Un personnage arrive, et plus jamais on n’est seule
Cher P.,
Depuis que tu es public, on me questionne sur les liens qui nous unissent. Et toujours ce sentiment étrange, cette même ambivalence. Je t’en avais parlé un soir ; quand ma main posée sur ton corpus cherchait dans les yeux d’une enfant le dernier bourgeon avant le passage des flammes. Déceler les failles… Difficile de parler de toi en dehors de la zone du texte. Sentiment de mentir quand je dis que ta vie est la mienne ; de te renier ou te trahir quand je réponds que tu n’es pas moi. Que je n’ai rien à voir avec toi. Tu m’avais alors rassurée : « Tu écris et tu graves des fossiles. Tu parles et tu souffles sur les aigrettes des herbes folles. Dis ce que tu veux ! La vérité, c’est l’émotion qui naît dans le silence d’un texte. »
J’avais alors mesuré combien tu me dépasses. Oui, derrière tous tes visages tu es moi (et bien plus encore), mais je ne peux pas dire je suis toi. Car tu es moi sans commune mesure. Moi en mieux ; et parfois moi en pire. Toi, mon P. (celui qui porte tous les prénoms du monde), tu échappes à la plus grande limite humaine : la matérialité. Et il y a une frustration à être réduit à l’espace d’une forme. Étroit était le berceau ; étroit sera le cercueil. Une page que je remplis de ton existence sera toujours plus vaste que toutes ces pièces dans lesquelles on assigne à mon insignifiance une identité aux pièces manquantes : la demi-page consacrée à ma naissance dans le livret de famille de mes parents, cette succession de chiffres qui représentent mon identité pour mon banquier… mon nom, ma nationalité, mon groupe sanguin, ou encore mon sexe. Ce F qui m’épingle et me vaut la moitié d’une part d’héritage, et qui à la perte d’un parent ajoutera à mon chagrin la rage de ceux que l’on piétine. Oui, je suis à l’étroit dans mon corps, et tu m’offres un supplément d’espace. Tu m’affranchis devant ce qui m’emprisonne, m’asservit, me soumet, me rejette, m’exclut ou me mésestime. Une colère qui fascine pour ne pas détruire. Tu me guéris de cette mélancolie qui fait regretter aux Hommes de ne pas être l’autre, ailleurs, à des époques passées et futures. Tu échappes aux formes, toi. Tu es dépourvu d’emballage. Et même quand j’évoque tes traits, ta taille et ta corpulence, l’approximation de ton visage ouvert dans l’espace entre deux mots ne cesse de se préciser à chaque fois qu’un regard s’y pose.
En langue arabe, le même mot désigne le personnage et la personnalité. Cela me paraît juste. Tu es une façon d’être au monde à travers un langage ; des actions et des émotions. Un personnage, c’est une personnalité et une perspective. Une perspective qui juxtapose, sur un même plan, vies apparentes et vies intérieures. Une autre dimension.
Tu es un sauveur. Tu es arrivé et tu m’as offert de transcender tout ce qui enferme. Je dis bien tu es arrivé car je ne crois pas que je te crée ou que tu m’appartiennes. Tu arrives à travers moi. Comme arrivent les enfants pour Le prophète de Gibran. Ce qui explique aussi ce baby-blues qui me tourmente à chaque fois que je me résous à te livrer au monde, lorsque je te glisse dans une enveloppe pour te confier à l’éditeur. Et que l’image d’un de mes enfants que j’envoie seul dans un train me remplit d’une angoisse inévitable à la poursuite de ton existence.
D’où viens-tu ? J’ai cessé de me poser cette question ; mais il m’arrive de t’imaginer dans les limbes, cet ailleurs niché quelque part en nous, où tous les personnages guettent. Avec des buvards étendus pour absorber les bribes ; ces faits, ces gestes, ces sentiments, qui nous échappent. Et que pour les restituer, rétablir La Vérité, un personnage choisit ses pages. Cette pellicule où il atterrira pour fixer la moindre nuance. Une pellicule, pas un miroir. Fixer, donner une assise vivante, et pas seulement refléter. Faut alors être à ta hauteur. Un auteur ne se sert pas des personnages ; il est à leur service.
Il m’arrive de penser que je suis folle. (Peut-être les écrivains sont-ils des schizophrènes lucides, des fous capables de comportements admis…). Il y a quelques jours, lors d’une rencontre, un homme (qui tenait le livre que j’ai écrit comme on tient un dossier à charge) s’est levé et a dit : « Je connais cette fille, votre sœur Tifa. Je sais où elle habite. » L’animateur, l’a alors prié de se rassoir et m’a murmuré : « Il est un peu fou. On le connaît comme le loup blanc, il assiste à toutes les rencontres » Les fous ne me font pas peur. Je n’ai pu m’empêcher de répondre : « Monsieur, rendez-lui visite à Tifa. Je crois que ça lui ferait du bien. » Il n’y a rien de ce que mes personnages font que je ne puisse assumer… On pardonne tout à un personnage.
Je n’oublie pas que notre histoire a commencé au milieu des fous. Dans l’asile où Mi ma grand-mère nourrissait les pensionnaires. Là où je suis née. A l’heure du service, de l’autre côté du comptoir il y avait cet homme qui – à cause de mes cheveux courts – m’appelait Mon fils chéri ! Il s’écriait de joie « Tu es venu me voir » et son regard s’allumait le temps que Mi me somme de m’éloigner. Les yeux du père retombaient ensuite dans ce coma de la conscience auquel on condamne les isolés, ajouter au désamour. Moi, je voulais lui offrir son fils. Être sa famille, une consolation. « Papa » que je lui écrivis un jour sur le papier kraft de son pain quotidien. C’était le pouvoir du mot face à la tragédie d’une existence. Je me rappelle que tu es apparu à cette période, quand enfant je m’ennuyais et que dans chaque tronc d’arbre se cachait La Goule, ce monstre avaleur d’enfants, qui me terrorisait. Tu es arrivé et tu m’as dit : « Lis ! Écris ! Et sois La Goule et l’Ange ; arbre ou oiseau qui vole au-delà des remparts qui t’emprisonnent. Je t’offre la possibilité de ne plus souffrir d’être seule. »
Il y a un film que j’aime car il incarne la magie de ton langage : « Tombe les filles et tais-toi ». Woody Allen y joue le rôle d’un cinéphile, Allan, fan absolu du film Casablanca qui converse avec le personnage de Humphrey Bogart (dans une hallucination lucide proche de celle de l’écriture…). En souffrance, l’aide du personnage lui est bien plus utile que celle des psychiatres qu’il consulte. Le personnage lui inculque le plus difficile des apprentissages : celui de l’apaisement dans la solitude. Je me reconnais en Allan.
Chaque personnage est un Maître. Quand on me demande quels messages je veux délivrer à travers toi, je dis qu’il est question d’apprentissages plus que de messages. Je te suis reconnaissante, ainsi qu’à tous les personnages, qu’ils viennent à travers moi ou que je les rencontre dans les textes écrits par d’autres, mes Grands Maîtres. Ce que Lord Jim, Mrs Dalloway, Monsieur B. (Le joueur d’échecs), Jane Eyre et Marguerite Gautier… (que mes autres précepteurs me pardonnent de ne tous les citer) nous apprennent de la nature humaine supplante les enseignements de toutes les écoles du monde. Sans eux, je n’aurai pas su y faire avec la vie.
Je te parle des autres, je sais que tu n’es pas jaloux. Il y a de la place pour tout le monde, et tu aimes à éprouver mon empathie. Tu dis toujours : « Es-tu capable de tout accueillir ? Pour écrire, tu dois tout laisser voir et venir. Le bien comme le mal. Une Sainte qu’on accable ou la grâce rendue à un tyran. Les aimer tous. Accepte. Débarrasse-toi des œillères du jugement. Écris à hauteur d’enfant »
Loyauté. Toujours parler « en connaissance de cause ». Voilà le seul engagement que stipule le pacte qui nous unit. Quand je croise un personnage, si je ne sens pas frémir la brèche : passer mon chemin.
Permets-moi pour finir de partager avec toi ces quelques remarques notées sur mon cahier :
- Dans Miramar, Naguib Mahfouz (qui tenait un dossier pour chaque personnage) jamais n’outrepasse ses droits. Même quand il s’agit du personnage principal : Zohra. Mahfouz, à aucun moment ne s’accapare la parole de cette femme : il ne cède pas à la facilité de projeter sur elle sa vision du monde, détourner sa parole ou polluer sa réalité… A bon entendeur !
- Ce qui me renvoie à Camus et à sa préface de La maison du peuple de Louis Guilloux : « J’ai toujours préféré qu’on témoignât, si j’ose dire, après avoir été égorgé… »
- Lettre d’un fou de Maupassant (encore un !) : Lien possible entre l’organe « manquant » et l’angoisse de castration. Le personnage serait-il une extension de soi, la réparation ? Les symptômes confessés ne sont pas plus ceux d’un fou que ceux d’un écrivain en plein travail. Maupassant attendait le personnage. Il entrevoit déjà les décors, les « images folles ». Il est si sérieux qu’il signe la lettre du nom de la Maufrigneuse, un personnage Balzacien…
- Canular littéraire de petits malins : « Le personnage est mort ». Je pense aux Choses de Georges Perec et je vois un jeune homme (photo de l’écrivain avant la barbe) remonter une rue de Sidi Bousaid avec son sac-plastique rempli de bibelots, une zelabia emballée dans de l’alu et un encensoir à chaînette en cuivre rouge sculpté d’arabesques.
- Elzéar Bouffier, L’homme qui plantait des arbres, est la personne qui marqua le plus la vie de Giono. Rien de plus normal pour un auteur qui aime ses personnages. Et n’en déplaise au journal qui commanda le texte, et qui plus tard, vexé de ne pouvoir obtenir l’adresse de Monsieur Bouffier, cria à la supercherie.
- Qui se souviendrait de Nabokov s’il n’y avait Lolita, de son Humbert Humbert ? Le seul survivant de toute aventure littéraire est le personnage…
Tu vois, tu me passionnes. Je mesure ma chance. Je ne suis libre que parce que tu es là. Tu es l’expression de mon anticonformisme. Ma désobéissance. Mon insoumission.
Un jour, lorsque je serai morte, dans la lumière du grand mystère, peut-être mes personnages viendront-ils me tenir compagnie dans l’éternel. Je te retrouverai, ami. Amour. Famille éternelle.
L.
Leïla Bahsaïn est l’auteure de nouvelles parues dans la revue Apulée (Ed. Zulma), et dans le Magazine littéraire du Maroc. Son premier roman Le Ciel sous nos pas (Ed. Albin Michel 2019), très remarqué par la critique, a notamment été récompensé par le Prix Méditerranée (catégorie premier roman), et a été finaliste du Prix de la littérature Arabe et du Prix du Roman France Télévisions.