Les Grands Entretiens de la Rentrée littéraire 2022 : Céline Debayle – «Sous l’aile du lion»

 

 

Mourir deux fois et ressusciter tout autant semble possible symboliquement et pas seulement dans le roman de Céline Debayle (Éditions Arléa). Le secret de Violette, son héroïne, consiste à faire appel à la beauté de la ville de Venise pour l’aider à surmonter la perte de Blanche, sa sœur suicidée, et de son grand amour déserteur. Le récit est sobre sans perdre de sa force, s’appuyant sur la beauté du langage parsemé de lénifiantes allitérations et mettant ainsi en exergue les relations inaltérables d’une sororité brisée par la tragédie, d’une maternité trucidée par le deuil et l’absence et d’une séparation amoureuse qui achèvera ce cycle déchirant. Venise dévoile à la fois sa splendeur et ses relents de mort, sa désolation et sa force de panser les âmes des personnages dont Céline Debayle connait bien les destins déjà retranscris auparavant et qu’elle confie cette fois à la protection de la statue ailée, symbole de cette ville éternelle. 

– Le titre de votre livre renvoie au lion-symbole de Venise. C’est dans cette ville que se déroule l’action de votre roman. Mais Venise est plus qu’un lieu : vous la hissez à l’aide de la personnification au rang de « créature ». Violette, votre héroïne, parlera même d’une « étonnante intimité qui l’attache et l’exalte ».  D’où vient ce lien fort à cette cité et pourquoi l’avoir choisie comme cadre de votre roman ?

Comme Violette dans le roman, j’ai rencontré Venise à vingt ans. Passionnée de peinture, à la place d’une ville j’ai vu un tableau. Je marchais et naviguais dans les couleurs, les clairs-obscurs, les dégradés, l’exceptionnelle composition. J’étais un personnage d’une immense toile. Je ne contemplais plus une œuvre d’art, je l’animais. Ce que je n’avais jamais ressenti avec une autre ville ou un paysage. Pour écrire sur la beauté, l’un des thèmes de mon roman, je l’ai donc choisie, c’était une évidence.

– Vous rattachez à la beauté de cette ville, à « sa magie suggestive » et à « son mystère spirituel » la capacité d’apaiser le double drame de la mort et de la séparation. Il s’agit sans doute d’un des thèmes centraux de votre roman. En quoi cette beauté serait-elle capable de sauver la douleur de Violette, pour paraphraser ici la célèbre formule dostoïevskienne ?  

Enfant, après une agression familiale, la beauté avait consolée Violette. Cette fois, elle ne la voit plus, l’affliction l’a effacée. Même la splendeur de Venise n’est plus. Lorsque Violette renouera avec cette beauté, elle s’éloignera de la douleur. L’émotion esthétique mettra un peu de miel sur la plaie. Ce pont entre réel et imaginaire sert à reposer le chagrin, trouver une nouvelle respiration, plus légère.

– Permettez-moi d’insister sur un aspect paradoxal de cette présence de la Cité des doges, qui la relie aussi à la mort, autant qu’à la vie. « Venise est la Mort », pensera Violette en pleine dépression. Le titre du roman de Thomas Mann, « Mort à Venise » et son adaptation cinématographique de Visconti ne sont pas loin. Que représente pour vous cette dualité vie-mort de Venise, et comment l’avez-vous transposée dans le contenu et l’esprit de votre roman.  

C’est un voyage de la mort à la beauté, de l’effroi à l’apaisement, un voyage intérieur favorisé par la perception de Venise. Sous l’effet du chagrin la ville reflète la mort, elle aussi, puis elle se transforme, quitte lentement l’obscurité pour la lumière, l’horrible pour le beau. Cette ville qui pleure des rubans d’eau ne convient pas aux esprits dévastés, sauf si on la connaît intimement comme la connaît Violette. Chez Thomas Mann, la beauté est incarnée, c’est Tadzio, la ville, elle, se meurt et on y meurt.

À Venise, Violette vit intensément, par le prodigieux spectacle qu’elle offre, et aussi par la mort qui enserre, comme je l’évoque dans le roman. Depuis des siècles, on craint son engloutissent, et la douleur est partout en peinture, dans les musées, les nombreuses églises. Il n’y a pas de véritable cimetière dans la Venise historique, il est au large, sur l’île de San Michele, mais dans les églises on piétine des tombes, et dans les canaux les demeures trempent en s’altérant. Cette dualité m’a servie à passer du trépas à la vie.

– Rose, Violette et Blanche, ce trio aux puissantes connotations florales, évoque mutatis mutandis la métaphore des « grandes poupées » de votre précédent ouvrage. Qui sont-elles, et que disent leurs prénoms ? Renvoient-elles de près ou de loin à cette même présence fragile et tremblante devant les secousses du destin que vous aviez traitée auparavant ?

Ce bouquet de couleurs souligne l’affinité entre ces trois femmes, leur harmonie affective. Les prénoms eux aussi disent la beauté de leur relation si forte, d’une mère et ses filles ou de deux sœurs et leur mère. Oui, ce trio féminin renvoie « à cette même présence fragile et tremblante devant les secousses du destin ». Josette, la fillette des Grandes Poupées, fait  face seule à la perte mystérieuse de son père, Violette à Venise fait face seule à la disparition tragique de sa soeur. Josette et Violette sont très proches et font partie de moi.

Ces moments de grande vulnérabilité m’intéressent, quand le quotidien bascule dans les ténèbres. Comment les aborder, les surmonter ? Et arrive-t-on à les surmonter ?

– Écrire sur le suicide, la mort, la disparition de l’être cher, sur la fêlure qui y conduit n’est sans doute pas chose facile. Comment avez-vous mené cet exercice très réussi d’écriture, et quelles ont été les parties les plus difficiles à rédiger ?

Avec des petites bouffées de gaieté dans les sanglots. Des anecdotes légères, des images joyeuses d’autrefois. Je voulais rester sur une crête, surplomber le précipice sans y glisser, garder une vision à distance de la tragédie pour mieux l’exprimer. Surtout ne pas ajouter mes larmes aux larmes de Violette et de Rose. Les parties les plus difficiles concernent le retour au studio de Blanche, revoir son dernier lieu de vie, et, bien sûr, les cérémonies des obsèques. Des scènes revécues plusieurs fois pour aller au plus près de Violette, entrer dans sa grande intimité.

– Alors que Rose, la maman, descend inexorablement vers l’abandon, le renoncement, mourant « de la mort de la petite » Blanche,  Violette, la sœur, s’accroche à la vie, dans un cheminement qui passera forcément par Venise sa ville de cœur. Quelle place occupe le thème du deuil dans l’économie de votre roman ?

Le thème du deuil est central – la douleur du deuil – et comment, au contact de Venise, cette douleur va encore s’amplifier, puis s’atténuer. Comment Violette lui survivra.

– Au deuil sororal qu’elle traverse, se rajoute la rupture amoureuse qui blessera presque mortellement Violette. Dans quelle perspective avez-vous ressenti le besoin de relier ces deux morsures, ces deux coups du destin qui s’abattent sur votre héroïne ?

Certaines trahisons amoureuses ont la violence d’un deuil : stupéfaction, affliction, disparition. Injustice, aussi. Violette ne revoit plus Pierre qu’elle aima longtemps et passionnément. J’ai relié ces deux drames parce que la mort de la sœur ravive la fin du grand amour. Comme avec le décès de Blanche, il y a un arrachement de l’être adoré. Pierre vit encore, mais pour Violette il n’est plus. Elle n’entend plus battre son cœur comme elle aimait le faire. Il n’existe plus que dans sa mémoire et sur les photos, tel un défunt.

– Le chemin vers la résilience passe par la fascination – même à travers les hauts et les bas – de Venise, la ville éternelle, « la patrie d’âme » de Violette, le lieu où elle a connu le bonheur et le désespoir, la chute et la résurrection de son être. « A Venise, dit Violette, j’aime peindre avec les yeux ». Elle ne tarit pas d’éloges à son encontre, à « la luminosité fantastique tombée de nuées », aux « lueurs de nuit dans les canaux chahutant du noir fer à la craie pure ». Nous sommes en plein syndrome de Stendhal. Quitte à me répéter, que pouvez-vous nous dire de cette débordante fascination que vous ressentez pour Venise, vue cette fois dans sa qualité résiliente ?

Pour Violette, la douleur aiguë finit par s’affaiblir au contact du beau. Les neurosciences l’ont démontré, en admirant une œuvre d’art notre cerveau  secrète des hormones de « bonne humeur ». Quand on a la chance de la rencontrer, la beauté est une magicienne Elle caresse le chagrin, en prend une part. Les images esthétiques tranquillisent, et tout le cœur historique de Venise est une formidable image esthétique.

– Je ne terminerai pas avant de dire quelques mots sur votre style littéraire, sur votre rhétorique dense, parsemée d’allitérations qui renvoient au rythme poétique. Quelque exemples : « vies vides d’envies » (p. 79); « la galante élégante » (p.93) ; « et le deuil le ranime noirceur et noir noués » (101). Quelle est la part de ce langage poétique, du style, en général, que vous dédiez à la beauté de votre écriture ?

Une part essentielle. Pour écrire sur la beauté, j’ai voulu la glisser aussi dans l’écriture, en édifiant des structures gracieuses, en s’approchant de la prose poétique. Il n’y a pas que du noir dans mon roman, il y a aussi beaucoup d’amour, des souvenirs pleins de tendresse, des sourires et des rires dans les ombres.

Propos recueillis par Dan Burcea

Photo de Céline Debayle : ©Jean-Claude Cintas

Céline Debayle, Sous l’aile du lion, Éditions Arléa, 2022, 125 pages.

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