicaments de première nécessité, du lait de croissance pour les enfants ; un casse-tête pour beaucoup de personnes au Liban… Malgré tout cela, se retrouver un moment devant un lever de soleil en pleines montagnes, faire une marche dans la rosée du matin, déguster une simple manouche devant la mer vous font tout oublier…
Deux choses concernant le corpus de votre ouvrage ont attiré mon attention : les textes dans le pur genre journalistique et les photos qui les accompagnent. D’où proviennent ces « instantanés de vie glanés au fil du quotidien » ? Tenez-vous un journal de voyage et, dans ce cas, quels ont été les critères qui ont guidé votre choix ?
Vous avez parfaitement saisi l’esprit du livre que j’ai voulu ainsi. En fait, c’est un journal écrit au fil des années spontanément croqué en instantanés de vie au fil de mes allers-retours entre Beyrouth et Paris, mais également à travers mes balades à travers tout le Liban. J’avais d’abord choisi comme titre « INSTADAYS » dans cette époque où Instagram et les réseaux sociaux sont les rois du monde. Mais c’est en voulant raconter le Liban à mes collègues médecins, à mes amis français et européens et surtout à mes petits enfants (qui sont d’ailleurs sur la couverture du livre) que j’ai pensé offrir l’histoire par petites bouchées, parfois sucrées, quelque fois amères mais toujours chargées de goûts et préparées avec tendresse.
Dès le début de votre livre, vous tenez à proclamer votre appartenance « au pays d’où je viens », selon vos propres mots. Ce sentiment a pour vous une résonnance beaucoup plus profonde que celle d’une simple adhésion. La perspective que vous proposez est celle liée à la définition-même du pays et de la citoyenneté, mais aussi à celle de l’unité dans la diversité. Que représentent pour vous cette notion, cette réalité de vie complexe ?
Pour répondre clairement à votre question je dirais que si notre pays est l’endroit où l’on vit, notre patrie, elle, est la manière dont on y vit. Pour le Larousse la patrie est « le Pays où l’on est né ou auquel on appartient comme citoyen, et pour lequel on a un attachement affectif. » Le mot patrie inclut le sentiment d’appartenance. Le Liban je l’ai reçu en cadeau à la l’âge où l’on découvre le monde. Je l’ai reçu en vrac comme beaucoup de personnes de ma génération. Entre lignes de démarcation et détonations, entre immigration et séparations. Lorsqu’il s’est agi de le transmettre j’ai choisi de raconter ce qui rassemble, les traditions de bien, de table, parce qu’elles parlent de joies. Je pense que cela résume bien la notion d’appartenance à une origine. Maintenir une patrie dans des traditions, des coutumes, une façon d’accueillir, de partager, de faire cas de l’autre sont pour moi typiques du Liban et plus largement du Levant et de sa générosité. Bien sûr il s’agit aussi pour ma part de perpétuer mes traditions familiales bien ancrées, d’une éducation bien levantine rythmée par un calendrier de célébrations, de messes du dimanche et de plats en partage mais avec une large ouverture sur le monde et la culture. Un art de vivre que j’ai transposé à Paris et partout où je suis en Europe.
Justement, cela nous permet d’évoquer cet espace biculturel qui vous est cher. Que représente pour vous vivre dans deux cultures ? Peut-on se définir biculturel et vivre cela pleinement ? Comment le vivez-vous personnellement, vous qui vivez « un pied en Europe et l’autre au Moyen-Orient » ?
L’espace biculturel ou la double culture est un large éventail dans lequel se côtoient à la maison Mouloudji et Feyrouz, Léo Ferré et Oum Khalthoum, le oud et le piano. C’est Colette et Naguib Mahfouz, Baudelaire et Nizar Kabbani, François Mauriac et Salah Stétié. J’ai reçu une éducation où le français était ma langue maternelle de référence mais où l’apprentissage de l’arabe a été un éblouissement. C’est un assemblage Orient-Occident qui est un mode de vie. Assemblage auquel j’ai rajouté bien sûr mes propres découvertes que je m’efforce de transmettre sur tous les plans à mes enfants et mes petits enfants pour les enraciner dans ce qui fait leur différence et leur richesse. La nostalgie heureuse est un levain joyeux chargé de douceurs. Doublée de souvenirs gourmands elle en devient thérapeutique. Avec nos exils successifs, mes éphémérides se sont forcément enrichies de couleurs et de saveurs pour deux fois plus de bonheurs.
Un autre axe thématique majeur de votre livre, mais aussi de votre vie, est celui de l’exil. Que signifie-t-il et quelles sont l’étendue de ses conséquences, son ampleur et ses traces laissées sur le destin de ceux qui le choisissent mais surtout de ceux qui le subissent ?
L’exil s’est imposé à moi très tôt. Il a bouleversé dans un premier temps l’ordre des choses pour l’enfant que j’étais et qui ne comprenait pas pourquoi il fallait laisser tout derrière soi, tous mes repères : maison, amis, famille pour recommencer ailleurs. Le choix courageux de mes parents était un cadeau que j’ai compris bien plus tard. Je l’ai écrit dans « la Nuit de la Pistache » paru en 2018 et que je considère être mon ouvrage le plus personnel. Vous savez, personne ne choisit son lieu et ses conditions de naissance dans la grande loterie de la vie. L’exil est souvent une deuxième naissance. Lorsqu’il est bien compris et vécu, il enrichit à la fois la personne qui le vit et le pays qui l’accueille. Albert Camus, Romain Gary, Joseph Kessel et pour nous libanais Adonis, Amin Maalouf et le génial Ibrahim Maalouf côté musique. Les exemples ne manquent pas pour illustrer le sujet.
Le monde qui peuple votre livre appartient à un univers bigarré que vous observez à partir de lieux de passage, des halls d’arrivées des aéroports qui sont pour vous de vraies « plateformes d’observation ». Vous ne manquez pas d’un certain sarcasme devant des comportements souvent excessifs de la part de certaines personnes. Que pouvez-vous nous dire de tout ce monde qui occupe les pages de ce journal de bord ?
Que c’est le Liban dans sa diversité et son essence même, avec ses contrastes et ces personnages tous réels. Tous croisés « en vrai », comme disent les enfants, soit à travers le pays ou dans les aéroports et les avions lors de mes allers-retours. Je décris exactement les personnages tels qu’ils se sont comportés et les situations ubuesques vécues… Ce qu’ils sont les regarde mais leur comportement totalement irrespectueux envers les autres est agaçant. Comment construire un pays quand l’indiscipline le fait exploser tous les jours ?? Tout est fidèle à la réalité… Partout dans le monde nous pouvons être confrontés à des personnages hauts en couleurs, mais dans un pays aussi particulier que le Liban faire que le chaos ne devienne un mode de vie est tous les jours de la responsabilité de chacun.
On ne dira jamais assez combien la beauté du Liban enchante votre écriture. Vous donnez à voir davantage au fil de ces pages livrées en vrac des parcelles de ces paysages et des instants magnifiques de levers ou de couchers de soleil où le temps semble suspendu. Même si nous avons déjà évoqué ce sujet, je vous demanderais encore de nous parler de ce que vous enchante dans ce mariage entre la terre et la mer, entre la nature et l’Histoire de ce coin du monde.
Le Liban malgré sa surface géographique qui pourrait faire la taille d’un département français bénéficie d’une géographie et d’une météo exceptionnelles. Au Liban les distances sont courtes et après mes consultations à Beyrouth en semaine je passe tous les week-ends, suivant la saison, à Tyr ou à la montagne. La légende qui veut que l’on puisse skier le matin et nager l’après-midi est toujours bien présente aux mois de mars et d’avril. C’est un pays fascinant par son histoire, ses couleurs, la joie de vivre de son peuple. C’est un pays très attachant par son accueil et par tout ce qu’il continue à offrir malgré tout.
Quel lien entretient le peuple libanais avec sa propre Histoire (majuscule) et quelle est son secret pour naviguer à travers tant de tempêtes comme celles de 2019 et de 2020 que vous évoquez dans votre livre ? Devant le pessimisme d’une révolution avortée et la brutalité de la mort lors de l’explosion du Silo en 2020, quelles sont les « recettes pour apprivoiser la vie » des Libanais aujourd’hui et, sans doute, hier ?
L’Histoire du Liban, comme vous le savez, est jalonnée de guerres, de crises politiques, d’assassinats criminels et de tragédies. Elle est de plus dite de façon différente, selon l’interprétation des narrateurs… Aucune version commune n’arrive à être mise sur pied. Ce que l’on enseigne dans les écoles aujourd’hui revient au temps de l’indépendance et la guerre civile est volontairement floutée. Nous avons toujours vécu sur un volcan et appris à vivre entre les accalmies de la guerre, à apprivoiser la vie entre lignes de démarcation et des bombardements. Malgré tout cela une joie de vivre extraordinaire anime le peuple libanais. Toujours habitué à compter sur lui-même comme je le dis dans le livre, il a su garder malgré tout le sens de l’accueil et de la fête. C’est la crise bancaire qui a depuis trois ans atteint le moral de la population les privant pour beaucoup des économies de toute une vie… Mais n’oubliez pas que la diaspora libanaise et la solidarité familiale sont toutes deux très présentes. Aujourd’hui le Liban survit grâce à des aides familiales ou à travers des ONG bien déterminées et beaucoup de bonnes volontés. Mais par contre ne parlons plus de résilience parce que je crois que le peuple libanais n’en peut plus d’être résilient. C’est carrément une réinvention de la notion de vie qu’il faut trouver au quotidien souvent ailleurs. Les jeunes ne rêvent que d’une chose : partir ! Espérons que transmettre cette patrie en vrac leur donnera envie de revenir comme je le dis dans le dernier chapitre « alors pourquoi revenir ? »
On ne peut pas clore notre dialogue sans parler de quelque chose qui vous tient à cœur. Je veux parler de la transmission, de ce devoir qui est plus qu’une aide, plus qu’une simple main tendue et qui doit mobiliser tout un monde pour confier à la jeune génération le vrai sens de l’Histoire, dans tout ce qu’elle a à la fois de beau et de tragique. Que dit votre fibre de pédiatre et de mère à ce sujet ?
La transmission constitue le fil conducteur de tous mes ouvrages qu’ils soient romans, poésie ou gastronomie. Pour raconter un pays, des traditions et des souvenirs chaque auteur a son style. Je ne suis pas de formation littéraire et j’écris de façon très spontanée sans analyse et contre analyse mais avec le souci de transmettre avant tout une émotion, un ressenti qui invite le lecteur au partage comme s’il vivait lui-même la situation. Observez et écouter sont essentiels dans mon métier de médecin, c’est tout à fait normal d’en faire également usage pour écrire.
Les droits de votre livre vont à l’Association « Les Petits Soleils ». Ce n’est pas la première fois que vous faites ce geste. Que peut-on faire pour venir en aide à cette association, où peut-on se procurer ce livre et d’autres, bien entendu ?
L’idée de reverser mes droits d’auteur à des enfants démunis constitue je crois la continuité normale de mon métier de pédiatre. Donner à un enfant d’où qu’il soit, d’où qu’il vienne, la possibilité de grandir en bonne santé, lui offrir un minimum de confort, l’aider à concrétiser ses rêves en offrant une éducation et une scolarité lorsque les moyens de la famille ne le permettent pas avec la crise actuelle est une simple solidarité humaine et une façon d’ensoleiller l’avenir. Avec mon premier modeste ouvrage qui était mon sujet de thèse pour les hautes études du goût et de la gastronomie et qui traitait de la transmission du goût aux enfants j’ai pu offrir à deux enfants sourds de naissance des appareillage auditifs. Cela m’a encouragé à continuer, tout simplement.
Mes livres se trouvent dans toutes les bonnes librairies telles que Gallimard et Tome 7 à Paris, par exemple, bien sûr sur toutes les plateformes dédiées aux livres. Ils sont également disponibles au centre de l’association à Beyrouth WhatsApp +96181729541 et peuvent être commandés par messagerie à travers nos pages sur les réseaux sociaux. Nous les livrons partout sur demande.
Offrir un livre c’est offrir un voyage, quand on sait en plus qu’il offre à son tour du soleil à des gosses souvent privés de l’essentiel, le voyage devient alors un double plaisir.
Propos recueillis par Dan Burcea
Noha Baz, Une patrie en vrac, Pour les Petits soleils, 2023, 168 pages.