Angela Baciu : Petit déjeuner chez Frida

 

c’était comme si une grande crue s’avançait vers moi sans se presser alors qu’un crapaud me regardait d’un œil indolent je n’avais pas peur. se transformera-t-il en prince charmant ?

 

si un couteau n’a pas de dents, tu comprends très vite qu’il est très difficile pour les gauchers de s’en servir car :

– ils ne peuvent pas couper la brioche

– leurs veines

– une pastèque

– décacheter l’enveloppe des impôts

– les gars, laisser les dents des couteaux venir à moi. et que la brioche soit aux noix.

décide-toi, des dents de couteau ou des dents molaires

 

« petits ongles au gel ou au demi-verni & pédicure semi-transparente » est écrit sur la porte d’entrée de l’immeuble. mais c’est justement là que j’habite. il y aura cet écriteau : « ici a vécu angela baciu née en 1970 – décédée le … » matinée estivale dans son atelier de Coyoacan de Mexico City. Frida peint. Trotski pleure. sur la toile des petites jambes et des trous.

 

j’ouvre l’armoire rustique de la maison de ma grand-mère : une photo de Cro-Magnon, un bout de cierge consommée, des serviettes de cuisine home swet home, un pompon vert, une montre bracelet usagée les aiguilles bloquées à 13H22, un dé à coudre, ah, voici des aiguilles à coudre, une liste de matériaux électriques et de pièces de rechange pour une télé « Dacia », un acte de propriété de l’année 1943, un objet pour mesurer le temps (je pense), la décision de départ à la retraite n° 17.02.1952, une lame à raser, des allumettes consommées, une ficelle, un billet de train… mais où sont les neiges ?!

 

« il a voulu se jeter du sommet de la tour de la mairie » raconte la clocharde une bière à la main. il s’appelait paul, il était beau, c’était mon homme ».

 

« un chapeau a poussé sur la tête de monsieur Kaufmann » m’as-tu dit dans la vieille église de Iași les femmes avaient pris place du côté gauche, moi du côté droit avec les hommes « regarde t’es de l’autre côté du monde » as-tu rajouté.

 

au « ramayan » peu de gens aujourd’hui. le même chat somnole entre les coussins posés sur le divan. Je me souviens que dans l’avion de bruxelles était assise à côté de moi une jeune fille qui n’avait que quatre orteils (je vous jure, on les voyait à travers ses sandales), c’est quoi une femme usée ? on nous apporte du café turc. je fume le narguilé ; sur la cuisse de la femme indienne la moitié d’un papillon.

 

cet après-midi-là avec toi, j’avais tenu pour la première fois dans ma main un boomerang ; le vendeur m’a expliqué comment faire. vous en avez aussi pour les gauchers ? ils n’en ont pas. mais je peux essayer. une fois, deux fois, en vain, mon boomerang allait s’encastrer directement dans l’arbre en face du château, une fois il a failli te cogner sur le front. tu rigolais.

« un danseur tué par un boomerang » titraient les journaux.

 

Il était trois heures du matin. je t’attendais à « l’orendi ». la lune comme une gueule de loup. t’es parti chercher du vin. la bicyclette était à sa place, le lavabo cassé dans la cour et des fleurs séchées.

 

dickens-defoe-dostoïevski-dumas-descartes, je ne sais plus d’autres commençant avec la lettre « d ». à toi. danilov. « whiskey  time to drink » on se prenait en photo la nuit dans les petits coins de lumière sur la petite place ; tu jouais le bossu de notre-dame, le verre posé sur le rebord de la fenêtre et nous qui riions comme des fous. allez, le « f » de faisan, tu veux qu’on joue ? oui. on reprend, avec le « e » : ésope-essenin-epicure-éluard, t’en a d’autres ? oui. qui ? eminescu.

 

je me suis abritée hier de la grêle au « legend » (tu es resté à la maison, tu n’as pas voulu venir avec moi à Iași), le serveur le visage tout rouge criait après le maçon, je bois un café, tu bois un café, eux, elles montent un mur. Autour d’Ana. Je me suis éloignée du sujet. sur le pilier du milieu du bistrot pendaient 5 fers à cheval, comme ça. « un apéro spritz, s’il vous plaît ». de chevaux morts ou verts en ombres chinoises.

 

Te souviens-tu encore la pluie tombée près de Cibin je courrais les sandales à la main sans nous soucier qu’on était mardi le jour aux trois mauvais sorts. nous sommes montés dans tous les trains l’inter city le rapide (comment va Pancu ?) ça fait longtemps qu’on n’a pas voyagé avec le train régional. j’ai écrit assise dans les wagons-lits sur des bancs dans la chambre d’Irène sur les feuilles du carnet de serveur d’Adi du « masque magique » (que voulez-vous que je fasse, sinon j’oubliais mes idées) j’ai aussi écrit à Vama pendant que tu partais chercher des cigarettes et j’écoutais « comandante Che Guevara » nous buvions de l’absinthe nous fumions le cigare et faisions des bêtises.

 

aux « pirates » prenait fin la saison. nous fumions et courions ensuite nus dans la mer immense. j’ai vite appris à faire la planche (le comble, tu n’arrives pas !), nager sur le dos est plus difficile, toujours parce que je suis gauchère. j’aime le creux de ta poitrine.

 

raconte-moi encore une fois comment c’était le 2 mai, tu ne m’embêtes pas quand tu me racontes les mêmes choses, à chaque fois que tu me racontes la blague avec « une soupe n’est pas une soupe », elle change tout le temps, elle rallonge, et la soupe devient plus concentrée.

 

je te propose un jeu : couvre ton œil gauche avec la main gauche, l’autre te fait mal ? couvre ton œil droit avec la main droite qu’est ce que tu vois maintenant ? puis attache ta mais gauche dans le dos écris avec la main droite et ensuite avec l’autre et saute ensuite sur une jambe. qu’est-il écrit sur le ticket de métro ? à quelle hauteur vole un zeppelin ? sucré comme l’armoise. sur la place huet les balayeurs ramassent les feuilles.

 

quand j’ai essayé ma robe pour le 12 juillet je me suis fait piquée par une aiguille j’ai longtemps gardé cette blessure, elle s’ouvrait, de rouge elle est devenue jaune puis brune elle ressemblait à un petit fil de terre séchée ça ne me faisait plus mal elle était juste là « j’ai toujours mal à cause du coup de pied » … quand tout devient terre plus rien ne te fait mal. tu sais la clochette des champs est en fleurs (quoi, nous sommes déjà le 12 juillet ?!)

 

(fragments du volume « Mic dejun la Frida » (Petit déjeuner chez Frida), Éditions Tracus Arte, 2020)

* * *

Angela BACIU – est une auteure, journaliste et formatrice roumaine, membre de l’Union des écrivains et du Pen Club de Roumanie. Elle a publié plus d’une vingtaine de livres dont : Maci în noiembrie (1997), Trei zile din acel septembrie (2003), Tinereţe cu o singură ieşire (2004), De mîine pînă mai ieri alaltăieri (2007), Mărturii dintre milenii (2012), Despre cum nu am ratat o literatură grozavă (2015), 4 zile cu nora (2015), Mai drăguț decît dostoievski (2017)- livre coécrit avec Nora Iuga,  Hotel Camberi (2017),  Charli. Rue Sainte – Catherine 34 (2017). “Mic dejun la Frida” (2020).

Elle est l’auteure d’une pièce de théâtre Mai drăguț decît dostoievski (2018, Editura Polirom), adaptation du poème dramatique homonyme de Nora Iuga et Angela Baciu, donné dans le cadre du Festival international de théâtre indépendant “Undercloud” 2018, Bucarest.

Elle est la lauréate de plusieurs prix :

  • 2008,  Le prix de l’Union des écrivains de Roumanie, Filiale de Iasi pour essai et journalisme pour le volume „Mărturii dintre milenii”
  • 2014 – Le titre de Poète de la ville de Iasi, décerné par la Mairie de la ville de Iași.
  • 2015 – Le prix de journalisme au Concours littéraire de création littéraire “Vasile Voiculescu” (Buzău).
  • 2016 – Grand Prix du Festival international de littérature „Lucian Blaga” ( à Sebeş‑Lancrăm)
  • 2016, septembrie –  le Prix BALCANICA  de poésie roumaine au „Festival des poètes des Balkans , Xe éd., Roumanie‑Turquie.
  • 2017 – Premier prix au Concours national de poésie “Lidia Vianu Translates”  qui a abouti à la publication du volume de poésies “Charli. Rue Sainte-Catherine 34”, édition roomaino-anglaise.
  • 2018, noiembrie – Le prix de l’Union des écrivains de Roumanie, Filiale de Iasi „Prix pour la qualité de son oeuvre et de son activité d’écrivaine”
  • 2019, 18 mai – Titre de „Poet al Capitalei Istorice a României offert par la Mairie de la ville de Iași

Elle a publié des interviews avec des personalités comme Laurenţiu Ulici, Radu G. Ţeposu, Eugen Simion, Mircea Sântimbreanu, Mircea Zaciu, Cornel Regman, Mircea Horia Simionescu, Nora Iuga, Ana Blandiana, Nicolae Breban, Barbu Cioculescu, Alexandru George, Cezar Ivănescu,  Emil Manu, Nina Cassian, Fănuş Neagu, Leo Butnaru, Adrian Alui Gheorghe, Liviu Ioan Stoiciu, Constantin Abăluţă et autres.

Depuis une dizaine d’années elle participe à des actions humanitaires et sociales en faveur des personnes âgées, des enfants ou des personnes handicapées.

 

(Traduit du roumain par Dan Burcea)

Crédit photo : Adrian Mociulschi

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